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«Toi tu intellectualises toujours tout …»

 

On me l'a dit souvent et, après tout, c'est peut-être exact.

Qu'on me le pardonne je ne sais faire autrement. Je ne crois pas au reste que ce soit nécessairement un défaut - tout au plus une défaillance tant en réalité il est difficile de procéder autrement. Comte l'avait compris : si nous n'avions pas une idée derrière la tête - ce qu'il appelle une théorie quelconque - non seulement nous ne verrions rien mais nous ne pourrions rien retenir du peu que nous aurions vu. Le rêve un peu fou de Diogène qui ne voulut rien entre lui et l'être aura toujours été balayé lamentablement par le gamin plus simple et nature que lui, buvant à même la main l'eau de la fontaine sans qu'il lui fût besoin d'une quelconque écuelle. Kant n'aura pas dit autre chose : entre nous et le monde, nos structures mentales, l'ordonnancement de nos perceptions : non, décidément, la chose nous est inaccessible qui aura toujours été travaillée, j'aurais presque envie d'écrire torturée, par nos représentations, nos idées.

J'ai beau chercher cet impossible sentier frayé d'entre raison et sens, motion et émotion, toujours je verse, faute de savoir mieux faire, du côté de l'analyse, de l'abstraction, de la philosophie. J'ai beau pester contre ses limites, son impuissance à embrasser la différence, son entêtement à ne pouvoir considérer que le même qui s'empile, compte et décompte, je n'ignore pas que ce qu'elle néglige, précisément, ne se peut ni vraiment dire, ni saisir … à peine transmettre au prix d'invraisemblables circonlocutions.

Il m'est arrivé de m'essayer à la littérature croyant trouver là truchement pour exprimer ce que la raison était rétive à embraser mais soit que ma langue y fût trop rêche soit que je n'eusse rien à dire, ce fut sans grande réussite. J'y crus alors au moins comprendre que l'art, à défaut de pouvoir exprimer sentiment et émotion, parvenait au moins à mettre lecteur, auditeur ou spectateur dans une position analogue à celle de l'artiste en sorte de provoquer en lui, peut-être, cela même qu'on cherchait à transmettre. C'est loin d'être faux mais ne dit pas tout : que les mots, surtout, sont au mieux prétexte, ou rythme comme en poésie, mais le plus souvent obstacles ou écran.

Qui mieux qu'Appelfeld sut le comprendre ? Lui qui n'avait pas appris le yiddish que parlaient encore ses grand-parents ; qui sut faire le deuil de l'allemand qui était sa langue maternelle - et avec elle de toute son enfance - lui qui eut tant de mal à apprendre l'hébreu qui symbolisa toute l'intrépidité de ce jeune pays qui ne voulut voir en ces jeunes gens que des colons mais voulut ignorer d'abord les rescapés.

Pour lui, chaque étape, de la plongée dans l'horreur à la réinvention d'une nouvelle vie, prit la forme de langues qui se télescopèrent et, parfois, se refusèrent à lui.

Quoi d'étonnant ? Nous savons tous qu'il n'est pas de pensée sans langage ; que ce dernier ne saurait être le simple habillage de celle-là.

Toute mon existence j'aurai été hanté non pas par les limites de la raison - ceci j'en eux tôt conscience autant en mes piétés qu'en mes expériences propres même si je ne sus correctement le formuler qu'avec Kant - mais par cette ligne qui sépare les mots de l'être où je crois qu'il faut se tenir ; où je devine les arts se maintenir.

J'ai beau rager devant cet être qui fuit, si poreux qu'il ressemble à s'y méprendre au fleuve héraclitéen ; j'ai beau me plaindre de ne pas même savoir croquer l'ivresse d'un sourire, la joie simple d'une matinée apaisée non plus que ce pincement d'enfance devant un paysage où tout me chante une parenté perdue … malgré tout cela, ou à cause de cela je m'obstine à vouloir dénicher ce si précieux passage. Je sais qu'il n'est de monde habitable que par ce regard de l'artiste mais je n'ignore pas qu'il n'est de monde que par cette idée qui s'insinue entre nous et lui.

 

Je regarde cette photo d'une Bucovine que je ne connais pas mais où tout m'est pourtant souvenir. Même si ces paysages - jusqu'aux barrières en bois séparant les terres - ne sont pas très éloignés de ceux, tyroliens, de mes vacances enfantines. Les yeux d'Aharon Appelfeld s'ouvrirent sans doute devant de telles splendeurs, simples, quiètes.

Il y a donc bien quelque chose d'universel dans ces singularités-là qui n'est pas la beauté mais qui en a toutes les caractéristiques que Kant y avait repérées : un universel sans concept. Ce quelque chose c'est, très exactement, ce que Appelfeld nomme une idée qu'exprime le détail et sans laquelle ce dernier ne ferait qu'encombrer et fourvoyer. La littérature, mais sans doute peut-on étendre la remarque à tous les arts, c'est une idée lovée dans les replis d'un détail soigneusement repéré sans, selon lui, qu'il soit besoin de métaphore.

Du détail à l'idée … et retour

La prière

Il faut lire ces pages, tendres jusqu'à la douleur, où Appelfeld retrace ces vacances, là-haut dans les montagnes ; le portrait qu'il fait de son grand-père, tout en nuances et en silence. L'homme, un taiseux comme on disait autrefois dans nos campagnes, restait non seulement silencieux mais presque invisible tant on évitait de le regarder lui dont le regard au reste se perdait ailleurs, sauf aux soirs de shabbat

Grand-père est grand et maigre , et il ne parle presque pas. Tôt le matin il sort prier, et à son retour la table est couverte de légumes, de fromages et d’œufs au plat. Grand-père nous impose à tous le silence. Il ne nous regarde pas et nous ne le regardons pas, mais le soir du shabbat, son visage s'adoucit.

Il assiste au rituel de la prière et ce n'est rien de dire que l'enfant n'y comprend rien. Il n'a pas les codes comme on dirait aujourd'hui ; il n'a surtout pas la langue. Il voit son grand-père perdu dans le silence de sa prière, oui, c'est cela, il voit mais n'entend pas. Jusqu'à la mélancolie de sa mère au repas du shabbat qui sera interprétée comme la langue perdue avec laquelle on pouvait s'adresser à Dieu. Ce yiddish que sa mère ne parlait plus ; que l'enfant ne parlait pas et n'apprendrait que bien plus tard comme pour rétablir un pont moins avec Dieu qu'avec son passé.

Cette culture juive, MittelEuropa, a été engloutie par la fureur mais l'on en devine assez pour comprendre qu'elle est étroitement associée au yiddish qui, malgré quelques différences, était la langue commune, des pays baltes à la Galicie, des terres polonaises à l'Ukraine ; à la croisée conflictuelle de cette époque où les uns s'épuisaient à maintenir la tradition quand les autres s'empressaient de s'assimiler quand les derniers, épigones de Herzl entonnaient le chant du retour nécessaire. La famille d'Appelfeld raconte ceci également dans ce refus du père d'aller à la synagogue et de lui préférer la lecture de la Recherche ; dans la piété exigeante et silencieuse des grands-parents réfugiés dans les contreforts des Carpates ; dans l'humeur assombrie de sa mère, plus déchirée entre les deux qu'elle ne l'eût avoué. La furie balayerait bientôt tout cela qui ne fut pas seulement nazie mais, dès la partition consécutive au Pacte germano-soviétique, celle des roumains dont l'armée se rangea sous le régime fasciste d'Antonescu et celle des soviétiques au Nord. Là-bas, aux confins de toutes les frontières, ceux-là expérimentèrent l'impasse d'être haïs de tous.

La même distance, le même silence, mais sans doute aussi la même dignité désignent ce second portrait celui de l'oncle Félix. L'homme de la famille, sans doute, qui avait le mieux réussi dans la vie, si l'on en juge par la description de sa propriété et de ses biens ; l'homme qui, quoi qu'apparemment du côté de ceux qui voulurent s'assimiler, finira par se mettre à l'écart. Qui savait, discrètement, ne pas déroger aux obligations de la prière ni à l'étude d'une page du Talmud mais pour le reste se comporter à qui voulait le voir comme un vrai laïc.

Il n'a jamais été facile d'être minoritaire ; encore moins parmi les siens.

J'ai toujours pensé que le grand mérite de la séparation de 1905 aura été, outre l'empêchement désormais décisif de l’État de s'entremêler en rien aux affaires religieuses, de faire, pour chacun, du sentiment religieux, de la foi, et donc de la prière, une affaire personnelle ; privée ; intime.

Je puis attester que l'on peut, d'un même tenant, être un républicain laïcard à la manière des grandes années et un croyant sincère et scrupuleux. Israël en ses premières années épiques y parvint presque … avant de s'égarer en de parfois bien indignes compromis politiques.

. Que ceci débouche plutôt sur une spiritualité toute d'intériorité plutôt que d'ostentatoires mises en scène me semble avéré. D'où sans doute cette prière dans la chambre.

 

Il faut l'écouter parler de son grand-père et de sa prière : remarquable qu'à ce moment précis, sa voie s'adoucit à en devenir presque inaudible. Je cherchais ce qu'était la prière et d'où me venait la sensation qu'il s'agisse d'un acte on ne peut mieux intime : je viens de comprendre, grâce à Appelfeld qu'elle est chuchotis de l'être. Où le mot, quelque incontournable qu'il fût, se fait si discret qu'il réussit enfin à ne plus faire écran.

Le vieil homme priait dehors ou bien au moins fenêtre ouverte. Rien, ni personne, ne devait s'interposer entre lui et Dieu. Ce pourquoi il parlait peu ; ni ne regardait les siens hormis le jour de shabbat ; ce pourquoi il se précipitait à la synagogue à en essouffler son petit-fils mais traînassait à la quitter. Religiosité directe, simple, à cœur ouvert dit Appelfeld. Peut-être la prière a-t-elle ceci de commun avec la poésie et la musique d'être la pointe extrême d'où mots, langage raison se retirent

La littérature : du détail à l'idée

Comment transmettre ceci ? Avec de soigneuses explications ? mais ce serait tomber en philosophie ! Appelfeld insiste : la littérature serait presque affaire de philosophie mais elle ne se confond pas avec elle. Sans idée elle ne serait que bavardage ou au mieux témoignage - chronique dit-il reprenant un terme d'Aristote ; mais évidemment elle ne saurait être seulement idée qu'en réalité elle enrobe précieusement en ce qu'il appelle détail.

Raconter que son grand-père priait fenêtre ouverte pourrait sembler anecdote inutile ou simple fioriture : ce fut ici pourtant creuset de l'essentiel ; de l'idée. Ici, ce rapport direct, intime à Dieu. Était-ce pour autant une idée ? qui en tout cas se distingue bien d'une théorie et se rapprocherait plutôt de ce quelque chose à dire à transmettre qui hante chacun de ceux qui un jour prirent la plume et s'enhardirent à espérer que quelqu'un, quelque part pût s'émouvoir de ce qu'ils éprouvèrent et qui les marqua.

 

Reste à comprendre ce qu'est l'idée. Car il ne saurait s'agir d'un concept au sens où une théorie de la connaissance l'entend c'est-à-dire une construction, une abstraction assise sur une hypothèse et donc une représentation.

C'est sans doute chez Deleuze qu'il faut aller chercher lui qui lie étroitement idée et création et s'il relève que l'idée est rare, il souligne en même temps qu'elle est une fête mais surtout en quoi il distingue ;

Point commun de ces trois aspects de l'idée dont Deleuze note qu'ils s'interpénètrent et se combinent à l'infini, ce débordement du singulier, ce dépassement du moi, cette tension vers l'universel.

J'aime assez cette idée, au contraire de toutes les préventions usuelles qui veulent encore les opposer, qu'en réalité entre le philosophe qui s'épuise à forger un concept donnant enfin à voir autant qu'à comprendre, un musicien qui vous emporterait loin au delà de vous-même et fait battre vos larmes à en hurler ; cet écrivain, ce peintre enchevêtrant si habilement cet écheveau d'émotions qu'il nous installe au cœur même de l'humain ; qu'entre eux tous , non, il n'y a pas de différence. Que c'est toujours même effort, à première vue herculéen, de parvenir à fissurer la muraille mais qu'il n'est pas de plus grande noblesse, non plus que de plus douloureuse joie que de découvrir enfin l'autre, par le truchement de cet entrelacs étroit de détails où vibrent percepts et affects ; combien cette solitude radicale où nous nous croyions enfermés, que cette musique que nous croyions être seuls à percevoir ne sont jamais que le lent et paisible murmure d'une prière qui s'élève au creux de la nuit.

Alors oui, regardez-le bien ce paysage : nous le connaissons tous ! il n'est pas possible que, de toute éternité, nous ne recelions ce qu'il respire d'universel ! Qui n'est pas que de beauté, qui est de cet effort inlassablement arraché à la terre ; qui est cette ample majesté barrant l'horizon sans pourtant l'interdire ; appel des cimes. Appel de l'être. Qui n'est pas un cri mais une voix ! ou plutôt un chant qui s'élève

La prière derechef

Quelque chose d'éminemment humain, d’universel pour tout dire, émerge des lignes d'Appelfeld. Même si les récits qu'il porte renvoient tous à la même période, à cette même expérience de l'horreur et à l'apprentissage de la survie, nul n'est besoin d'être juif pour en entendre la résonance.

Qu'est-ce qui pousse un enfant que rien ne préparait à cela à trouver tous les expédients pour survivre et à s'acharner après cela non pas seulement à le raconter mais à en faire œuvre ? Qu'est-ce qui pousse celui-ci à écrire, celui-là à peindre ; cet autre encore à composer ? Qu'est-ce qui justifie, celui-là dans l'aridité de son atelier, à polir ses concepts comme il eut appris à le faire pour les verres ?

Pourquoi enfin levons-nous les yeux au ciel, parfois avec espoir ; souvent avec nostalgie. Avec mélancolie, toujours.

Toutes les explications vaudront … plus ou moins justes ; plus ou moins précises ; parfois même poétiques. Toutes diront l'insupportable sentiment de n'être pas tout à fait du monde ; non pas d'y être étranger mais passager, oui, plus ou moins habile ; plus ou moins entreprenant. Jamais serein.

Je ne vois décidément pas de différence entre celui-ci qui gratte la terre en quête de quelques secrets enfouis et qui se réfugie dans le silence étroit de sa librairie. Pas de différence non plus avec celui qui invente, comme il peut, ces résonances qui emportent tout et nous surtout, loin au-delà de nous-même.

Pas de différence non plus avec celui-ci qui vient discrètement de se retirer dans l'ombre dessinée par la voûte aimable des feuillages et dressant le regard, pas même inquiet mais dévoué, quête une réponse ; un peu de sérénité.

C'est même geste que de peindre, écrire, composer, philosopher et prier : non pas solliciter mais rendre grâce. Tenter d'alléger le monde ; au moins de ne pas l'enlaidir ! Égrener comme autant d'arpèges, toutes les variations de l'être et murmurer comme un merci. Ce qu'il y a à dire, ce dont nous désirons être reconnaissants sans parvenir à l'exprimer autrement que par bribes et borborygmes, peut-être, comme dans la nouvelle de Borgès, se pourrait-il résumer en un seul mot ; une seule note ; une seule couleur qui embraserait tout. Peut-être ce mot, cette mélodie, cette couleur sont-ils comme ce Dieu au nom imprononçable que nous ne pourrions voir en face sans nous consumer immédiatement.

Je ne sais pas, je ne saurai jamais si cette œuvre que nous poursuivons, cette idée que nous forgeons, ce regard que que jetons sont l'autre nom de ce Dieu que parfois nous révérons ou si au contraire c'est Dieu lui même qui est l'autre nom de nos œuvres.

Je sais juste que c'est affaire de prière. Que nos œuvres pèsent à peine mieux que cette voix susurrée dans la nuit cherchant l'être. Et le trouvant.