Bloc-Notes 2016
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Récits de l'intime III

Partie 1 Partie 2

 

Encore et toujours parce que tout n'a pas été écrit, ni dit.

Précision pour débuter : récits de l'intime ne veut pas dire récits intimes. Ni mon éducation, ni ma pente naturelle qui en procède assurément, ni surtout l'objet de ce propos n'y prédispose. Je ne tente pas ici de dévoiler ce que d'ordinaire l'on cache même si la pudeur révèle d’incroyables ambivalences, de redoutables dilemmes. Je ne cherche pas même à comprendre comment se constitue notre moi : la psychologie du développement en donne des indications suffisamment précieuses. Je tente plutôt, à l'intersection de la morale et de la métaphysique, d'en cerner les formes.

Un territoire ou un moment ?

Nous avons pris l'habitude d'envisager l'intime sous l'aune de l'espace et il faut bien convenir que tout nous y invite. Dire Je c'est d'abord tracer une ligne - simple borne pour s'y repérer ou frontière ? - qui vous distingue de l'autre, du monde. Le moi, c'est vrai, se joue avec l'autre, devant l'autre. De cet autre dont nous ne cessons de quêter le regard au point de, parfois, entreprendre de le conquérir. A tout prendre, il en va toujours du même cri : celui de l'amoureux transi qui adresse sa supplique ou bien encore celui de l'adolescent qui tente de se forger une personnalité ou bien enfin celui-ci qui travaille et s'époumone à coups d'efforts et de compétences assemblées ! Tous hurlent leur soif d'exister, l'irrépressible besoin d'être quelqu'un … quelqu'un de différent, d'identifiable. Une personne.

Dilemme, oui ; épouvantable, même pas ! une aporie seulement qui nous incite à appeler l'autre d'un même souffle que celui qui nous en éloigne ; nous le fait aimer autant que repousser ; chercher autant que perdre. Il n'y a pourtant rien en nous du Rastignac bravant un Paris qui n'eût qu'à bien se tenir de sa superbe. Exister ne relève en rien de la bravoure ; encore moins de la bravade. De l'entêtement souvent ; du désir, toujours. Mais si souvent lâche ; tellement paresseux !

Exister, c'est sortir : l'étymologie le suggère. Sortir de l'indifférence initiale ? La psychologie en a beaucoup dit de cet être, à peine jeté dans le monde, qui ne cesse d'un seul tenant de s'accrocher à ses origines maternelles dont il se sait dépendre et néanmoins de tenter de s'affranchir à la mesure qu'il en aura conquis les moyens. Mais ce serait erreur que d'imaginer que ceci ne fût affaire que de territoire à conquérir, d'espace propre à maintenir : cette frontière que nous traçons d'entre l'autre et nous, d'entre soi et le monde, demeure farouchement poreuse. Elle est à la fois le conducteur de notre respiration, les pics que nous hérissons pour nous défendre et le promontoire d'où nous nous élançons pour partir à la conquête. Si espace il y a, il est un effort continué, une tension en boucle. Certainement pas un contenant, tout au plus le paysage que dessine le mouvement incessant de nos désirs et de nos craintes, de nos contraintes et de nos empiétements. Freud avait cru avec ses topiques, pouvoir déceler un continent immergé, bien plus riche au reste que celui qui nous était donné consciemment qu'il entreprit de dégager. C'était encore se représenter l'intimité sous la forme d'un espace.

Et si elle était (aussi ou plutôt) un moment ?

Reprenons !

J'ai toujours été surpris que ce qui nous définit au mieux, en tout cas nous caractérise, ce à quoi finalement nous tenons le plus et nommons parfois notre personnalité, soit en même temps ce qu'il nous fût le plus gênant de dévoiler. Pourquoi donc, l'essence même de notre être serait-elle honteuse ? Serait-ce à dire que notre moi ne fût constitué que de graveleux ? Peut-être nous trompons-nous d'y chercher un continent enfoui ; ce n'est qu'un moment ; rare ; rarement répété surtout.

Quand faut-il l'aller chercher : aux limbes de notre existence lorsque l'enfantelet apprend la dureté de l'objet ; qu'à coup de chutes répétées, il éprouve dans sa chair la résistance du sol ou des murs ? qu'il découvre tout simplement la réalité de l'objet qui résiste et ne se subjugue point, contrairement à l'émotion maternelle, d'un sourire ou d'un caprice ? Car si l'on dit vrai en énonçant que le moi se construit dans le rapport, et donc la découverte de l'autre, on ne dit que la moitié de l'épisode. Avant ? non ! mais en même temps, assurément, le sujet expérimente ce qu'il y a de résistance dans l'objet, ce qui fait de la réalité ce jeté là en face et même contre moi que signifie étymologiquement ob-jet. Ou bien beaucoup plus tard, à l'orée de l'âge adulte et, itérativement, aux prémices de quelque acte décisif qui déterminera sa route et où s'exerce - se croit exercer - l'empire de la volonté ?

Décidément, il faut méditer sur la fonction de la frontière, de cette limite sur laquelle pissent les tigres et dont parle Rousseau. Même linéaire, même abstraite, c'est-à-dire presque infiniment fine, cette démarcation se compose, fort curieusement, de trois épaisseurs. La première, intérieure, protège l'habitant de sa douceur ; à l'extérieur, la dernière menace, de ses duretés, les envahisseurs possibles. En celle du milieu se percent des pores, des passages, portes ou porosités par lesquelles, et souvent par semi-conduction, tel vivant ou telle chose entre, se verrouille, sort, transite, attaque, attend sans espoir ... Les prépositions dans, pour, à, de... décrivent la première couche; hors et contre la troisième bande; entre, vers et à travers l'intermédiaire. Défendre, protéger, interdire ou laisser passer : ainsi, triplement, fonctionne une frontière.
Serres, le Mal propre
Tant que nous nous représenterons ces croisées de manière spatiale, nous serons condamnés à y voir la double face, interne d'abord et donc psychologique, de cette confrontation aux choses répondant comme par écho, à la confrontation externe, et donc sociale, de la confrontation à l'autre. Ce qui revient à distribuer, tel que Kant l'avait vu, espace comme forme du sens externe et temps comme forme du sens interne. On est sans doute ici assez proche de la vérité : intériorité et extériorité ne sont que les deux faces d'une même ligne ; mais c'est oublier la troisième dimension de toute frontière. Au creux de la ligne, presque invisible, ces alvéoles où transitent les échanges, où s'opèrent toutes les boucles de rétroaction.

Inutile d'aller chercher un point d'origine : il n'en est pas ou, comme le vit parfaitement Ricœur, il y a toujours/déjà un antérieur, un contexte où être plongé, qui nous précède : il n'y a pas de commencement absolu !

Les apparences d'un continent

Pourtant nous nous entêtons à faire comme si. Or, ce faire comme si a un nom : la volonté ! Tout dans notre histoire, tout dans nos récits, hurle ce moment décisif où la volonté, hérissée de sa superbe, se dresse là sur le sol, au commencement. Le grec l'avait compris qui nommait ce moment épistémè - επιστήμη. Ficher ses pieds dans le sol et s'écrier ceci est à moi ; ou, plus présomptueusement encore, ceci c'est moi !

Il n'y a que la seule volonté, que j'expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l'idée d'aucune autre plus ample et plus étendue : en sorte que c'est elle principalement qui me fait connaître que je porte l'image et la ressemblance de Dieu. Car, encore qu'elle soit incomparablement plus grande dans Dieu, que dans moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s'y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l'objet, d'autant qu'elle se porte et s'étend infiniment à plus de choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande si je la considère formellement et précisément en elle-même. (...) Elle consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas (c'est-à-dire affirmer ou nier, poursuivre ou fuir), ou plutôt seulement en ce que, pour affirmer ou nier, poursuivre ou fuir les choses que l'entendement nous propose, nous agissons en telle sorte que nous ne sentons point qu'aucune force extérieure nous y contraigne.
Descartes, Méditations, IV
J'entends encore, dans le tremblé de la phrase des Méditations, l'effroi autant que la fascination d'un Descartes, y reconnaissant la possibilité même de l'erreur en dépit de la fiabilité de la raison - ce qui, au plus près me fait ressembler à Dieu. L'excès de puissance de la volonté sur l'entendement signe peut-être notre faillibilité mais concède en même temps, soit que nous ne cessons jamais vraiment d'être l'enfant capricieux que nous fûmes ; soit, si on l'appréhende d'un point de vue anthropologique que nous sommes bien humains en ceci de toujours dire non, d'opposer notre volonté à la dureté de l'objet. Il n'est pas d'instance qui donne mieux quelque apparence de réalité au dualisme métaphysique, qui ne suggère mieux que la dureté de la matière compterait pour si peu face à la fulgurance de l'esprit - ce que l'exemple même de l'âne de Buridan, c'est-à-dire de cette situation d’indifférence à quoi seule la volonté permettrait d'échapper, ne fera qu'amplifier.

Moment de ruse, de fausseté, de tricherie ? Oui sans doute et voici bien ce que laissent entendre à la fois le mythe de Prométhée et le on ne commande à la nature qu'en lui obéissant de F Bacon. Je crois bien que tout de notre être se joue dans cette curieuse combinatoire de soumission, de révolte et de séduction. Moment d'impuissance ? oui peut-être également. Aux deux bornes, Spinoza ou Comte. Marx, Bataille …

 

Ce n'est point ici le lieu de déduire tout cela de la nature de l'âme humaine. Il me suffit pour le moment de poser ce principe dont tout le monde doit convenir, savoir que tous les hommes naissent dans l'ignorance des causes, et qu'un appétit universel dont ils ont conscience les porte à rechercher ce qui leur est utile. Une première conséquence de ce principe, c'est que les hommes croient être libres, par la raison qu'ils ont conscience de leurs voli- tions et de leurs désirs, et ne pensent nullement aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir. Il en résulte, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d'une fin, savoir, leur utilité propre, objet naturel de leur désir ; et de là vient que pour toute les actions possibles ils ne demandent jamais à en connaître que les causes finales, et dès qu'ils les connaissent, ils restent en repos, n'ayant plus dans l'esprit aucun motif d'incertitude ; que s'il arrive qu'ils ne puissent acquérir cette connaissance à l'aide d'autrui, il ne leur reste plus d'autre ressource que de revenir sur eux-mêmes, et de réfléchir aux objets dont la poursuite les détermine d'ordinaire à des actions semblables ; et de cette façon il est nécessaire qu'ils jugent du caractère des autres par leur propre caractère. Or, les hommes venant à rencontrer hors d'eux et en eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur sont d'un grand secours pour se procurer les choses utiles, par exemple les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les végétaux et les animaux pour se nourrir, le soleil pour s'éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils ne considèrent plus tous les êtres de la nature que comme des moyens à leur usage ; et sachant bien d'ailleurs qu'ils ont rencontré, mais non préparé ces moyens, c'est pour eux une raison de croire qu'il existe un autre être qui les a disposeé en leur faveur.
Spinoza, Ethique, Appendice, De deo

D'un point de vue logique pour Spinoza, chronologique pour Comte, la mise en évidence d'un même inévitable préjugé. Ne sachant rien du monde et seulement de lui qu'il n'agit que mû par des désirs et donc la volonté d'atteindre ses fins, l'homme aura toujours supposé qu'il en allât de même du monde. Constatant qu'il ne pouvait assurément pas en être à l'origine, il ne put que supposer qu'une volonté supérieure fût le moteur et l'organisateur d'un monde qui ne pouvait qu'aller dans le sens des finalités humaines. Anthropocentrisme ou fétichisme, qu'importe ici, puisque c'est même tendance à prêter vie, intention et volonté au monde. L'anthropologue ne dira pas autre chose qui considérera dans la magie primitive une forme archaïque de la technique : l'homme est cet être qui tout simplement ne croit pas à la dureté des choses non plus qu'à l'inflexibilité des âmes. Où faut-il en chercher l'origine ? dans une expérience originaire ou bien dans la conformation de notre esprit ? Je ne sais jusqu'à quel point les pérégrinations de l'individu répètent l'odyssée de l'espèce mais si l'on en croit Haeckel, pour qui « l'ontogenèse récapitule la phylogenèse » alors la première confrontation dut bien se produire avec l'objet. Il ne peut être de terreur plus grande que ce rejet qui vous a eu arraché à la sereine moiteur pour vous déposé, nu, frileux et affamé. Je veux bien que ce traumatisme de la naissance enclenche en même temps le processus de la conscience mais alors, précisément, sujet, objet et esquive sont contemporains.

A l'autre bout, du côté des sciences dures, Jacob avait vu que mythes et théories visaient identiquement à expliquer ce qu'on voit par ce qu'on ne voit pas et que, surtout, dans le processus de la connaissance, c'était bien toujours la théorie qui enclenchait le débat ; jamais l'expérience car elle n'est audible qu'à travers le prisme d'une représentation préalable. Au commencement, toujours une représentation, une théorie, un récit. Les mythes bien sûr, la disent de manière apparemment bien contrefaites pour nos oreilles imbues de sciences. Mais, que ce soit dans ses gestes ou dans ses croyances, d'abord, toujours, un récit. Pas d'observation sans une théorie quelconque, dira Comte ; l'indéniable supériorité de l'architecte sur l'abeille, selon Marx, qui construit son projet dans sa tête avant d'agir.

Une limite

Si, en nous plaçant d'un point de vue biologique, nous considérons maintenant la vie psychique, le concept de « pulsion » nous apparaît comme un concept-limite entre le psychique et le somatique, comme le représentant psychique des excitations, issues de l'intérieur du corps et parvenant au psychisme, comme une mesure de l'exigence de travail qui est imposée au psychique en conséquence de sa liaison au corporel.
Freud Métapsychologie

Rien ne traduit mieux les trois dimensions de toute frontière que ce passage de la Métapsychologie : d'un seul coup, Freud balaye la dichotomie esprit/matière ; pensée/matière et achève le travail qu'avait déjà commencé Leibniz. Entre les deux nulle rupture de continuité, tout juste des différences quantitatives ; entre les deux une dynamique. On est bien ici à la limite, aux frontières ; jouxtant les trois épaisseurs de la ligne.

Mais voici que Freud, ce faisant, redonne vitalité à une intimité perçue comme territoire - et la comparaison de l'iceberg n'y contribue pas pour peu. L'intime change de sens : il n'est plus tant ce que l'on protège du regard des autres ; n'est plus que ce qui s'exprime en langage codé mais demeure, pour l'essentiel, inaccessible. Voici tout à coup un corps poreux, à tout prendre plus aussi dur qu'on l'eut imaginé, d'où tout fuit, s'échappe, se traduit et donc se trahit. Et, de l'autre côté de la ligne, tout aussi fragile, contradictoire et contraint d'obéir à plusieurs instances contradictoire, un appareil psychologique qui d'actes manqués à répétition, semble ouvert aux quatre vents, disponible à toute inquisition, à tout empiétement.

On peut comprendre les réticences qui apparurent dès le début de la formulation de la théorie freudienne : elles tinrent évidemment aux humiliations que Freud note lui-même mais au delà de la suprématie battue en brèche du sujet, au delà de la mise en évidence de cet être non plus seulement déchiré dans son rapport au monde comme le théorisèrent Hegel ou Marx mais désormais déchiré en son intimité même, au delà encore de cette humanité réduite à une dynamique psychosomatique où rien d'une quelconque spiritualité ne puisse plus espérer jamais donner le ton et encore moins l'espérance ; au delà, oui, de cet être désormais réduit à ce petit corps poreux, tendu et divisé, ne demeure plus qu'un petit être fragile, réduit dans ses expressions et manifestations à une sexualité débridée ou malaisément sublimée ; un être ramené à une animalité des plus frustre, même pas assurée d'une quelconque satisfaction

Pourquoi d'ailleurs nous payer de mots ? Pourquoi écrire intimité quand en réalité nous pensons, de manière à peine subliminale, sexualité ? Après tout, quand nous évoquons pudeur et honte, n'est-ce pas de ceci, aussi, dont nous parlons ? Qu'il y ait quelque gêne, réticence voire refus - à quoi je souscrivis plus souvent qu'à mon tour - à voir son être rabattu à la seule bête qui feule, brame ou rugit, quoi d'étonnant ? Pire encore, considérer que nos aspirations les plus nobles, nos créations les plus sublimes ne fussent que des prurits, certes estimables, de nos pulsions les plus inavouables, quoi de plus détestable ?

Zarathoustra cependant ne bougea pas et ce fut juste à côté de lui que tomba le corps, déchiré et brisé, mais vivant encore. Au bout d'un certain temps la conscience revint au blessé, et il vit Zarathoustra, agenouillé auprès de lui : "Que fais-tu là, dit-il enfin, je savais depuis longtemps que le diable me mettrait le pied en travers. Maintenant il me traîne en enfer : veux-tu l'en empêcher ?" "Sur mon honneur, ami, répondit Zarathoustra, tout ce dont tu parles n'existe pas : il n'y a ni diable, ni enfer. Ton âme sera morte, plus vite encore que ton corps : ne crains donc plus rien !" L'homme leva les yeux avec défiance. "Si tu dis vrai, répondit-il ensuite, je ne perds rien en perdant la vie. Je ne suis guère plus qu'une bête qu'on a fait danser avec des coups et de maigres nourritures." "Non pas, dit Zarathoustra, tu as fait du danger ton métier, il n'y a là rien de méprisable. Maintenant ton métier te fait périr : c'est pourquoi je vais t'enterrer de mes mains." Quand Zarathoustra eut dit cela, le moribond ne répondit plus ; mais il remua la main, comme s'il cherchait la main de Zarathoustra pour le remercier.
Nietzsche, Zarathoustra , Prologue § 6
Pourtant, elle a tant à nous dire ! sur l'ambivalence de nos désirs qui, comme Platon l'avait vu déjà, ne subsistent et nous font subsister que de leur insatisfaction répétée ; sur cette tension indéfiniment répétée qui, finalement nous constitue et nous arrache provisoirement à la mort, mais avec tant de souffrances, tellement de frustrations ; sur ce stupide jeu d'équilibriste qui nous laisse espérer l'emporter un peu sur l'ombre et tomber, quitte à tomber, du côté des lueurs quand en réalité, tout, même nos gloires les plus secrètes, nourrit les ténèbres. Comment ne pas songer au funambule du Zarathoustra de Nietzsche ? Celui-là échoue de n'être pas allé assez loin, et de regarder en arrière. Il a su braver le danger, en ceci il est honorable, mais il finit quand même par chuter : c'est le bouffon qui l'emporte !

La leçon nietzschéenne est terrifiante ; celle, freudienne, ne l'est pas moins. Tout, ici, s'organise comme s'il n'était d'autre choix que la mort : celle que l'on inflige ou celle que l'on subit. Dans l'enfant qui craint l'obscurité comme dans celui qui piaffe devant l'aventure ; en celui-ci qui appelle au dépassement de toutes les valeurs au risque d'un Sur-humanisme sinon douteux en tout cas dangereux ; en l'aimable séducteur qui fait taire ses angoisses en mimant la désinvolture, je devine la même logique de mort, la même et sordide suée du prédateur.

La kermesse de la mort avait commencé au crépuscule. Maintenant elle était au paroxysme de sa frénésie. Et elle continuerait jusqu'à l'aube. Partout ce n'était que massacre, supplice, tuerie. Des scalpels défonçaient des crânes, des crochets brisaient des jambes, fouillaient dans les viscères, des tenailles soulevaient les écailles, des poinçons s'enfonçaient, des dents trituraient, des aiguilles inoculaient des poisons et des anesthésiques, des filets emprisonnaient, des sucs érosifs liquéfiaient des esclaves encore vivants.
Depuis les minuscules habitants des mousses : les rotifères, les tardigrades, les amibes, les tecamibes, jusqu'aux larves, aux araignées, aux scarabées, aux mille-pattes, oui, oui, jusqu'aux orvets, aux scorpions, aux crapauds, aux taupes, aux hiboux, l'armée sans fin des assassins de grand chemin se déchaînait dans le carnage, tuant, torturant, déchirant, éventrant, dévorant. Comme si, dans une grande ville, chaque nuit, des dizaines de milliers de malandrins assoiffés de sang et armés jusqu'aux dents sortaient de leur tanière, pénétraient dans les maisons et égorgeaient les gens pendant leur sommeil. (…)
Terreur, angoisse, déchirement, agonie, mort pour mille et mille autres créatures de Dieu, voilà ce qu'est le sommeil nocturne d'un jardin de trente mètres sur vingt. Et c'est la même chose dans la campagne environnante, et c'est toujours la même chose au-delà des montagnes environnantes aux reflets vitreux sous la lune, pâles et mystérieuses. Et dans le monde entier c'est la même chose, partout, à peine descend la nuit : extermination, anéantissement et carnage. Et quand la nuit se dissipe et que le soleil apparaît, un autre carnage commence avec d'autres assassins de grand chemin, mais une égale férocité. Il en a toujours été ainsi depuis l'origine des temps et il en sera de même pendant des siècles, jusqu'à la fin du monde. **
Dino Buzatti, Le K, Douce Nuit

Je le crois, je le sais et ne dois pas beaucoup me tromper : à l'issue, le festin de pierre ; la scène (Cène ?) finale, mortelle.

Alors soit : au fond, aux tréfonds ; au plus archaïque, le hurlement, insoutenable de la bête. Qui effraie ou à quoi l'on s’accoutume ; c'est selon ! Que l'on tente d'endiguer ou bien à quoi l'on concède la part du feu. Le cri de la bête que l'on abat ; le sardonique sourire du chasseur ; ou bien, comme par excuse, comme pour se faire pardonner de seulement exister … la lente tentation du désespoir.

Que, même dans les choses de l'amour, la violence ait sa part, fût-elle sublimée ; que nous puissions au mieux la canaliser en la parant de quelque ornement esthétique, que, pour parler comme Freud nos meilleures vertus soient nées sur l'humus de nos plus mauvaises dispositions, que, partout, dans l'histoire comme dans nos âmes, de chaque côté de cette frontière, ne s'exhalent que putrescence de cadavres et bave haineuse, voici expérience redoutable qui, je le devine, ne participe pas pour peu aux contours de cette intimité que nous traquons. Qu'au sortir de l'enfance, à peine étourdis encore de cette frêle innocence ou plutôt tout meurtris de cette fraîche candeur qui s'effiloche aux aspérités du réel, nous hurlions ou passions, indifférents comme s'il n'était ici qu'écot obligé à payer à notre animalité, que nous nous offusquions ou au contraire y cédions quelque marge, de n'être pas débonnaire, au coeur assoiffé d'amour, ceci, oui, dessine l'épaisseur du trait où nous construisons l'intime. Moins une affaire d'espace, je le répète, que d'instant. Celui, mais il faudrait écrire ceux tant il scande scande chaque étape de nos efforts ; tellement ce bruissement de la bête qui feule tente de surprendre l'effort de l'humain à s'extirper.

Et si, finalement cette tension finit par dessiner l'apparence d'un espace, c'est seulement de se répéter inlassablement .

De ces poussées répétées, comme de tout désordre, finit par surgir un ordre. C'est de cette répétition dont il faut faire récit.

Alors, non, je ne sais toujours pas ce qui, de la peur entretenue à l'égard de cette animalité qu'on aimerait pouvoir plus endiguer, mieux mépriser, ou de l'éducation un peu rigide qui nous la fit calfeutrer dans les dédales de l'intime, oui, décidément, j'ignore ce qui me fait répugner à faire récit intime … les deux sans doute.

suite


1) Comte, Cours de philosophie positive, I, 63

“Tous les bons esprits répètent depuis Bacon, qu’il n’y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés. Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable si on l’applique, comme il convient, à l’état viril de notre intelligence. Mais, en se reportant à la formation de nos connaissances, il n’en est pas moins certain que l’esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi. Car, si d’un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur les observations, il est également sensible, d’un autre côté, que, pour se livrer à l’observation, notre esprit a besoin d’une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d’en tirer aucun fruit, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir; et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus à nos yeux. “

2) Marx, Le Capital, tome 1, livre 1, 3e section, chap. VII, p. 139-140, Éditions sociales, 1983.

Notre point de départ, c'est le travail sous une forme qui appartient exclusivement à l'homme. Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. Et cette subordination n'est pas momentanée. L'œuvre exige pendant toute sa durée, outre l'effort des organes qui agissent, une attention soutenue, laquelle ne peut elle-même résulter que d'une tension constante de la volonté. Elle l'exige d'autant plus que, par son objet et son mode d'exécution, le travail enchaîne moins le travailleur, qu'il se fait moins sentir à lui comme le libre jeu de ses forces corporelles et intellectuelles ; en un mot, qu'il est moins attrayant.

 

* texte qui fait irrésistiblement penser à celui-ci de Yourcenar :

Mais déjà, et un peu partout, l'homme. L'homme encore clairsemé, furtif, dérangé parfois par les dernières poussées des glaciers tout proches, et qui n'a laissé que peu de traces dans cette terre sans cavernes et sans rochers. Le prédateur-roi, le bûcheron des bêtes et l'assassin des arbres, le trappeur ajustant ses rets où s'étranglent les oiseaux et ses pieux sur lesquels s'empalent les bêtes à fourrure; le traqueur qui guette les grandes migrations saisonnières pour se procurer la viande séchée de ses hivers; l'architecte de branchages et de rondins décortiqués, l'homme-loup, l'homme-renard, l'homme-castor rassemblant en lui toutes les ingéniosités animales, celui dont la tradition rabbinique dit que la terre refusa à Dieu une poignée de sa boue pour lui donner forme, et dont les contes arabes assurent que les animaux tremblèrent quand ils aperçurent ce ver nu. L'homme avec ses pouvoirs qui, de quelque manière qu'on les évalue, constituent une anomalie dans l'ensemble des choses, avec son don redoutable d'aller plus avant dans le bien et dans le mal que le reste des espèces vivantes connues de nous, avec son horrible et sublime faculté de choix.
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