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A la sauvette 8

 

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Elle est comme la nuit dont elle est reine : elle sait se faire insistante. Je la vis tout-à-l'heure me narguant ainsi jusqu'au fond de mon lit où je désespérai de trouver le sommeil. Juste devant moi, entre deux immeubles, je parvins à la saisir avant qu'elle ne se dérobe

La chose n'a rien d'exceptionnel non plus que la photo d'ailleurs. Mais pour moi qui cherche des visages, des situations, qui tente de raconter de petites histoires comment ne pas voir en cette grande inspiratrice des poètes et cette adoration entêtée que les romantiques lui vouèrent, comment, oui, ne pas y voir comme un défi.

Pas seulement celui de la nuit où, décidément les chats ne sont pas tous gris mais où se faufilent parfois dans les interstices de l'ombre de bien étranges comportements, de bien tristes soupirs.

Mais celui des rêves qui nous saisissent parfois ou qui entreprennent sournoisement de nous abandonner.

 

 

 

 

 

 

 

Sur les berges, à la hauteur du pont d'Iéna, seule sans rien demander ni obole ni quémande, elle offrait aux bruits de la ville assourdis par le fleuve quelque chose comme un élan, une joie.

Nul ne l'attendait ici tant elle tranchait avec le bruissement vulgaire de touristes empressés de rejoindre la péniche où ils se sont entiché d'un dîner sur l'eau, au moins d'un cocktail ! Sans doute s'exerçait-elle ? Peut-être préparait-elle une audition ?

Elle ne regardait personne, tournait le dos à tous, paraissait ne fixer que les maigrelettes agitations de flots agités par le passage des bateaux-mouches dont elle soutenait le rythme de son air entraînant.

Il serait tellement beau qu'elle ne jouât pour aucune raison, gratuitement ; pour le plaisir !

Cette grâce parfois sauve de l'épaisseur des ombres.

La scène avait un je ne sait quoi d'à la fois troublant et dérangeant. Je l'avais déjà repérée en arrivant ; je la retrouvais en repartant deux heures plus tard … à la même place, affairée à embrouiller ce qui me parut être mots croisés ou fléchés qu'elle n'eut de cesse d'agonir comme si, de résister, ils eussent achevé de l'accabler.

Ce n'est qu'après que je réalisai ce qu'avait de sarcastique ironie cette publicité pour voyages au soleil en cette station de métro qui ne menait de toute manière pas loin pour cette femme qui n'ayant pas de point de départ ne saurait plus connaître d'arrivée, de destination … de destin.

Mais je n'avais pas repéré tout de suite, magie de la photographie, que, de l'autre côté du distributeur de boisson, un crâne rasé pas inquiétant pour un sou, arborait une queue de cheval aussi insolite qu'indolente conférant à sa main quêtant nonchalamment la canette de bière posée au sol, à ces doigts écartés s'agitant comme à l'aveugle, la silhouette ; presque complète du désœuvrement. Lui, vautré devant une publicité pour un vélo.

Tout suinte ici le paradoxe pour ces deux-là qui n'iront nulle part, n'attendent rien d'un ailleurs non plus que d'un maintenant si aveuglément solitaire.

Ce magazine abandonné au pied d'un pylône que le vent feuillette à notre place pour nous laisser nous attarder sur une publicité pour un produit de luxe quelconque.

Rêve encore, caprices futiles sans doute ; paradoxe cependant car ce luxe, entêtant, obsédant, insistant à si outrageusement saturer l'espace, est pourtant terriblement éphémère ; un produit jetable à l'instar de n'importe quel briquet ou rasoir.

Une figure de la vulgarité

Je me suis promis de ne jamais rien portraiturer qui fût dégradant. J'ai hésité mais dans aucun des deux cas (passer la souris sur la photo pour voir la seconde) il ne s'agit de cela. Mais de la même voussure, de la même pliure de l'être.

Lui est seul ; elles se tiennent par la main. Dans les deux cas, la marche est devenue épreuve et la démarche si lente qu'elle en devient héroïque.

La vie abîme … tout décidément est affaire ici maritime jusqu'à ce naufrage qui engloutît.

Brel y voyait espace se rétrécissant ; mais qu'est l'espace sinon cet hésitant mouvement où nous conduisent nos pas ? Vivre se joue de puissance aisément conquise, du moins le croit-on, malaisément domptée, plus vite perdue encore. Le savoir n'y sert de rien : au reste le savoir n'est pas là pour servir de quelque utilité.

La chose eût fait sourire Kant ; on croit en photographiant - mais je suppose qu'il en va de même en peinture - saisir l'espace et êtres ou choses qui s'y meuvent ; en réalité c'est le temps que l'on saisit au vol ou du moins quelque chose du souffle qu'il a laissé derrière lui en passant.

Un peu comme ce gigantesque trou noir, récemment saisi aux confins extrêmes de l'univers laissant derrière lui floraison de galaxies dont l'image nous parvient aujourd'hui seulement qui pourtant relate événement datant de près de la moitié de l'âge de l'univers.

 

Dans les préparatifs de Pâques, dans ces statues que l'on voile, ces cierges que l'on fait disparaître et que pour quelques jours on n'allumera pas en mémoire ou dévotion de quelqu'un, comme un retrait qui sied à l'événement, à la gravité de ce que l'on célèbre.

Je me retrouve mieux en cette intériorité toute de retenue que dans la tapageuse exhibition.

Décidément !

Quoique désaffectée, cette synagogue de Budapest m'aura troublé pour la présence que j'y ressentis. L'interdit de l'idolâtrie autant que la méfiance à l'égard de toute icône y contribuent, certes, mais voici au moins évitée la surenchère clinquante et le faste baroque.

Oui décidément d'entre intériorité et exhibition oscille imperturbablement un sentiment religieux qui ne se sait nulle place en ce monde mais fait pourtant cruellement défaut de ne parvenir à s'y tenir.

Square Boucicaut en ce quartier où tout respire l'aisance du Lutétia, qui n'est pas précisément un hôtel borgne, au Bon Marché dont le nom est définition même de l'oxymore. cet inénarrable monument représentant Mme Boucicaut et la baronne Clara de Hirsch.

Que ces deux femmes fussent charitables je n'en disconviens pas. Qu'on en fasse à ce point étal et argument … Le monument, lui, est à vomir : les deux patronnesses, épaisses et cossues comme seule sait s'imposer la convenance bourgeoise, devant un enfant à qui elles feront sans doute la leçon avant la charité ; à l'écart, assise et voûtée sur son malheur et le nourrisson qu'elle tient dans ses bras, la mère qu'on ne regarde pas et que pour un peu l'on prendrait pour la cause de tous les malheurs de l'enfant.

Je parlais de tapageuse exhibition ! Voici son implacable obscénité.

La châsse où sont conservés les reliques de St Vincent de Paul dans la chapelle qui lui est consacrée . L'autel est de facture classique où, autour des apôtres, le Christ siège en son centre. N'était cette châsse, n'étaient ces reliques, n'était ce triomphe de celui-ci élevé aux cieux entouré des vertus théologales.

Serait-ce par dogmatisme, évidemment étroit et sourcilleux, que le mot idolâtrie résonna en ma tête ? Autant que superstition en voyant pleine cette chapelle de la médaille miraculeuse supposée célébrer une apparition mariale mais où se pratique sans vergogne vente de ces médailles supposées attirer sur vous protection et grâce ?

La foi, décidément, est chose bien mystérieuse : respectable quand elle suggère confiance ; digne quand elle implique engagement. Mais, à l'instar de la prière, aisément sordide quand, plutôt que de donner et s'affairer à la rencontre de l'autre, elle se réduit à demander, attendre …

Comment interpréter que cette chapelle soit l'un des lieux religieux les plus visités, en réalité fréquentés ?

De quelles peurs, mesquineries ou affairisme ces médailles sont-elles paravent, prétexte et écran ?

J'entends déjà tonner contre les Indulgences