Elysées 2012

Des rapports complexes entre politique et philosophie

Déni du politique : analyse en 4 parties
1 / Une si vieille histoire 2 / déni politique du politique
3 / déni philosophique du politique 4 / retour du politique ?

 

Il faut revenir sur les rapports entre philosophie et politique parce que nous n'avons fait que les effleurer en introduction - tout juste pour marquer un paysage et un contexte.

Trois figures nous semblent devoir être explorées si l'on veut comprendre les rapports complexes que la philosophie entretient avec le politique. Car, manifestement, la question ne peut se réduire aux éventuels égarements de tel ou tel.

Trois questions se posent effectivement en préalable auxquelles la philosophie a pu donner des réponses très différentes mais croisées en ceci au moins qu'elles posaient le problème d'une solution de continuité entre théorie et pratique.

- Platon, d'abord, cherche manifestement la solution à une décadance d' Athènes et la voit dans la formation des élites, dans le fait de confier le pouvoir aux philosophes, supposés savoir, supposés surtout aguerris contre les tentations sommaires et sensibles, avertis en matière de dialectique.

- Marx ensuite, dont toute la contradiction sur cette question peut se résumer à la XIe thèse sur Feuerbach qui mise tout sur la transformation du monde - et donc sur le politique - alors même que son oeuvre visera à donner à cette transformation une assise théorique qui la rende possible au moins autant que pensable.

- A Comte, presque à la même époque, qui dans une démarche résolument scientiste, cherche un fondement scientifique à l'organisation politique de la cité et, comprenant qu'il ne pouvait la trouver totalement dans cette physique sociale qu'il appelait de ses voeux, ira chercher dans la religion de l'humanité de quoi l'asseoir.

Chacun, à sa manière, pose différemment la même question de l'incompatibilité de la de la pensée et de l'action, mais de la non moins évidente impossibilité de celle-ci sans celle-là.

Platon

Il ne saurait être hasardeux que la démocratie fût présentée dans ce monde grec qui pourtant l'inventa, comme le pire des régimes politiques et ceci tant par Platon que par Aristote. Trop de peuple, trop de passions ... si peu de raison. Le projet de Platon se donne pour ce qu'il est : une Cité Idéale, un paradigme qui en dit long sur le déni du politique, mais tout autant sur les dangers que représente toute utopie.

Trois caractéristiques dominent

- une conception cyclique du temps propre au monde grec qui a pour conséquence une approche tragique de l'histoire humaine : loin de toute idée de progrès, le grec n'envisage jamais vraiment le meilleur, mais seulement les moyens de lutter contre une dégradation inéluctable; le meilleur c'est à dire le Bien étant réservé à ce que Nietzsche nommera arrière-monde. Ainsi en politique le Livre VIII de la République analysera comment l'on passe invariablement de l'aristocratie à la timocratie ou timarchie puis à l'oligarchie, la démocratie et enfin la tyrannie.

- une représentation du monde résolument idéaliste au sens philosophique du terme où prédomine la pensée sur l'être, où surtout un dualisme métaphysique radical dispose d'un monde séparé des Idées en conséquence de quoi le monde sensible ne saurait être qu'entâché de faux-semblants, d'apparences, d'inessentiel ... Représentation pas très éloignée de la représentation judéo-chrétienne d'un monde distribué entre au-delà divin et en-deçà matériel, ce pourquoi le platonisme sera si aisément compatible avec le christianisme. Mais une représentation où, par voie de conséquence, le politique ne saurait être qu'une application, stricto sensu du Souverain Bien - αγαθον - et donc, au mieux une technique qu'il est préférable de confier à ceux qui approchent le plus du Soleil, et qui, au pire mais de manière inéluctable, ne saurait qu'être perturbée par l'irruption incessante des passions sensibles qui la dévoieraient vers l'exclusif assouvissement de convoitises empiriques.

- une distribution des tâches étroitement liée aux qualités de l'âme : selon qu'y dominent soit le coeur - le courage - soit la tête - l'esprit - soit enfin le ventre - les passions - l'on sera gardien de la cité, philosophe ou laboureur. Une distribution qui recoupe assez étroitement la tripartition repérée par G Dumezil - ce qui n'est pas étonnant mais révèle combien le projet antique, résolument idéaliste, est dominé par cette recherche du souverain Bien, de la Vérité où l'édification des âmes importe évidemment beaucoup plus que le gouvernement des choses.

Ambitions, poursuite des richesses et des honneurs représentent ainsi la borne extrême des périls politiques distribués le long d'une ligne où à l'autre extrémité se trouvent désintérêt, service et contemplation. Inévitablement, au même titre que dans la représentation chrétienne, le politique subit la même dévaluation que le monde sensible à quoi il appartient. Monde d'apparences, voire de tentations, monde sinon du faux en tout cas du fallacieux, du mal sinon de l'erreur. Un monde avec lequel il faut faire des compromis, faire la part du feu dont le Mon Royaume n'est pas de ce monde du Christ fait écho fidèle à l'existence séparée des Idées de Platon ; où son Rendez à César ce qui appartient à César suggère le peu d'intérêt accordé au temporel à quoi l'absence d'envie du philosophe de redescendre dans la caverne fait également écho.

Une conséquence : la dévalorisation du politique

Cette stricte distribution entre royaume spirituel et temporel aura un intérêt : tout au long des temps féodaux et monarchiques, le pouvoir des puissants sera au moins tempéré par celui, spirituel, des papes, évitant peu ou prou à ces pouvoirs d'être totalitaires pour n'être qu'absolus !

Mais, parallèlement, parce que la direction d'une Cité ne saurait être que le prolégomène d'une édification spirituelle, et que l'illusion ne saurait prévaloir, même fugacement, que l'Idéal pût descendre dans la caverne et l'utopie se réaliser ; que, par ailleurs, les hommes semblent nécessairement rivés à leur nature et dominés par l'instance qui les caractérise (tête, coeur ou ventre), le politique ne saurait avoir d'objectif résolument spirituel, mais tout au plus celui, moral, de fixer des lignes, des directions et donc seulement celui, déterminant sans doute mais accessoire nonobstant, d'organiser la cité de telle sorte qu'on puisse tirer de chacun le meilleur possible.

On passe donc insensiblement du gouvernement des âmes à celui des choses et il n'y a ainsi rien d'étonnant à ce que l'on inventât ici ce que bien plus tard on nommera technocratie. Il n'y a donc rien d'étonnant non plus à ce que, le politique correctement entendu par l'esprit des philosophes, se réduise en réalité à de l'organisation. Rien d'étonnant au fond, parce que le ver est dans le fruit depuis le début, que la politique s'échoue sur les rives du marketing ... et le politique sur celles d'une théorie des organisations.

Au même titre que la pensée, si l'on suit la démarche esquissée dans le Livre VII de la République, consiste en une contemplation θεωρία, une heureuse disposition de l'âme face à l'éclosion de l'être, au même titre une saine politique consiste en une heureuse disposition des âmes au service de l'harmonie commune, du souverain Bien. Et ceci passe, invariablement, par le peu d'importance accordé à l'individu : l'absence de propriété privée, la communauté des femmes et des enfants en sont une illustration flagrante.

K Marx

Transformer le monde

Heidegger a raison s'agissant de la XIe thèse sur Feuerbach : il ne saurait être question de transformer le monde sans une représentation préalable de celui-ci. Cette formule, célébrissime qui fit mine de déconsidérer la valeur de la philosophie face à l'urgence et à l'imminence d'une transformation radicale de la société humaine, affirme en réalité, résolument, son contraire.

Certes, nous avons bien ici un renversement matérialiste de la perspective philosophique et ceci non seulement vis à vis de Hegel mais aussi de Platon. Ce n'est plus l'Esprit qui domine le monde, encore moins les Idées, séparées ; certes, c'est bien l'économie i.e. les rapports de production qui déterminent en dernière instance l'appareil d'Etat, le Droit et l'idéologie dominante ... pour autant cette transformation du monde que Marx appelle de ses voeux, ne se fera pas d'elle-même, ne serait-ce que parce qu'elle se heurte aux intérêts bien compris de la classe dominante.

Et cet enjeu est double, à la fois théorique et politique. Ce sera bien une des erreurs des réformistes, des révisionnistes et autres dissidents et traitres que l'orthodoxie marxiste ne manquera pas de pourfendre et d'exclure : le capitalisme ne s'effondrera pas de lui-même en dépit de ses contradictions internes. Le coup de pouce, romantique à sa manière, du soir du grand soir, de l'action révolutionnaire est indispensable. Et, de ce point de vue, ce sera toute l'originalité de Marx d'avoir su être à la fois philosophe et économiste d'une part, et acteur politique de l'autre. On comprend bien alors combien l'action politique et ce d'autant plus qu'il ne s'agit pas d'une simple gestion de l'ordre politique et économique mais au contraire d'une exigence forte de refondation, de renversement, combien cette action a besoin de ligne directrice, de modèles et donc d'un corpus théorique qui formalise, justifie et explicite, ce par quoi elle veut transformer l'état actuel du monde.

Renversement il y a, et il est profond, puisqu'aussi bien ce n'est plus le soleil qui éclaire le monde, mais la caverne qui permet de comprendre notre vision du soleil ; puisqu'en même temps l'action dans le monde sensible n'est plus perçue comme un pis-aller, une perte de temps dans l'inessentiel, mais au contraire comme le seul champ d'action possible. Innovation il y a, assurément, en ce que la relation entre théorie et pratique est envisagée non plus de manière linéaire mais résolument dialectique dans cette spirale en feed-back qui veut que si la théorie détermine l'acte, ce dernier, en retour ne laisse jamais celle-là indifférente. Certes, la philosophie est hâtivement rangée du côté de l'attirail petit-bourgeois d'une classe enivrée de l'obsession à préserver ses intérêts particuliers ... pour autant Marx n'échappe pas à la nécessité de la théorie non plus, ses successeurs en tout cas, qu'à la tentation de l'ériger en absolu.

La sinistre Diamat de la glose stalinienne est encore assez présente à l'esprit pour aider à comprendre combien il n'est de système - de pensée d'ailleurs autant que d'action - qui n'ait besoin de principes, d'axiomes qui le justifient ; combien la tendance est lourde de transformer ces principes en absolu quitte à oublier l'un des principes de la démarche scientifique - la falsifiabilité - et que donc nulle théorie ne se peut revendiquer comme absolument et définitivement fondée sauf à sombrer dans la catéchèse et le dogmatisme.

Mais déni du politique quand même

Marx se trouve donc, mais il en a parfaitement conscience, à l'intersection de deux extrêmes qu'il voit identiquement dangereux : le tout théorique, réduit à l'impuissance voire au dogmatisme - ne disait-il pas lui-même qu'il n'était pas marxiste ? - ou le tout pratique dont la pointe extrême est le totalitarisme à quoi l'histoire allait donner la double illustration de Staline et d'Hitler. Est-il si étonnant que dans l'épisode sinistrement fameux de l'autodafé de 33 Goebbels affirme en finir avec l'intellectualisme - juif, évidemment - pour accomplir le règle de la volonté ?

Ce qu'illustre le dilemme marxiste

Qui tient à ceci : d'un côté dogmatisme et totalitarisme ; de l'autre impuissance ... ou triomphe de la volonté

La suite le montrera aisément : quand il s'agira non plus seulement de penser le monde capitaliste mais d'essayer de le renverser, apparaîtront des figures fortes, autoritaires dont Lénine est évidemment la forme éponyme. Des figures qui n'auront de cesse de créer la rupture et l'institueront de manière autoritaire (21 conditions par exemple) mais demeureront invariablement déchireés entre le souffle romantique voire métaphysique de l'irruption du peuple et la nécessité un jour d'en finir et d'en revenir à l'ordre politique des choses. Lénine c'est à la fois l'homme du Que faire ? et celui de la NEP ! Et il n'est pas de politique sans cette valse-hésitation, sans cet atermoiement incessant, sans ce tragique dilemme !

Car la révolution est bien l'inverse du politique, son bord extrême si l'on préfère, cet interstice où le peuple bouscule tout mais se doit bientôt, de rentrer dans le rang.

 

A.Comte

Dans le souci qui fut le sien de parachever l'échelle encyclopédique, Comte avait évidemment repéré que manquaient ce que désormais nous nommons sciences humaines et sociales dans la scientificité de quoi il ne croyait pas faute que l'homme y pût prendre le recul nécessaire à l'objectivité étant en la matière à la fois le sujet et l'objet de connaissance.

L'avènement progressif à la scientificité des différentes disciplines à mesure que l'évolution de l'esprit humain se faisait de l'état théologique à l'état positif via l'état métaphysique, avènement plus ou moins rapide en raison des simplicité et abstraction de l'objet concerné, devait néanmoins permettre selon lui la fondation d'une physique sociale qui fût au corps social ce que la biologie était devenue pour le vivant, la première science susceptible d'appréhender un objet qui eût une histoire. L'achèvement de l'échelle encyclopédique permettait de clôturer la philosophie positive et de fonder un véritable système de politique positive. La médecine avait enfin sa science - la biologie ; la politique allait avoir la sienne : la La médecine avait enfin sa science - la biologie ; la politique allait avoir la sienne : la physique sociale.

Mais à l'instar de Marx, même si ici l'on se trouve ici dans une problématique idéaliste dans la mesure où c'est la pensée qui détermine le réel et non l'inverse, on comprend bien que la scientificité préalablement acquise de la connaissance du monde réduit inévitablement la politique à n'être plus qu'une simple technique, facilitée par la constitution de petits états, mieux gérables ; une technique mise en oeuvre non par des élus mais par des institutionnels désignés ex cathedra - entrepreneurs, banquiers et prêtres de l'humanité assurant chacun pour leur part la synthèse entre la sensibilité, l'action, et la pensée. Où l'on retrouve d'ailleurs la tripartition dumézilienne autant que celle de Platon.

Dès lors, le politique cesse d'être le lieu d'un débat, d'une alternative puisqu'aussi bien l'on n'a plus affaire ici qu'à des phénomènes déterminés et connus. La politique cesse d'être une technique orpheline : elle a bien une science correspondante : la physique sociale. Le seul choix pouvant éventuellement demeurer, où s'exercerait l'apparence de liberté politique, serait celui des ouvriers de cette technique; or, manifestement, la rigueur inclinera à désigner plutôt des experts qu'à choisir des amateurs. Exit la liberté politique. Sitôt évacuée que posée. Démarche que l'on retrouvera dans le marxisme soviétique où, la science posée de l'histoire et de la société - le matérialisme historique Diamat - justifiera la candidature unique aux élections, rien ne justifiant plus le pluralisme, le parti étant dépositaire à la fois des intérêts du prolétariat dont il forme l'avant-garde et de la science.

Et c'est bien tout le problème politique que nous tentons de dégager ici : entre ordre et liberté il y a manifestement une contradiction que ni le technicisme ni le scientisme ne peuvent résoudre parce qu'à tout prendre la seule différence entre la solution de gauche et celle de droite, c'est que l'on a là une science qui se fait technique quand ici c'est une technique qui se veut ériger en science.

Et si, résolument, c'était plutôt Rousseau qui eut raison ? et qu'il y eût, quand même, une alternative au dilemme implacable nous déchirant entre déni techniciste et scientiste du politique ?

Au bilan

Trois démarches différentes mais trois logiques convergentes : au nom de la philosophie, de la science économique ou de la science sociale, une politique qui se rapetasse en simple technique d'application

De la liberté

Trois démarches qui posent en filigrane la question de la liberté humaine - de manière plus ou moins implicite.

Il n'est évidemment pas question ici de traiter philosophiquement la question de la liberté mais seulement d'en rappeler les termes :

- il n'y a de science que de l'universel comme aimait à le rappeler Aristote. Or, l'universel suppose la répétition. Il n'y a donc de science que des phénomènes déterminés. Ce déterminisme pour qui la succession des événements et des phénomènes est due au principe de causalité renvoie à une nécessité calculable en fait, en droit ou en hypothèse.

- si le paradigme d'un déterminisme universel tel que Laplace avait pu l'imaginer est désormais réfuté par des sciences qui n'envisagent que des déterminismes locaux, il n'empêche que la conséquence immédiate en est néanmoins, le primat du tout sur la partie, et, notamment en matières de sciences sociales et humaines, la primauté de la société sur l'individu. Dès lors il y a tout lieu de reprendre la remarque faite par Spinoza et de réfuter que l'homme puisse être un empire dans un empire. En sorte que toutes les philosophies classiques auront tenté de concilier l'exigence de la liberté avec la réalité du déterminisme - la solution la plus fréquente restant encore de supposer que le sentiment que nous aurions de notre liberté tiendrait surtout à l'ignorance des causes qui nous font agir. Quelles que soient, en tout cas, les réponses proposées, et celle de Spinoza demeure la plus étonnante de ce point de vue, il n'empêche que demeure entière la contradiction initiale entre science, savoir, et donc déterminisme d'un côté ; et liberté de l'autre.

- le paradoxe, où se noue assurément, le déni du politique que nous essayons ici de cerner, se joue en réalité dans l'impossibilité d'organiser une société et donc de définir des règles et des lois autrement qu'avec des individus responsables et donc libres, quand, en même temps et de manière apparemment totalement contradictoire, tout dans la connaissance plaide pour un déterminisme qui ne puisse que rendre cette liberté illusoire. C'est d'ailleurs la même aporie qu'aura rencontrée le christianisme qui ne peut pas ne pas poser le libre arbitre humain faute de quoi Dieu serait responsable du Mal dans le Monde - ce qui est impensable, mais qui ne le peut qu'en édictant au préalable combien cette volonté libre ne saurait aboutir qu'à l'obéissance aux Volontés divines sans d'ailleurs résoudre l'énigme d'un Dieu qui fût soit impuissant à vaincre le Mal dans le monde soit suffisamment retors pour l'y insérer afin de tester et donc tenter la fidélité humaine - ce qui au fond revient au même - le diable se définissant précisément par la tentation.

- Entre entre science et politique, il y a ainsi une contradiction in adjecto : une science progressant ne le peut qu'en dénichant et prouvant des déterminismes là où l'on imaginait qu'il n'y eût que hasard ou désordre. De la sorte une science avançant ne le peut qu'en réduisant le champ de la liberté. Un Comte se navrant de ce que le politique fût une pratique sans science n'a d'autre perspective, en fondant la physique sociale, que de réduire l'autonomie de chacun ce qu'illustre chez lui l'affirmation qu'une société n'est pas composée d'individus mais de familles. La dictature du prolétariat ne dira pas autre chose. La communauté des femmes et des enfants chez Platon, non plus.

- contradiction répétée entre ordre et liberté qu'avait parfaitement repérée JJ Rousseau, ce pourquoi il répugnait d'ailleurs à toute démocratie représentative, lui préférant celle directe de petits états où le peuple pût se déterminer sans intermédaire - rejoignant en ceci Comte mais pour d'autres raisons, qui avait parfaitement deviné qu'un gouvernement ne manquerait jamais, ne serait-ce que par souci d'efficacité, mais le plus souvent par dérive naturelle, de se poser en tant que volonté particulière face à la volonté générale. Ce pourquoi encore Rousseau posa le droit - et Robespierre le pensa même comme un devoir - de révolte sitôt qu'une loi cesserait de défendre l'intérêt général pour ne se consacrer qu'à des intérêts particuliers.

Ordre ou liberté ?

Je crois bien, avec tous les dangers que ceci suppose, que c'était Rousseau qui vît juste : il faut toujours se demander, dans l'organisation politique que l'on imagine, conçoit et met en place, où se trouve le centre de gravité, ou, si l'on préfère, le principe. Ce qui est hors de cause, hors champ, hors jeu, qui justifie tout et le rend possible mais ne peut, en soi être remis en cause.

- ou bien l'ordre, et c'est après tout le propre de tout pouvoir en exercice que de le garantir, promouvoir et étendre, quitte, parfois, quand l'exigent des circonstances graves, à rogner la liberté ou la suspendre.

- ou bien la liberté, et ici c'est bien la voix du peuple qui s'ébroue, quitte à supporter l'inévitable désordre que l'expression autonome ne manquera pas de produire. ( c'est bien ce qu'exprime le droit à l'insurrection que pose la Constitution de 93)

Je crois bien, même si ce n'est pas ici l'essentiel de la question, que c'est ceci qui, dans le champ républicain, distribue les positions de gauche et de droite, celle-là privilégiant spontanément la liberté quand celle-ci préférera toujours asseoir d'abord l'ordre d'abord.

Mais surtout : ceci rend compte de ce déni, invariable du politique. Autant l'exécutif en acte, parce qu'il a la charge de l'organisation de la cité, que le penseur politique parce qu'il tente de faire oeuvre de science, semble condamné à ne plus considérer le politique que comme une technique plus ou moins efficace au service d'un impératif : l'ordre pratique ou la rationalité théorique, qu'importe, puisque ceci revient au même.

L'aporie politique tient tout entière dans cet espace étroit qui dissocie le virtuel du réel, le principe de l'acte, la puissance du pouvoir : le politique est affaire de volonté ; la politique d'ordre. La politique ne peut qu'épuiser le politique.

Ce pourquoi n'est ici question que de tragique bien plus angoissant que le seul risque de l'abus de pouvoir.

Certes le pouvoir corrompt ! Plus insidieux, le pouvoir est un serpent qui se mord la queue ! Le pouvoir tue la puissance !

Deux leçons pour finir

La première renvoie à l'indice de la grandeur. Il ne saurait être hasardeux que Comte comme Rousseau préférassent des entités petites, seul espace possible pour l'exercice du politique . On voit bien, dans les entreprises comme dans la géopolitique contemporaine de la mondialisation combien la taille critique qu'il faudrait nécessairement atteindre est justement, et toujours, le prétexte avancé pour le glissement insensible du politique vers le technique.

La seconde tient à la conscience vite acquise par Comte de l'impossibilité d'asseoir la cohérence d'une société uniquement sur le savoir, sur la rationalité et combien il fallait pour assurer le lien, le liant, d'une instance qui participât à la fois du rationnel et du sensible, instance qu'il crut trouver dans la religion de l'Humanité.

A Comte avait vu, quoiqu'à une place extravagante, ce qui de métaphysique se nichait sous la politique qui constitue le politique

L'affirmation du politique


 

1) lire Engels Dialectique de la nature

et ce texte inénarrable, sur le matérialisme dialectique : Diamat

2) Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (1814)

Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L’esprit humain offre, dans la perfection qu’il a su donner à l’astronomie, une faible esquisse de cette intelligence. Ses découvertes en mécanique et en géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l’ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales les phénomènes observés et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ses efforts dans la recherche de la vérité tendent à le rapprocher sans cesse de l’intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné.

3) A Comte ( à lire )

La décomposition de l'humanité en individus proprement dits ne constitue qu'une analyse anarchique, autant irrationnelle qu'immorale (...) Ces cas maladifs confirment donc eux-mêmes l'axiome élémentaire de la sociologie statique: la société humaine se compose de familles et non d'individus. Selon le principe philosophique posé depuis longtemps, par mon ouvrage fondamental, un système quelconque ne peut être formé que d'éléments semblables à lui et seulement moindres. Une société n'est donc pas plus décomposable en individus qu'une surface géométrique ne l'est en lignes ou une ligne en points.