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A la sauvette

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Sur la suggestion d'un proche, je m'essaie au portrait de rue. La chose est parfois hasardeuse mais toujours excitante : l'humain enrobe l'espace et lui donne une couleur inappréciable. Il y a quelque chose dans le portrait qui m'a toujours intrigué, que l'on retrouve partout, en littérature comme en peinture, sculpture et photo, qui tient à cette hypothèse que le physique fût reflet du psychologique, que l'on pût ainsi tirer de tel ou tel trait physique, une lèvre tombante, des ridules autour des yeux, un regard baissé que sais-je d'autre, un trait de caractère, un penchant caché ou une qualité humblement distraite. Balzac était passé maître dans l'art de dresser de tels portraits et d'en faire l'antichambre de l'action au risque même de la retarder.C'est poser, sans le dire, la question de l'identité de l'être et de son siège en la matière ou en l'esprit.

Nous n'avons jamais cessé de vouloir alléger la noire épaisseur des choses non plus que deconférer à nos âmes trop aériennes ce je ne sais quoi de pesanteur qui nous les rendrait enfon accessibles.

Le chemin n'est pourtant pas si aisé qui du psychologique conduirait au somatique - qu'on l'emprunte dans un sens ou dans l'autre. Au plus fin, l'interprétation freudienne ; au plus naïf, les personnages de contes de fée ou des dessins animés de Disney. Les gentils sont toujours présumés beaux et avenants ; les méchants laids, voûtés et repoussants. Il n'en va évidemment pas ainsi et je ne suis pas certain que ce fût souhaitable même si, parfois, ceci nous éviterait quelques déconvenues. L'être est passionnant précisément parce qu'il s'approche non pas tant masqué qu'avec cette sourde malice de qui ne se sait pas seulement se cerner lui-même. Dès lors ces gestes, mimiques, empressements et regards lascifs sont autant d'histoires à raconter plus qu'à décrypter, de romans à écrire ou à lire.

A regarder ces quelques essais choisis, je réalise subitement n'avoir ici retenu que des portraits de personnes âgées. Serait-ce ici quelque tropisme personnel qui me ferait chercher chez l'autre vestiges qui me hanteraient ou que l'âge, pour de poids du vécu qu'il suppose, marquerait mieux les visages quand la représentation de la jeunesse ne se pût cantonner qu'au mignon ou au charmant ? Non vraiment ! mais ce n'est pas un hasard non plus.

 

Tout ici dans ce vestige ondoyant de chevelure. Fut-elle autrefois blonde sulfureuse ou bien si fière de sa blondeur qui concentrait sur elle tous les regards même ceux qu'elle eût préféré éviter ? Le cheveu n'a jamais été objet ordinaire mais onirique autant qu'érotique ; de ceux qu'on cache et ne dévoile que par jeu, provocation ou désinvolture. Il dit le désir autant que le souvenir du désir.

Mais celui-ci ne forme plus ni couronne de gloire ni cascade mystérieuse mais virevolte seulement en arrière de tout mouvement comme pour mieux s'opposer à la fermeture d'un visage déterminé qu'aggravent rides discrètes mais omniprésentes autant que lèvres pincées.

Elle s'avance d'un pas décidé comme pour mieux fuir un passé qui l'a pourtant abandonnée depuis longtemps. Je ne sais où elle se rend de ce pas décidé ; sans doute elle non plus. Elle y va c'est tout car exister c'est cela aussi.

Sur son banc, Le Monde replié sur ses jambes qu'il vient d'acheter mais qu'il lira plus tard, consultant son téléphone. Il semblait attendre, ici, sur la place, assez couvert pour ne pas souffrir d'un froid qui fourbissait ses ultimes armes … Un rendez-vous qui tardait à arriver ? un événement qui égayerait un présent si solitaire, tellement morne ?

Autrefois c'étaient les amoureux qui s'attardaient ainsi sur les bancs. Ils sont partis depuis bien longtemps séparés de tout par écouteurs et empressement tapageur.

Que d'ombres dans cet espace urbain.

La ville, qu'on le comprenne bien, n'est que très rarement lieu que l'on habiterait ; un espace, plutôt, que traversent empressées des ombres imbues de leur vacuité et où s'attardent, égarées ceux que le tourbillon des affairements ordinaires n'emporte plus. Que bientôt on ne verra plus.

Une habituée de ce bistrot où elle déjeunait tous les jours, le plus souvent seule, mais deux lundis par mois, accompagnée d'une amie. Elles parlaient, parlaient mais surtout son interlocutrice qui me tournait le dos. Elle la regardait de ce regard acéré comme ses lèvres.

Est-elle malcommode ou amène ? Tout chez elle, de ses ridules griffant son menton à ces crevasses creusant la commissure des lèvres, accuse une gravité à quoi sans y parvenir jamais elle espère échapper.

Les exutoires de fête que sont souvent les repas pris en commun enterrent parfois d'ultimes souvenirs.

Il sortait de la bouche de métro. On ne voyait que ses yeux écarquillés, ahuris, effarés.

Il faisait seulement froid.

Tout est, ici, dans le contraste dessiné par la barbe fraîchement coupée, blanche, d'avec la vêture si sombre du manteau au chapeau.

Tout en lui pend : des paupières à la bouche et n'être retenu que par ce masque abaissé, porté sous le menton.