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Quand parlent les corps
( à la sauvette 14)

 

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Je l'avais vu venir de loin, celui-ci, qui s'avançait vers moi après avoir traversé toute l'esplanade des Invalides de son pas moins claudiquant que désarticulé, dodelinant sa voussure avec le soin épuisé que manifestent tous ceux pour qui exister est déjà une épreuve. Ce qui avait retenu mon attention tenait à la blancheur parfaite de cette barbe tranchant si violemment avec le hâle d'un visage buriné par le soleil et la crasse. Une barbe, par ailleurs, méticuleusement taillée comme si ce fût là le seul luxe du bonhomme, son ultime dignité.

Il me faudra revenir un jour sur ces hommes de la rue tant leurs corps portent comme une injure les affronts de l'âme qu'un jour ils ne parvinrent plus à supporter. Les yeux miroirs de l'âme ? Fichtre non ! le corps en son entier. Je n'ai jamais su s'il valait mieux dire j'ai un corps ou je suis mon corps : je devine les deux faux ou également incomplets. Mais le pont d'entre les deux qui fait que toute morsure de l'un blesse l'autre existe bien.

Le corps parle bien et même beaucoup pour qui se donne la peine de l'écouter. Il bavarde, se répand jusqu'à épuisement.

Y revenir parce que d'être reclus à l’extérieur n'est jamais anodin, qui inverse toutes les valeurs et nous montre que nous sommes bien le résultat de ce couple étrange intérieur/extérieur ; dehors/dedans ; intime/public. Mais que, surtout, c'est toujours le corps qui en porte la marque, la blessure ; la souffrance.

 

Ils n'ont pas toujours parlé - non faute d'avoir essayé - parce que, face ombrageuse de l'être si aisément la proie du malin, on le couvrait de honte ou de gêne. Les vêtures noires, austères amples pour ne rien suggérer s'agissant des femmes à moins qu'on ne le corseta pour qu'ils épousent les modèles étouffants ; convenues pour les hommes dont la seule facétie fut parfois l'allure qu'ils offraient à leur système pileux.

Ils ne furent pas si nombreux ceux qui à l'époque où photographia Nadar n'étaient pas barbus : les Baudelaire, Littré ou Vigny en paraîtraient presque chétifs et maladifs.

Elle disparut au profit de l'exclusive moustache entre les deux guerres pour disparaître après. En même temps que chapeau, béret, casquette …

Je viens seulement de réaliser combien elle est désormais omniprésente, réapparue à la faveur de je ne sais quel exemple, signe en tout cas de cette mode qui envahit jusqu'aux choix qu'on se croyait propres.

Au moins celle de Kropotkine avait-elle la démesure de ceux qui ne craignent rien.

 

 

 

 

 

Barbe de vieux grand-père assagi que démentent pourtant le pas empressé de qui sans doute achève sa journée et le regard moins agacé que presque menaçant lancé dans ma direction dès lors qu'il s'aperçut que j'avais un appareil dans les mains

Ou barbiches plus ou moins excentriques venant parfois jouer les contre-points d'une calvitie intempestive ou sciemment soulignée par des lunettes qui viennent orner le crâne.

Qui me rappellent ces scènes croquées à Bruxelles

M'amusent en réalité les clichés que tout ceci - comme le reste - peut engendrer : dans mes jeunes années, il se disait beaucoup dans mon entourage - pas toujours bien intentionné - que barbes et moustaches n'étaient jamais là que pour camoufler une absence de personnalité (sic !) ; plus tard, en 81 on s'amusa avec la nouvelle majorité de voir entrer dans l'hémicycle une théorie de barbus synonyme de profs de gauche ! aux débuts des années 2000, barbe équivalait à intégriste - musulman bien sûr - c'est au reste cette question qu'on me posa quand alors je fis pousser la mienne : tu t'es converti ? tu as rejoins Al Quaida ? On aimerait, parfois, que la bêtise eût des limites !

Affaires d'insolite

Insolite au moins trois fois ! je ne compris pas immédiatement ce à quoi la jeune femme s'affairait : ce que de loin je prenais pour une poubelle était en réalité un point d'eau et elle était en train de changer l'eau de sa bouteille.

Non pour elle mais pour ces deux petits chiens confortablement installés dans une poussette ! Une poussette à chien ! L'insolite est ici : à quoi bon promener ses chiens pour qu'ils ne marchent pas ?

La troisième surprise venait du corps farouchement tatoué de la seconde femme. Insolite parce qu'on aurait pu imaginer que ce fût plutôt le fait de la plus jeune ! Je ne prise pas vraiment cet exercice-ci sans avoir cependant de solides objections à y opposer … quelque chose en moi qui répugne à faire du corps un instrument peut-être. Même si, par ailleurs vouloir à ce point donner un sens à son être au point de vouloir ériger son corps en œuvre soit argument possible.

Tout ceci, jusqu'aux cheveux rouges, me parut classer ces deux femmes dans une catégorie tellement visible qu'aisément stigmatisable sans doute, mais fermée sur elle-même.

Le même jour - il faisait beau et déjà chaud - square B Bartok ces deux là étalèrent leurs chairs déjà bronzées pour l'un, déjà flasques pour l'autre. Voici tout l'insolite de notre époque qui à la fois craint le réchauffement mais se résout mal à y croire. Après qu'on se fut juré de ne plus bronzer idiot, à la fin des années 60, et de rompre avec le modèle sacro-saint de vacances sur la plage, on se contenta de seulement changer les destinations, d'y mettre un peu de sport. et de s'offrir une tournure club et découverte !

Voici que les hommes y précèdent les femmes ! après tout ils auront toujours, faute d'imagination, été en retard de toutes les révolutions !