μεταφυσικά
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Le flux héraclitéen

On ne peut pas descendre deux fois dans le même fleuve. *

C'est avec la guerre contre soi et la contrariété, le troisième point nécessaire à la compréhension de l'être. Thèse terrible si on l'entend bien, parce qu'à la prendre au pied de la lettre elle rend évidemment la connaissance impossible. Pour autant qu'il n'y ait de science que de l'universel(42), et donc de ce qui se répète et se ramène au même, si d'aventure rien du réel ne devait jamais se reproduire et que nous eussions sempiternellement affaire à des multiplicités brouillonnes, indécises mais, surtout, insolites systématiquement, quel loisir aurions-nous de saisir quoi que ce soit de général qui nous servît d'aune ? Ce n'est plus seulement ici une défaillance du langage, à quoi nous sommes réduits, ou une contradiction incessante sous l'apparence de quoi le réel se présenterait à nous, c'est bien plus radicalement encore l'instabilité chronique de l'être qui en rendrait l'accès - et la pensée - impossible ; illusoire au moins.

Si quelque chose put donner l'impression qu'entre Héraclite et Parménide il y eût une impasse indépassable, c'est bien le flux. Car c'est bien d'un pont rompu d'entre pensée et être dont il s'agirait. Et pourtant ...

Heidegger évoque une lecture trop rapide et classique, surdéterminée par les interprétations ultérieures, notamment de Platon et d'Aristote, qui porteraient ensemble la marque de l'oubli de l'être. Pourtant, si flux il y a qui est le mode d'être, il affecte tout autant le réel que la conscience qui tente de le saisir ce qui est, même bancalement, rétablir le lien.

Le rapport est étroit entre la contrariété et le flux, ce que confirme le fragment 126 :

Les choses froides deviennent chaudes, et ce qui est chaud se refroidit ; ce qui est humide se sèche, et ce qui est désséché devient humide.

Si la contrariété est la forme que prend le mouvement, ce dernier est garanti par celle-là. On le sent, ce n'est pas de logique qu'il se joue ici, mais d'ontologie. Il est vrai que ceci ne fera qu'assurer la posture philosophique de critique de l'apparence et du sens commun mais surtout ceci permet de comprendre que le mode d'être de la φυσις c'est justement le voilement. (Héraclite écrit κρύπτεσθαι - de κρυπτω cacher) . Ce qui est, se joue de la crypte, du voilement ; ce qui ne signifie aucunement qu'il en soit pour autant inaccessible ; il n'est pas voilé - il se voile - nous ne quittons décidément pas le processus. Nous ne quittons évidemment pas non plus la contrariété puisqu'après tout, et l'on sait combien Heidegger en fera son miel, vérité est ἀλήθεια - dévoilement. Réponse du berger à la bergère ? jeu de cache-cache entre chat et souris ? on s'amuserait de l'imaginer. Il s'avère en tout cas assez clairement que la boucle fait effectivement se ressembler

- être et pensée qui relèvent ensemble de la dynamique

- guerre et logos qui sont identiques

- pensée et être qui relèvent de la même contrariété et du même flux

On comprend bien que la caverne vient de très loin ; du plus profond de l'être. La crypte (44), la caverne ou la grotte d'où nous sommes supposés être sortis, l'ombre ou les ténèbres qui y sont censés régner sont avec leurs antonymes - soleil, lumière, révélation - parmi les concepts les plus surinvestis de symbole mais aussi d'histoire et de théorie. Que le XVIIIe prît pour oriflamme les Lumières qui avait été auparavant l'un des noms par quoi désigner Dieu ne saurait être hasardeux qui montra que, loin de changer de registre, on n'aura fait en fait que substituer un référent à un autre - ce qui n'était, certes, pas rien. Quand Platon use de cette allégorie, il parle à la conscience grecque qui n'avait oublié ni Anaximandre, ni Héraclite, ni même Parménide qui n'utilisa pas d'autre artifice pour désigner le chemin fallacieux. Descartes ne parlera pas autre ment de la raison - lumière naturelle - et que dire d'un Feuerbach évoquant la grande fête optique de la contemplation ? (45) La philosophie, comme souvent, travaille ici avec les mêmes métaphores - les mêmes concepts - que la théologie et va chercher ses allégories où d'autres cherchèrent des paraboles. Mais peuple de bergers et d'agriculteurs autant que de marins, la Grèce sait deux choses qu'elle ne parvient à oublier :

- elle n'est pas seule au monde et n'admire rien tant que l'Egypte et la Perse, tant pour le savoir que la puissance qui s'y déployèrent. Elle se sait ne pas détenir la vérité et n'ignore pas la fragilité de son savoir. Et ses dieux, quand même ils sont les dieux et non pas seulement les dieux d'Athènes, ne sont ni omnipotents, ni omniscients.

- elle sait que le monde lui-même est non seulement difficilement accessible autrement que par la signification qui l'en éloigne autant que l'en rapproche, mais que surtout contrariété et flux forment un ensemble qui confère au monde un fondement indéterminé qui n'est pas loin de faire penser à ἄπειρον d'Anaximandre. Mais elle sait surtout que pour autant ce voilement de l'être n'est pas obscurité totale - ce que la métaphore du feu dit assez bien : tout est un et si le monde nous apparaît divers c'est aussi parce qu'à chaque fois nous ne le saisissons que sous un de ses aspects, à un moment donné et que nous avons tendance à opposer de manière absolue apparence et être. En fait l'apparence fait partie de l'être, l'être est apparaître au moins autant que voilement. Il y a une unité du monde qui s'exprime par le feu (30)

- mais assurément c'est mesure - μέτρα - ici qui importe et qui est la clé du monde grec. Qui semble être l'exact contre-point de l'ὕϐρις.

Un détour par Anaximandre

Anaximandre de Milet, fils de Praxiadès, concitoyen et associé de Thalès disait que la cause matérielle et l'élément premier des choses était l'infini, et il fut le premier à appeler de ce nom la cause matérielle. Il déclare que ce n'est ni l'eau ni aucun autre des prétendus éléments, mais une substance différente de ceux-ci, qui est infinie, et de laquelle procèdent tous les cieux et les mondes qu'ils renferment. Et les choses retournent à ce dont elles sont sorties «comme il est prescrit ; car elles se donnent réparation et satisfaction les unes aux autres de leur injustice, suivant le temps marqué », comme il le dit en ces termes quelque peu poétiques. *

Car elle est sans doute ici, la grande spécificité de la pensée grecque, du rapport grec au monde, que l'on retrouve presque identique chez les pré-socratiques, mais, finalement aussi, chez un Platon ou un Aristote : ce que l'homme a à espérer du monde : rien ! L'idée qu'entre l'ordre du monde et ce que nous sommes, il y ait un accord, une harmonie possible ou préétablie, serait totalement absente de la démarche grecque au moins jusqu'au Ve siècle - ce qu'illustre assez bien le mythe de Pandore selon Castoriadis.

Ce qui ressort des mythes autant que des fragments est bien cette idée - tragique - selon quoi ce serait le fait même d'exister qui serait excès, injustice : que dans le même fragment, Anaximandre fasse ainsi apparaître non seulement le retour au principe initial, mais l'interprète comme réparation de l'injustice, laisse clairement entendre combien c'est le fait même de surgir de cet infini, d'exister qui engendre l'injustice - l'excès. Infini - ἄπειρον - ce qui n'a pas de limite : il est ici le fond de l'être, le principe sur quoi repose le cosmos.

Hésiode évoque le Χαος : entre les deux, presque rien sinon l'ambiguité levée d'un principe qui serait presque quelque chose et suffisamment en tout cas pour ordonner le monde. Or, le terme renvoie à béance et donc au vide mais aussi à celui de mélange informe, κυκεών. Le premier laisse entendre que de ce vide puisse surgir quelque chose et d'aucuns se feront fort d'y voir la forme archaïque d'une création ex nihilo. Le second lui, s'approche d'assez près de ce qu'Anaximandre nomme l'ἄπειρον, l'infini mais aussi l'indéterminé. Quand un Platon dans le Timée pose l'existence d'un démiurge, d'un architecte, on n'a évidemment pas affaire à un dieu créateur, mais quand même à un organisateur qui fait le cosmos parce qu'il lui impose un ordre sans toutefois y parvenir pleinement, comme s'il avait devant lui un substrat rebelle. C'est dans cette rébellion que réside l'originalité grecque.

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Ce qui est à l'origine des choses qui sont, et où elles retournent inexorablement, cette soupe initiale qu'on aimerait voir ressembler au big bang, ne se laisse ni contenir ni déterminer encore moins concevoir. Ce monde, qui n'a été fait par aucun dieu, rappelle Héraclite, est un feu où il n'est pas difficile de deviner à la fois la destruction et l'ordre, la violence et l'habileté. Elle est ici, la spécificité grecque, qui signe la possibilité même de la philosophie et de la cité. Le grec ne croit pas une seconde que le monde soit rationnel, ni harmonieux ; il le sait insaisissable, contradictoire. La seule loi régissant ce chaos, qui le surplombe c'est cette nécessité - Ἀνάγκη - pour tout ce qui est, de retourner au chaos initial, pour prix de son injustice. Radical pessimisme assurément que cette représentation qui du seul fait d'exister constitue une injustice. Ne pouvant pas ne pas succomber à l'ὕϐρις, l'homme ne peut pas ne pas tenter d'instituer pour lui-même, ici et provisoirement, sachant même que l'entreprise est fragile et sans doute condamnée d'avance, une Δίκη. Parce qu'il sait que l'ordre repose finalement sur le désordre, que donc il ne dit pas le tout de l'être, il peut tenter de le penser sachant que sa philosophie n'épuisera jamais tout ; qu'il peut fonder une collectivité tout en sachant que le combat contre l'ὕϐρις est, somme toute perdu d'avance, ou, en tout cas, gagné seulement provisoirement.


suite


42) Aristote

Il n’est pas possible non plus d’acquérir par la sensation une connaissance scientifique. En effet, même si la sensation a pour objet une chose de telle qualité, et non seulement une chose individuelle, on doit du moins percevoir telle chose déterminée dans un lieu et à un moment déterminés. Mais l’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puisque donc les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas (comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel

43) Comment ne pas songer ici à la fable des termites qui introduit
M Serres, Rome Le livre des fondations, Le Livre de Poche p 11-17

44) voir

45) L Feuerbach, L’essence du christianisme

C’est par l’objet que l’homme devient conscient de lui-même: la conscience de l’objet est la conscience de soi de l’homme. A partir de l’objet, tu connais l’homme; en lui t’apparait son essence: l’objet est son es-sence manifeste, son Ego véritable, objectif. Et ceci ne vaut pas seulement pour les objets spirituels, mais même aussi pour les objets sensibles. Même les objets les plus éloignés de l’homme, parce que et en tant qu’ils sont objets, sont des manifestations de l’essence humaine. Même la lune, le soleil, lesétoiles crient à l’homme gnothi seauton (...) A l’homme seulement appartient la pureté, l’intellectualité, le désintéres-sement dans les joies et les émotions -seul l’homme célèbre la fête optique de la contemplation. L’œil qui regarde le ciel étoilé, qui voit cette lumière inutile et inoffensive sans communauté avec la terre et ses be soins voit dans cette lumière sa propre essence, sa propre origine. L’œil est de nature céleste. C’est pourquoi l’homme ne s’élève au-dessus de la terre que par l’œil: c’est pourquoi la théorie commence avec le regard dirigé vers le ciel. Les premiers philosophes étaient astronomes. Le ciel rappelle à l’homme sa destination: celle-ci n’est pas seulement l’action, mais aussi la contemplation

46) [petite parenthèse méthodologique] Castoriadis prend toujours soin de bien distinguer la grille philosophique, l'ordre de la pensée, de la grille métaphysique, l'ordre de l'être : néanmoins on voit bien ici combien cette absence d'espérance, cette impossibilité à croire en une quelconque harmonie entre l'être et le monde, sera à la fois à l'origine de la naissance de la philosophie et de la démocratie.

cette vision conditionne de façon essentielle aussi bien la naissance de la philosophie que celle de la démocratie

Au même titre qu'un JP Vernant pourra trouver significative la naissance, au même moment, de la géométrie et de la démocratie, ici on considérera que la même conception d'un chaos initial débouchera à la fois sur une pensée et sur une pratique qui tenterons sinon de donner un sens en tout cas de ménager un espace - fût-il fragile et provisoire - qui fût un ordre vivable. On y verra l'expression non pas enthousiaste mais prudente de cette même volonté d'être que nous avions déjà relevée, qui est volonté d'être libre.

En effet, si harmonie il pouvait y avoir, radicale, au fondement, quel sens cela aurait-il de philosopher ? il suffirait à tout prendre de s'assurer correctement interpréter ? quel sens à fonder un ordre politique qui s'appuierait sur la liberté auto-proclamée de l'individu si devait exister un ordre pré-établi qu'il n'y eût plus qu'à copier ? à seulement s'assurer que la Jérusalem terrestre correspondît à la Jérusalem céleste ?