République, VII
Maintenant représente toi de
la façon que voici l'état de notre nature relativement à l'instruction et à
l'ignorance. Figure toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de
caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière; ces
hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchainés, de sorte
qu'ils ne peuvent ni bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaine les
empêchant de tourner la tête; la lumière leur vient d'un feu allumé sur une
hauteur, au loin derrière eux; entre le feu et les prisonniers passe une
route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit
mur, pareil aux cloisons que les montreurs de marionnettes dressent devant
eux et au dessus desquelles ils font voir leurs merveilles.
Figure toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets
de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d'hommes et
d'animaux, en pierre en bois et en toute espèce de matière; naturellement
parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent.
Voilà, s'écria , un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
Ils nous ressemblent; et d'abord, penses-tu que dans une telle situation ils
aient jamais vu autre chose d'eux mêmes et de leurs voisins que les ombres
projetées par le feu sur la paroi de la caverne qui leur fait face ?
Et comment, observa Glaucon, s'ils sont forcées de rester la tête immobile
durant toute leur vie ?
Et pour les objets qui défilent, n'en est-il pas de même ?
Sans contredit.
Si donc ils pouvaient s'entretenir ensemble ne penses-tu pas qu'ils
prendraient pour des objets réels les ombres qu'ils verraient ?
Il y a nécessité.
Et si la paroi du fond de la prison avait un écho, chaque fois que l'un des
porteurs parlerait, croiraient-ils entendre autre chose que l'ombre qui
passerait devant eux ?
Non, par Zeus !
Assurément de tels hommes n'attribueront de réalité qu'aux ombres des objets
fabriqués. Considère maintenant ce qui leur arrivera naturellement si on les
délivre de leurs chaines et qu'on les guérisse de leur ignorance. Qu'on
détache l'un de ces prisonniers, qu'on le force à se dresser immédiatement,
à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant
tous ces mouvements, il souffrira et l'éblouissement l'empêchera de
distinguer ces objets dont tout à l'heure il voyait les ombres. Que crois-tu
donc qu'il répondra si quelqu'un lui vient dire qu'il n'a vu jusqu'alors que
de vains fantômes, mais qu'à présent, plus près de la réalité et tourné vers
des objets plus réels, il voit plus juste ? Si, enfin, en lui montrant
chacune des choses qui passent, on l'oblige à force de questions, à dire ce
que c'est ? Ne penses-tu pas qu'il sera embarrassé, et que les ombres qu'il
voyait tout à l'heure lui paraitront plus vraies que les objets qu'on lui
montre maintenant ?
Et si on le force à regarder la lumière elle même, ses yeux n'en seront-ils
pas blessés? N'en fuira-t-il pas la vue pour retourner aux choses qu'il peut
regarder, et ne croira-t-il pas que ces dernières sont réellement plus
distinctes que celles qu'on lui montre?
Assurément !
Et si on l'arrache de sa caverne par force, qu'on lui fasse gravir la montée
rude et escarpée, et qu'on ne le lâche pas avant de l'avoir trainé jusqu'à
la lumière du soleil, ne souffrira-t-il pas vivement, et ne se plaindra-t-il pas de ces violences? Et lorsqu'il sera parvenu à la
lumière, pourra-t-il, les yeux tout éblouis par son éclat, distinguer une
seule des choses que maintenant nous appelons vraies ?
Il ne le pourra pas, du moins dès l'abord.
Il aura je pense besoin d'habitude pour voir les objets de la région
supérieure. D'abord, ce seront les ombres qu'il distinguera le plus
facilement, puis les images des hommes et des autres objets qui se reflètent
dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra,
affrontant la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement
pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui même, que pendant le jour
le soleil et sa lumière.
A la fin j'imagine, ce sera le soleil - non ses vaines images réfléchies
dans les eaux ou en quelque autre endroit - mais le soleil lui-même à sa
vraie place, qu'il pourra voir et contempler tel qu'il est.
Nécessairement !
Après cela, il en viendra à conclure au sujet du soleil, que c'est lui qui
fait les saisons et les années, qui gouverne tout dans le monde visible, et
qui, d'une certaine manière est la cause de tout ce qu'il voyait avec ses
compagnons dans la caverne. Or donc, se souvenant de sa première demeure, de
la sagesse que l'on y professe, et de ceux qui furent ses compagnons de
captivité, ne crois-tu pas qu'il se réjouira du changement et plaindra ces
derniers?
Si, certes.
Et s'ils se décernaient entre eux louanges et honneurs, s'ils avaient des
récompenses pour celui qui saisissait de l'œil le plus vif le passage des
ombres, qui se rappelait le mieux celles qui avaient coutume de venir les
premières ou les dernières, ou de marcher ensemble, et qui par là était le
plus habile à deviner leur apparition, penses-tu que notre homme fût jaloux
de ces distinctions, et qu'il portât envie à ceux qui, parmi les
prisonniers, sont honorés et puissants? Ou bien comme ce héros d'Homère, ne
préféra-t-il pas mille fois n'être qu'un valet de charrue, au service d'un
pauvre laboureur, et souffrir tout au monde plutôt que de revenir à ses
anciennes illusions de vivre comme il vivait ?
Je suis de ton avis, dit Glaucon, il préfèrera tout souffrir plutôt que de
vivre de cette façon là.
Imagine encore que cet homme redescende dans la caverne et aille s'asseoir à
son ancienne place : n'aura-t-il pas les yeux aveuglés par les ténèbres en
venant brusquement du plein soleil? Et s'il lui faut entrer de nouveau en
compétition, pour juger ces ombres, avec les prisonniers qui n'ont point
quitté leurs chaines, dans le moment où sa vue est encore confuse et avant
que ses yeux ne se soient remis (or l'accoutumance à l'obscurité demandera
un temps assez long), n'apprêtera-t-il pas à rire à ses dépens, et ne
diront-ils pas qu'étant allé là-haut, il en est revenu avec la vue ruinée,
de sorte que ce n'est même pas la peine d'essayer d'y monter? Et si
quelqu'un tente de les délier et de les conduire en haut, et qu'ils le
puissent tenir en leurs mains et tuer, ne le tueront-ils pas ?
Sans aucun doute.
Maintenant, mon cher Glaucon, il faut appliquer point par point cette image
à ce que nous avons dit plus haut, comparer le monde que nous découvre la
vue au séjour de la prison et la lumière du feu qui l'éclaire, à la
puissance du soleil. Quant à la montée dans la région supérieure et à la
contemplation de ses objets, si tu la considères comme l'ascension de l'âme
vers le lieu intelligible, tu ne te tromperas pas sur ma pensée, puisque
aussi bien tu désires la connaître. Dieu sait si elle est vraie. Pour moi,
telle est mon opinion : dans le monde intelligible, l'idée du bien est
perçue la dernière et avec peine, mais on ne la peut percevoir sans conclure
qu'elle est la cause de tout ce qu'il y a de droit et de beau en toutes
choses; qu'elle a, dans le monde visible, engendré la lumière et le
souverain de la lumière; que dans le monde intelligible, c'est elle-même qui
est souveraine et dispense la vérité et l'intelligence; et qu'il faut la
voir pour se conduire avec sagesse dans la vie privée et dans la vie
publique.
Je partage ton opinion, autant que je le puis.
Eh bien ! partage là encore sur ce point, et ne t'étonne pas que ceux qui se
sont élevés à ces hauteurs ne veuillent plus s'occuper des affaires
humaines, et que leurs âmes aspirent sans cesse à demeurer là-haut. Mais
quoi, penses-tu qu'il soit étonnant qu'un homme qui passe des contemplations
divines aux misérables choses humaines ait mauvaise grâce et paraisse tout à
fait ridicule, lorsque, ayant encore la vue troublée et n'étant pas
suffisamment accoutumé aux ténèbres environnantes, il est obligé d'entrer en
dispute, devant les tribunaux ou ailleurs, sur des ombres de justice ou sur
les images qui projettent ces ombres, et de combattre les interprétations
qu'en donnent ceux qui n'ont jamais vu la justice elle même...
Titre 2