Bloc-Notes 2016
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Exister … choisir

J'y ai déjà consacré une page pour souligner la grande duperie que représentait son assimilation au travail. Y revenir.

Des trois grands moments - naître, vivre, mourir - nous savons tous que les premier et dernier nous échappent. Venir au monde, comme le dit joliment l'expression populaire, n'est pas être au monde. Bousculé, précipité dans l'arène, la naissance, on le sait, est d'abord un traumatisme. Le latin ne l'ignorait pas qui fit de naître - nascor - mais aussi de mourir - morior - des verbes déponants - se conjuguant au passif quoique ayant un sens passif. Poussé dans puis hors du monde, ne m'échoit que la vie où exercer ma volonté ou le croire en tout cas - ce que le latin nommait aussi mos - d'où nous avons tiré mœurs et morale. Nous le savions depuis toujours : il n'est de moralité que là où règne une volonté libre - qui se veut ou croit telle. Inutile d'y revenir : cette illusion de liberté est notre viatique et même si nous sommes pétris de nécessités nous n'en désapprendrons jamais la rage. Il est bien un peu - parmi ces cas extrêmes; dont la guerre par exemple, où la grande histoire pénétrant comme par effraction dans la nôtre, bousculant habitudes et certitudes, nous nous trouvons dans l'obligation intime de choisir, dans l'impossibilité de nous laisser porter par les événements ! Nous n'avons jamais été aussi libres que sous l'Occupation ! Oui, sans doute n'est-ce que dans les chemins de croix que notre liberté se fait chair !

Je sais la question un tantinet naïve mais c'est la seule qui vaille : si l'on veut entendre quelque chose de la musique intérieure en l'autre, il faudra bien sonder l'instant si précieux, tellement décisif où, au détour de l'enfance, jaillit la question : qu'est ce que je fais ici ? où l'existence subitement cessa d'être un fait, une évidence même difficile ; où elle se fit question. Je le crois : nous ne sommes pas d'un lieu, d'une époque ou d'une classe sociale mais d'un moment - cet instant si étrange où pour la première fois notre existence cessa d'être un fait, une évidence pour se transformer sinon en problème en tout cas en question. On peut se rire de la question pourquoi quelque chose plutôt que rien : elle a indéniablement une portée métaphysique bien éloignée de nos préoccupations ordinaires. Mais je n'aime pas cette ironie de la servante de Thrace : elle est stérile. Elle ne dit rien surtout de cet instant inaugural, qui est pourtant universel, de cette disposition d'esprit en même temps qui pratique renversement et redoublement ; qui pose question.

Il y a donc bien un moment pour la question : ce qui le provoque, je ne saurais le dire. Est-ce quelque chose de notre nature d'êtres conscients ? C'est en tout cas ce que pensait Hegel qui nous voyait ainsi non plus seulement dans mais aussi devant le monde. Sont ce les circonstances, les aléas et contradictions inévitables de notre présence au monde ? Ce que je sais en revanche c'est ce brusque changement de perspective, ce petit pas de côté qu'implique toute question qui transfigure le réel en interrogation.

Au reste, sans doute ne sommes-nous pas d'une époque, comme nous le croyons souvent et le proclamons, d'une époque qui nous déterminerait, nous forgerait au point d'en demeurer à jamais pétris et nostalgiques mais d'un instant : celui de cette question surgissant, presque par mégarde, par hasard, d'une question qui nous surprend autant que nous ne la surprenons nous-mêmes.

Les mythes foisonnent autour de la question séminale : Œdipe, bien sûr, mais on aurait tort de la centrer autour de l'origine identitaire ; Protée surtout.

Protée l'indécis

Protée, que l'on surnomme l'indécis mais aussi le vieillard de la mer. Sans réelle ascendance assignée, quoique d'aucuns le disent fils de Poséidon et de Téthys , il est en tout cas le gardien des troupeaux de phoques de ce dernier. Celui-ci a la double caractéristique de pouvoir revêtir des formes diverses - celles de tous les êtres vivants comme des choses ; mais celle encore de tout savoir, du passé comme du présent mais aussi de l'avenir. Il est celui que l'on aimerait consulter s'il n'y était tellement rétif : Aristée, fils d'Apollon, le consulta ainsi pour savoir comment prévenir la maladie qui avait décimé ses abeilles.

Protée cependant répugnait à partager son savoir et pour le faire parler, il fallait l'y contraindre et il n'était d'autre moyen d'y parvenir que de le surprendre durant la sieste qu'il avait coutume de faire vers midi dans quelque antre à l'abri de la chaleur et au milieu de ses phoques, non sans s'être préalablement enquis que pas un parmi son troupeau ne manquait à l'appel.

Personnage curieux, dont il est fait rarement mention, presque oublié dans le panthéon grec, que ses dons pourtant auraient du hisser aux premières places, n'était sans doute sa répugnance à rien partager de sa science autrement que sous la contrainte. Il n'est pas le seul, loin de là, à se pouvoir métamorphoser : les récits d'Ovide en sont pleins. Zeus le premier qui use à l'envi de cet artifice pour séduire à tout vat et échapper ainsi à l'ire et à la surveillance de sa jalouse épouse Héra. Mais précisément, si Zeus se métamorphose pour conquérir , Protée, en revanche ne se transforme que pour ne pas l'être. Il n'est jamais dans la conquête et s'il ne demande rien à personne, il aimerait bien ne rien donner à tous eux qui lui demandent tout.

Ménélas aimerait bien savoir qui le retient sur cette île et quelle offense il aurait ainsi pu commettre à l'encontre des dieux qui l'empêchât de rentrer chez lui à Sparte. C'est Idothée, qui lui indiqua comment faire parler son père : le surprendre durant sa sieste, le tenir bien attaché car il cherchera inéluctablement à s'échapper en prenant toutes les formes possibles, mais le délier surtout sitôt qu'il aura revêtu sa forme originaire. Ainsi fut fait et Protée parla.

Il se fait prier mais parle. Il faut seulement le contenir préalablement.

Je ne puis m'empêcher de penser que nous sommes dans la même position que Ménélas lorsque nous nous posons la question originaire - que je crois métaphysique. Nous aimerions bien savoir. A l'aube de notre existence, en tout cas avant tout acte, nous supputons la probabilité de notre réussite, augurons ce qu'il convient de faire au mieux pour réaliser nos objectifs. Que faire ? Qui être ? Comment être ? A ce moment précis, tout est encore possible et nous nous trouvons à la croisée de tous les compossibles.

Protée ou les prémices de l'être.

Exister c'est choisir, se donner un chemin. Voici affaire de méthode. Trier, renoncer à cette voie pour lui en préférer une autre. Sortir de l'indécision, trier : voici affaire de crise. Supporterions nous d'avancer si nous connaissions à l'avance l'heure de notre propre fin ? accepterions-nous d'agir et de tenter donc de braver le destin si nous connaissions d'avance l'issue heureuse ou la défaite de nos efforts ? Nietzsche l'a écrit : rien ne serait plus pesant que l'évidence d'une existence écrite d'avance et, manifestement, quoique nous soyons le seul animal à se savoir mortel, nonobstant nous agissons comme si nous étions éternels. Inconscients ? sûrement non ! Frivoles ? Pascal le devina ! mais pouvons-nous faire autrement ?

Si cette pensée prenait barre sur toi, elle te transformerait peut-être, et peut-être t'anéantirait ; tu te demanderais à propos de tout : « Veux-tu cela ? le reveux-tu ? une fois ? toujours ? à l'infini ? » et cette question pèserait sur toi d'un poids décisif et terrible ! Ou alors, ah ! comme il faudrait que tu t'aimes toi-même et que tu aimes la vie pour ne plus désirer autre chose que cette suprême et éternelle confirmation !
Nietzsche

L'a-t-on assez remarqué : celui qui sait tout et devine tout n'agit pas et n'est presque pas héros dans les récits grecs. Il est la possibilité peut-être de la prouesse mais il n'est pas la prouesse. Est-ce un hasard ? Si de nous ou des choses nous savions tout, nous serions invariablement pétrifiés. Connaître l'avenir, admettre donc qu'il fût écrit d'avance, en dépit de nos désirs, de nos volontés et de nos tentatives est aussi insupportable que cet éternel retour du même. La connaissance absolue éveille peut-être l'âme ; elle fige en tout cas nos bras. Nous avons beau la désirer et la produire comme guide de notre action, elle nous figerait sitôt qu'accomplie. Qui sait ne peut agir. Pour le pouvoir, il faut y savoir instiller une dose d'incertitude, d'aléa, d'indétermination qui signe notre pulsion invétérée de liberté. Il y a entre la connaissance et l'action une incompatibilité d'humeur que nous ne nous avouons jamais et qui ne tient pas seulement à leur nécessaire disjonction : oui bien sûr nous ne pouvons pas en même temps agir et penser ; certes, notre action présuppose toujours une pensée préalable et produira ensuite une correction de celle-ci en une boucle de rétroaction qui en constitue toute la dynamique au point de devoir constater que si la pensée est quête l'action en revanche n'est jamais conquête mais tout au plus requête ; surtout la victoire impériale de l'une entraînerait l'effondrement de l'autre. La connaissance n'est jamais un état mais un processus dont nous ne pouvons qu'espérer l'indispensable inachèvement. On a déjà mentionné ici, à plusieurs reprises, le lien étymologique entre ago et cogito qui n'est jamais qu'une flexion de coagitare. La pensée est un remuement, une secousse ; l'être incessamment mis en jeu voire en péril.

Voici donc Protée : qui n'est pas l'être mais la promesse de l'être ; qui n'est jamais acteur mais possibilité de l'action.

Protée ou les délices délirantes de la démiurgie

Dès l'instant que vous le verrez endormi, pensez alors à employer force et violence, et maintenez-le sur place bon gré, mal gré, quoi qu'il fasse pour vous échapper . Il s'y essaiera, en prenant toutes les formes, celles des êtres qui rampent sur la terre, celles de l'eau, du feu au divin flamboiement . Vous, tenez-le sans faiblir, et serrez-le plus fort . Mais, quand il parlera pour t'interroger, reprenant la forme sous laquelle vous l'aurez vu dormir, alors, seigneur, renonce à la violence, délie le vieillard, questionne-le sur le dieu qui te persécute, sur ton retour, et le moyen de faire route sur la mer poissonneuse.
Homère Odysée, IV, 420
On comprend bien dès lors pourquoi Protée répugne à transmettre sa connaissance : elle paralyse. Mais pourquoi donc, selon les dires de sa propres fille, se met-il néanmoins à parler sitôt qu'on l'a eu enchaîné ; pourquoi cette insistance à renoncer à la violence sitôt que Protée eut repris sa forme originaire ? Comme si l'asservissement était incompatible avec la connaissance ou que les métamorphoses fussent seulement un palliatif pour retarder le moment de la transmission.

 

 

Reprenons parce que ce que l'on observe ici est vrai tout autant de qui l'interroge, de qui s'interroge.

 

Ménélas

Ménélas est dans la même position qu'Ulysse : comme tous, après la fin du conflit, il désire rentrer chez lui, à Sparte. Son retour durera 8 années. C'est que sur le chemin du retour, Zeus déclencha une tempête qui le fit échouer sur les côtes d’Égypte. Ultime épisode ; celui de l’île de Pharos où il demeure bloqué vingt longues journées et où précisément réside Protée qui lui permettra finalement de quitter l’île. Sa faute fut de quitter Troie sans avoir sacrifié aux dieux.

Voici première donnée le concernant : il commence l'histoire en étant victime - après tout c'est lui l'époux bafoué - celui qui cherchera à se venger en incitant tout un chacun - les anciens prétendants d'Hélène - à tenir leur serment. Il la continue en étant sacrilège. Et la termine en mettant le fils de Poséidon sous sa coupe. Le moins que l'on puisse dire est que ses rapports avec le divin ne sont pas simples.

Voici la seconde : à tout moment, et pas seulement parce qu'il est roi, Ménélas demeure celui qui veut prendre son destin en main, qui refuse de subir et cherche à être la cause première de tous ses actes. Il dit non, refuse l'état de fait, cherche à se venger, à laver son honneur … à être libre.

Du poète ou du philosophe

Les deux se veulent créateurs. Proposer une représentation du monde, à titre d'hypothèse à démontrer comme le ferait un scientifique, ou à titre de fiction, de métaphore ou de simple musique comme le ferait un artiste revient dans tous les cas à proposer (imposer ?) sa vision, sa lecture aux autres. Bachelard n'a pas dit autre chose ; rien n'est donné… tout est construit. Le scientifique imagine et tente de vérifier son hypothèse mais cette dernière n'est pas seulement un modèle, c'est un nouveau récit qui précisément permet de comprendre ce qui auparavant demeurait mystérieux, de voir ce qui était inaperçu. Parfois (Galilée, Einstein) ce récit bouleverse tout, rejette dans la préhistoire ce qui avait paru si évident ; gêne, choque, dérange. Alors, parce qu'elle change radicalement notre manière de nous penser et de penser le monde, on peut dire que c'est une théorie au sens étymologique du terme, mais une création aussi qui reprend tout à zéro. Qu'à l'origine, le divin se contente d'organiser ou au contraire tire l'être du néant, en tout cas, identiquement il entame un récit qui s'impose à tous.

c'est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie l'homme à aimer le genre humain : comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour la fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, c'est une autre morale, c'est un autre genre d'obligation».
Bergson, les deux sources de la morale et de la religion
On comprend mieux pourquoi les rapports avec le divin sont si souvent conflictuels - notamment quand ceci concerne un héros. C'est que les héros sont des demi-dieux et pas seulement des combattants courageux : au sens de Bergson, ils sont précisément ceux qui prônent une morale ouverte, bouleversent les représentations antérieures qui se contentaient de respecter les obligations et les intérêts sociaux usuels, et ceux qui inventent un futur. L'histoire écrite par le héros ou le mystique, on aimerait y croire : il n'en reste pas moins vrai qu'il n'est d'œuvre qu'à partir du moment où l'on cesse de pasticher ou bien seulement de recombiner le passé, qu'à partir du moment où, par bond, écrit Bergson, par rupture écrira Bachelard, on renverse la table, reprend tout à zéro ; à partir du moment où l'on crée.

 

L'individu

Vous, moi, l'adolescent au sortir de l'enfance, le révolutionnaire qui dresse barricade … Celui qui, en tout cas, récuse d'emblée toute autorité et refuse d'être réduit à ses appartenances sociales, familiales, à ses racines. Celui-ci veut être libre même s'il sait qu'il n'y va peut-être que d'un désir, même s'il devine que les déterminismes ne s'effacent pas d'un trait de colère ou de rêve. Ce qui signifie vouloir donner un sens à son existence, une valeur à son parcours ; se placer à l'origine et se penser comme cause première. Celui-ci se crée de se poser ainsi face au monde et devant les autres, l'essaye en tout cas. Bataille avait vu en lui celui qui disait non tant à lui-même qu'au monde ; j'y entrevois celui qui inéluctablement finira par braver les dieux d'être ainsi poussé non par instinct mais par irrésistible désir, à ne rien admettre qu'il n'eût lui-même préalablement vérifié, à ne rien faire à quoi il n'eût préalablement consenti, à n'obéir qu'aux seules autorités qu'il eût préalablement reconnues. Par fatigue ou paresse, éreinté parfois par les circonstances, il lui arrive bien quelquefois de courber l'échine et de se soumettre mais sitôt la question resurgie, le voici qui à nouveau s'avance la nuque raide.

Je comprends mieux les rapports difficiles de Ménélas avec les dieux et devine la grandeur mais surtout l'aporie d'un christianisme qui inventant le libre arbitre d'un individu invité à se soumettre, à obéir, aux commandements, à la fois prépare et rend possible ce grand bond qu'évoque Bergson, mais aussi la confrontation. Par orgueil, faiblesse ou tentation, il finit toujours par convoiter les fruits de l'arbre de la connaissance, par ériger un tour qui le hisse à hauteur du divin. Il faut toute la sagacité d'un scientifique pour faire admettre que les déterminismes non seulement n'entravent pas mais en réalité rendent possible la liberté humaine, il faut aussi toute la naïveté, l'ignorance souvent ou la bravoure de l'être pour entamer ce chemin, en dépit de tout, en dépit du rêve. Il en faut, décidément, de la sagesse pour obéir sans se soumettre jamais.

Faut-il y scruter le tragique grec qui considère qu'au fond de toute chose règne le chaos seulement surplombé par la nécessité - anankè - mais un chaos dans les interstices duquel il est toujours possible de ménager un certain ordre, limité peut-être, provisoire sans doute, mais un ordre quand même ? C'est en tout cas parce que les grecs pensaient cette possibilité du cosmos, estimaient que le monde n'était pas que chaos mais aussi nécessité qu'ils purent inventer, en même temps la démocratie et la philosophie qui ensemble sont des hymnes à la liberté.

Faut-il y deviner au contraire la bonne nouvelle annoncée successivement par le judaïsme puis le christianisme d'une créature certes totalement dépendante de son créateur mais néanmoins libre de consentir ou de se révolter et à qui, finalement, l'on demande de faire siens les commandements plutôt que de les observer servilement ?

Si d'autre part, Dieu n'existe pas, nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs ou des ordres qui légitimeront notre conduite. Ainsi, n'avons-nous ni derrière nous ni devant nous dans le domaine lumineux des valeurs, des justifications ou des excuses. C'est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre. Condamné parce qu'il ne s'est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu'une fois jeté dans le monde il est responsable de tout ce qu'il fait. L'existentialisme ne pensera pas non plus que l'homme peut trouver un secours donné sur terre, qui l'orientera ; car il pense que l'homme déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. Il pense donc que l'homme, sans aucun appui et sans aucun secours, est condamné à chaque instant à inventer l'homme.
Sartre, L'existentialisme est un humanisme
Je sais seulement que ce passage d'une morale fermée à une morale ouverte qu'évoque Bergson, ne s'opère effectivement pas en une sereine continuité mais exige ce qu'il appelle un bond ; ce que je nomme la question. Ne va pas de soi ni d'ailleurs sans brusquerie ; ni d'ailleurs sans errance ou erreurs. Je sais seulement qu'exister ne se réduit pas à un être-là épais et obscur , posé là et réduit à fonctionner selon l'ordre des nécessités. Que l'on se croie créature de Dieu ou non - car contrairement à Sartre, je crois bien que ceci revient au même - nous ne pouvons pas ne pas tenter de donner un sens au monde et à notre présence au monde ; que même ne pas lui en donner et reproduire ainsi le sens commun ou l'impératif social qu'une idéologie dominante ferait prévaloir, c'est encore lui en donner un.

Nous sommes condamnés à être libres, oui !

Or nos alternatives n'y sont pas légion :

Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent.
Mt, 7, 13

Retour aux délices, retour à la contention

On ne peut taire la contradiction au moins apparente entre connaissance et liberté : la première n'est possible que sur fond de déterminisme - comment rien comprendre si les phénomènes devaient se produire sans raison apparente et de manière totalement aléatoire voire hasardeuse ? - et consiste précisément à mettre de l'ordre là où il paraissait ne pas y en avoir ; la seconde consiste en réalité, soit qu'on y croie soit qu'on désire seulement y croire et faire comme si, consiste oui, à se poser comme cause première de ses actes et de ses pensées, à se poster à l'origine ou, comme l'écrivit Spinoza, à se poser comme un empire dans un empire.

Faudrait-il donc vraiment être sot ou ignorant ou encore sottement capricieux pour se croire et revendiquer libre ? Une cité démocratique serait-elle seulement pensable si, comme le suggérait Comte, la sociologie pouvait se présenter comme une physique sociale. Il n'y a pas de liberté de conscience en physique, écrivit-il : pourquoi y en aurait-il une en politique, en morale ?

Celui qui crée, comme celui qui affirme péremptoirement sa liberté aura beau se placer à l'origine, se penser cause première, se croire à l'instar de Dieu inengendré, de toute manière il lui faudra bien mettre ses désirs dans des mots, dans une représentation, fût-elle archaïque voire pré-narcissique au sens de Freud, qui le distingue de l'autre, du monde. Au reste, récuser un ordre, une représentation, dire non en somme, c'est toujours dire non à quelque chose qui vous pré-existe. Platon l'avait vu, la connaissance ne va jamais de l'ignorance au savoir, mais d'un savoir à un autre savoir et, nous l'avons souvent écrit, il n'est pas d'acte qui ne suppose une métaphysique implicite, une représentation du monde plus ou moins confuse sans doute mais prégnante. Qu'on l'entende d'un point de vue psychologique, politique ou même métaphysique, affirmer sa prééminence c'est toujours le faire par rapport à quelque chose qui précède cette affirmation. Vouloir être libre, c'est vouloir l'être par rapport à un code, un ordre qui vous précède. Mozart ne put bouleverser les canons de la sonate qu'en en ayant préalablement épuisé toutes les formes !

Voici pourquoi Protée [1] ne consent à parler qu'une fois lié et contraint après avoir tenté de fuit en se métamorphosant.

Mais en même temps le savoir qu'il peut divulguer ne cessera d'être paralysant qu'à partir du moment où il se partagera - d'être libre à un autre être libre. La connaissance absolue, nous l'avons écrit, est empêchement à agir. En réalité de la connaissance à l'action il y a bien boucle de rétroaction, incessante. Je ne puis agir qu'en croyant pouvoir bousculer l'ordre des nécessités ou le faire procéder à mon profit (la technique n'a pas d'autre sens) mais je n'y parviendrai jamais aussi bien qu'en le connaissant préalablement. Protée dévoile à Ménélas les manquements qui furent les siens au respect du aux dieux mais cette révélation ne suffit pas : encore faudra-t-il que Ménélas y consente. La connaissance est un préalable de l'action, certainement pas une condition suffisante : pour agir, encore faut-il le désir de l'action ; l'affirmation de sa propre liberté.

Voici pourquoi Protée ne parle qu'une fois sa forme originelle recouvrée et sa liberté reconquise.

On ne l'écrira jamais assez et ceci est de bonne augure : il n'est pas de savoir achevé concevable et toute l'histoire des sciences témoigne qu'il n'est jamais question que de connaissances rectifiées ou balayées, et que, pour parler comme Cioran, le rêve d'une connaissance aboutie ne peut être que celui d'un tyran ; d'un ennemi de l'humanité.

Retour à la question

Il n'est donc pas de forme plus originaire que cette question métaphysique parce qu'elle désigne, oui, la forme primordiale du récit de l'intime. Originaire, elle l'est deux fois : d'abord parce qu'elle place celui qui la pose au début de la chaîne causale même si ce n'est qu'un désir, un rêve ; ensuite parce qu'elle est inaugurale en précédant, plus ou moins consciemment, chacun des actes que nous commettons, des choix que nous faisons, chacune des pensées à quoi nous souscrivons.

Il n'y a jamais loin des augures à l'inaugural : Romulus et Rémus, incapables de décider qui d'entre eux deux, avait vocation à régner sur la ville qu'ils allaient fonder puisqu'aucun droit d’aînesse ne pouvait ici prévaloir, firent appel à des augures et, montant chacun sur sa colline, Aventin et Capitole, attendirent des cieux ou des dieux, qu'ils leur fissent signe. Las ! ce signe même devait être interprété : rien, décidément, n'a jamais de sens en soi. On eût beau découper le ciel pour délimiter l'espace où le message divin s'offrirait, on eût beau dessiner ainsi le double espace du temple et de la théorie, selon que l'on s'appuyât sur la précession chronologique ou sur le nombre, le résultat n'était pas le même. On en vint donc aux armes, on le sait ; comme toujours. Ils auraient pu conclure un partage comme le fera plus tard Romulus avec le roi d'Albe : non, il fallait sortir de l'indécision. Ainsi seulement pouvait commencer l'histoire.

Alors, oui, si l'on veut comprendre quelque chose à l'autre - comprendre mais non juger - alors il faut tenter de scruter cet instant inaugural car c'est le moment de l'œuvre. Il faut incontestablement relire les pages d'Arendt consacrées à l'œuvre pour saisir pourquoi jamais le travail ne pourra suffire à construire l'homme et contribue plus souvent qu'à son tour, à le détruire, à l'évider. Exister n'est pas vivre ; encore moins survivre. C'est dire je et en encourir tous les risques. Exister c'est une histoire que l'on (se) raconte, où par angoisse ou mégalomanie, on se pique de créer ; de se créer.

Fabuleux défi que celui-ci : se construire comme on créerait une œuvre d'art ; se considérer comme une œuvre d'art, sans sombrer pour autant dans la mégalomanie, l'orgueil ou la suffisance ou, pire encore l'egolâtrie. Se donner un sens, devinant qu'il ne cessera jamais de se modifier, amender ou bouleverser, sans pour autant jamais l'imposer à l'autre mais au contraire, comme la sonate pour son auditeur ou le roman pour son lecteur, laisser le destinataire qu'est l'autre, l'autre qui est le prochain et s'approche, faire l'effort de comprendre et d’interpréter ; lui offrir un sens ouvert plutôt qu'un dogme.

Ce récit est inaugural et je ne connais rien de plus intime. Ce récit est un dialogue : je ne connais rien de plus engageant.

 


1) Virgile va jusqu'à désigner Protée comme l'esclave de Poséidon

« Quand le soleil atteint le milieu du ciel, alors le véridique Vieillard marin sort de la mer, sous le souffle du Zéphyr et couvert d’une brume épaisse. Étant sorti, il s’endort sous les grottes creuses, c’est ici qu’habite le véritable Vieillard de la mer, l’immortel Protée l’égyptien qui connaît les profondeurs de toutes les mers et qui est l’esclave de Poséidon… Si tu peux le saisir par ruse, il te dira ta route et comment tu retourneras à travers la mer poissonneuse… » Quand Ménélas arriva près de son père, celui-ci se métamorphosa successivement en lion, en serpent, en panthère, en un sanglier, en eau, en un arbre, alors elle l’enchaîna pour le maintenir et l’empêcher de s’échapper, si bien qu’à la fin, vaincu, le vieillard parla
(Virgile, Géorgiques IV, p. 388 et suiv.