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Indignité

Ce n'est pas la première fois que j'en repère - il y a plus d'un an déjà sur les Champs - qui adoptent cette position. Recouverts de la tête au pied, le visage caché comme s'il se fut agi de quelque intégriste, de religieux en tout cas ; ce qu'ils ne sont assurément pas. Tant recouvert que sous la femme supposée inspirer plus aisément pitié, peut très bien se camoufler un homme - ce que j'ai à plusieurs reprises supposé aux mains, trop grossières pour être féminines.

C'est vieille affaire que de les voir ainsi se partager l'espace autour des points touristiques où ils espèrent, j'imagine, quelque obole arrachée à la naïveté des visiteurs, un espace disputé aux joueurs de bonneteau à moins qu'il ne soit partagé.

C'est bien cette désagréable sensation de se trouver plutôt face à une guilde quadrillant savamment l'espace public qui retient notre éventuelle générosité - ce qui, avouons-le, justifie opportunément notre indifférence pingre.

Non ce qui me dérange - le mot est trop faible - m'agace et m'exaspère c'est ce jeu sur un geste qui est de soumission, d'humilité voire d'humiliation. Dans tous les cas, que la connotation en soit religieuse ou non, le geste est fort. Il a un nom dans l'église catholique - prostration - c'est celui qu'adoptent pendant le chant des litanies ceux qui vont être ordonnés - évêque, prêtre ou diacre - ou prononcent leur profession religieuse définitive. La frontière est ténue, qu'on l'admette ou non, entre l'humilité qui est une vertu et rappelle tellement notre genèse que le terme lui-même d'homme provient de cet humus originaire, d'une part ; et l'humiliation qui rabaisse l'autre - voire soi-même - ou le présente en son indignité comme quelqu'un de vil ou méprisable.

L'humilitas latine, c'est d'abord la bassesse ; ensuite seulement, au figuré, la modestie … La prostration dont il est question ici, mais on dit parfois prosternation, dit un abaissement, volontaire ou non, et il ne faut pas être surpris que le terme prenne aussi le sens d'apathie, d'accablement de celui qui, à ce point en état de souffrance de dépression, en vient à ne plus savoir, pouvoir réagir à rien comme paralysé en somme. (1)

La prostration est l'antichambre du néant même si, en un même mouvement, elle se veut prolégomènes du tout. Le geste est rare, même en religion : on peut comprendre qu'à l'occasion de la confirmation de ses engagements un individu veuille marquer par un geste fort non tant son abaissement que la pleine disponibilité à quoi il s'engage devant son Dieu.

Mais ici ? Je comprends soudainement ce qui m'indigne, outre l'hypocrisie veule qu'un tel geste suggère.

Il me met en posture blasphématoire d'un supérieur.

Ce que je n'ai jamais supporté. Ni que quelqu'un se targue de m'exhausser ni que la mégalomanie me saisisse de pourfendre l'égalité - la seule valeur, avec la liberté, qui me tienne.

Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose, Je fus meilleur que cet homme-là.
Rousseau

Qui ne connaît cette orgueilleuse entrée en mùatière des Confessions où l'on peut s'amuser des petites faiblesses de l'auteur si souvent brocardé pour ce qu'il était autant que pensait mais où l'on devine comment et combien l'orgueil se drape volontiers dans les gémissements de l'humble mendicité.

Quelle sinistre ambivalence en ces postures J'imagine à peine colère ne pas entrer, avec le mépris, dans la composition de cette tartuferie obséquieuse.

J'aime que l'humilité soit vertueuse quand l'orgueil, qui n'est après tout qu'adoration de soi, soit associé à l'idolâtrie dans la tradition chrétienne comme dans le Talmud … même s'il y est recommandé que le disciple d'un sage y fasse preuve d'au moins un huitième de huitième d'orgueil qui lui siéra comme à l'épi sa barbe. C'est que l'humilité n'est pas abnégation ni même négation de soi. Vertu première entre toute même si elle ne vaut que de demeurer discrète.

Affaire de mesure bien plus que de juste milieu qui dessine en tout cas l'extrême difficulté d'être et de s'affirmer sans pour autant saturer tout l'espace.

Où il m'a toujours paru, à contre-courant de tout ce qui peut se penser ou s'affirmer par ailleurs, que l'idée même du divin était un formidable bouclier pouvant nous protéger de l'enflure et de l'hyperbole ; qu'elle fut même, politiquement, la seule limite imposée aux monarques qui s'en seraient bien dispensés par ailleurs.

Même le Sinaï, jugé digne pourtant - ou à cause de ceci précisément - de recevoir la présence divine et d'accueillir la loi n'est pas le sommet le plus élevé de la région. Et si un humanisme bien tempéré peut très bien à l'occasion vous prémunir de la vanité …

[Les philosophes] veulent se mettre hors d'eux-mêmes et échapper à l'homme. C'est une folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s'abaissent complètement. Ces dispositions d'esprit transcendantes m'effraient comme les lieux élevés et inaccessibles (…) C'est une perfection absolue et pour ainsi dire divine que de savoir jouir de son être. Nous cherchons d'autres manières d'être parce que nous ne comprenons pas l'usage des nôtres, et nous sortons hors de nous parce que nous ne savons pas quel [temps] il y fait. De même est-il pour nous inutile de monter sur des échasses, car sur des échasses il faut encore marcher avec nos jambes. Et sur le trône le plus élevé du monde, nous ne sommes encore assis que sur notre cul. Montaigne Sur l'expérience - quasiment les dernières lignes des Essais

… on en viendrait presque à considérer qu'il y eût égale forfanterie à se croire le plus misérable et médiocre qu'à se gonfler - telle la grenouille - de sa propre importance.

Non, décidément, il n'est pas aisé d'être pauvre, petit ou méprisé. Il est d'autant plus condamnable d'en singer la posture. Parce que c'est là ressort de la plus sordide des vulgarités.

 


 

sterno : étendre sur le sol, par suite terrasser puis aplanir, niveler. du grec στορέννυμι, étendre ou s'étendre, recouvrir ou calmer mais le terne n'a pas le sens négatif qu'il prendra en latin.

prosterno : jeter bas, renverser et au figuré abattre, ruiner.