Elysées 2012

Questions de temps ...

Sommaire
Question de temps Deux temps trois mouvements Détour étymologique Trois leçons
Le temps du politique Temps de la mort L'arbitre et le quinquennat  

 

Et si tout n'était, finalement, qu'une question de temps ?

De ce temps que nous n'arrivons pas à définir ; de ce temps qui décidément n'est pas monolithique.

Sarkozy avait relevé que les marchés étaient la quintessence du court terme. Oui ! De la même manière l'instauration du quinquennat aura précipité le rythme politique et sans aucun doute modifié l'équilibre interne des institutions. Et si tout le monde s'accorde à relever l'accélération du rythme des événements sans toujours vouloir en rechercher l'explication, force est bien de constater que s'entrelacent ici différentes flexions du temps où le politique trouve malaisément sa place, qu'il se doit pourtant, sinon de conjurer, en tout cas de conjuguer ; que c'est ici peut-être une approche de définition du politique que de le considérer comme l'intersection, improbable voire vide, entre diverses flexions du temps.

Deux temps trois mouvements

On connaît l'expression qui désigne un mouvement très rapide et qui semble provenir du registre militaire : la présentation des armes se fait en deux temps, les trois mouvements n'étant qu'un processus d'amplification. Sauf à reconnaître qu'ici, il vaudrait mieux écrire Trois temps ...

Deux temps parce que dans l'histoire, se seront toujours confrontées, parfois conjuguées, une conception linéaire et cyclique du temps ; trois temps parce qu'évidemment l'on songe à ses trois flexions passé, présent, futur.

En effet, dans les premières pages de sa Méditerranée F Braudel évoque trois couches qui composeraient son histoire : un temps géographique, un temps social, un temps individuel.

Temps géographique :

Un temps immobile ou presque : c'est celui de la nature. Ce qui justifiait qu'autrefois les ouvrages d'histoire commençassent par une partie géographique, géologique, quitte d'ailleurs à n'y point revenir, se désole Braudel.

Or, précisément, s'il était déjà hautement méritoire de la part de Braudel d'intégrer cette histoire géographique, force est néanmoins de constater que ce qui a le plus changé ces dernières années tient au fait que cette histoire n'est plus immobile, mais au contraire hautement instable, parfaitement déterminable et en même temps tragiquement prévisible.

Ce que M Serres a défini en affirmant que la nature est entrée dans l'histoire tient à ce que désormais l'on ne puisse plus considérer les seules déterminations de la nature sur l'histoire humaine, mais pour la première fois que l'on doive aussi considérer en retour la boucle des effets de l'activité humaine sur une nature préalablement conçue comme boite neutre, stable.

Or, si cela change tout, jusque et y compris l'angoisse diffuse que ceci suscite, cela perturbe en même temps le sentiment même que nous pouvons avoir du temps et, notamment de sa durée.

Temps social :

Histoire des groupes et des groupements dit Braudel c'est-à-dire histoire des états, des civilisations, des mentalités et des idéologies aussi, dont le rythme est lent mais dont on peut se demander, ici aussi, dans quelle mesure les effets de la mondialisation, l'interaction incessante entre les états, les économies n'aura pas contribué grandement à rendre plus trépidantes encore les secousses, plus vif le rythme de ce temps qu'on avait pu croire étale. L'exemple typique de cette accélération reste évidemment le cas de la France qui en moins d'un siècle sera passé d'un pays agricole à un pays industriel et, depuis peu, à un pays de service.

Temps individuel

Temps de l'histoire au sens le plus classique du terme, temps de l'événementiel, dont le tourbillon peut-être d'autant plus trompeur qu'il sera perçu à l'échelle d'une vie humaine, et donc d'une échelle très courte et sans recul, un temps que chaque période s'attachera à réécrire avec le risque sans cesse encouru de l'illusion rétrospective. Dont l'exemple le plus flagrant reste encore l'histoire de la Révolution Française de Michelet, superbement écrite, mais dans un registre manifestement romantique qui est loin d'être celui de 1789 qui clôt plus vraisemblablement le siècle des Lumières et donc de la raison triomphante. Dont l'autre exemple, non moins symptomatique reste également l'analyse faite par Tocqueville mettant parfaitement en évidence dans l'Ancien Régime et la Révolution, combien 1789 aura sans doute moins changé la société française qu'on eût pu le croire.

Petit détour étymologique

Χρόνος, fait partie de ces dieux primordiaux de la tradition orphique supposé avoir engendré avec son épouse Ἀνάγκη (destinée, nécessité) à la fois Χαος (chaos, faille, béance) et Αἰθήρ (Ether de αἵθω / aíthô, brûler). Les grecs n'ont pas de récit unique, et les diverses théogonies se contredisent qui font tantôt de l'un, le fils, tantôt le père, tantôt le frère. Qu'importe. Ce qui est certain, c'est que les grecs n'ont nulle approche créationniste, tout au plus imaginent-ils des dieux démiurges - architectes - ou, comme ici un couple dont le rôle est d'entraîner le monde céleste dans sa rotation éternelle.

Le temps, lui-même, provient, via le latin tempus, du grec τεμνω qui renvoie à la division du temps, à l'instant, au moment ; le terme signifiant en grec diviser, couper. Cette division est celle que la raison peut opérer pour rendre le monde intelligible ou visible, ou encore mesurable. Le templum latin a d'abord été une subdivision du ciel ou du sol par les augures.

L'autre terme qu'utilise le grec pour désigner le temps est αιων qui signifie durée de vie, d'où destinée et sort ; éternité, âge. A bien y regarder le temps est pensable pour le grec à la fois comme ce qui s'écoule et dure mais aussi comme ce point fixe qu'il faut savoir ou pouvoir saisir et qu'il nomme καιροσ (kairos) qui constitue le moment opportun, la circonstance, l'occasion favorable. Le καιροσ a en réalité peu à voir avec le temps physique mais bien plutôt avec le temps ressenti : il est ce qui permet à l'homme non pas tant d'échapper au temps, à sa destinée que ce qui donne de Némésisl'épaisseur à l'instant en lui permettant d'agir opportunément. Figure même de la sagesse antique avec la modération que suppose le juste milieu, le καιροσ s'oppose ainsi à l'ubris - ὕϐρις - à cette démesure qui par orgueil ferait l'homme se révolter contre son destin. Or le destin est justement conçu comme la part qui est dévolue à chacun, de fortune ou d'infortune, de bonheur ou de malheur. Ce serait faire preuve d'ὕϐρις que d'en vouloir plus, et encourir nécessairement la némésis - la destruction - qui est précisément la sanction des dieux vengeurs, ramenant le fauteur de troubles à l'intérieur des limites qu'il n'aurait jamais du franchir. La déesse Νέμεσις, de la vengeance,mais aussi de la pudeur, est surtout celle de la justice, celle qui punit tous ceux qui outrepassent leur lot. Mais νεμεσισ signifie justement justice distributive d'où l'indignation que suscite l'injustice, et donc le châtiment, la vengeance divine. νεμω c'est précisément distribuer, partager et donc diviser ; mais c'est aussi occuper, posséder par suite de la coutume des peuples pasteurs (les νομαδεσ - nomades) pour qui faire paître son troupeau sur un territoire était le posséder. tempérance

Trois leçons à en tirer

Nous savons tous l'extrême difficulté à définir le temps et l'acuité du problème philosophique qu'il pose quand à sa réalité ou son idéalité. Quoique la question mériterait qu'on la posât dans l'optique du politique, ce n'est pourtant pas l'objet de notre propos.

Le temps est affaire de partition

Nous ne sommes sans doute pas sortis, ni en physique, ni en philosophie de la querelle originaire entre Parménide et Héraclite. Faut-il entendre le monde comme une unité (l'être est, le non-être n'est pas *) comme un être non créé, intelligible et intemporel ou, au contraire, avec Héraclite, considérer l'être comme essentiellement en mouvement au point de confondre matière et mouvement ? Bref faut-il considérer le mouvement comme une simple succession d'immobilités au point de rendre inconcevable le temps qui ne serait plus qu'une apparence et d'exclure l'idée même du vide ; ou faut-il au contraire tout penser à partir du mouvement au point de considérer toute fixité comme une illusion avec le risque inévitable de l'inintelligible ?

On le voit bien, il n'est pas de science du singulier (Aristote) et la pensée va toujours du même au même si bien qu'à sa manière toute science flirte toujours avec Parménide en tentant de concevoir le mouvement comme la répétition du même, de lois constantes et déterminées. En même temps, elle ne peut surseoir au temps qui demeure l'abstraction à partir de quoi penser, nombrer, le mouvement.

Avec l'obligation conséquence de soigneusement distinguer le temps comme abstraction permettant de penser l'être de la question de la réalité du temps et, bien sûr, de la perception que nous en avons (durée).

A bien y regarder, la tentation est toujours grande de rabattre le temps sur l'espace et d'en faire ce contenant dans lequel les choses et les êtres passent ou se passent ! Et ceci est loin d'être anodin.

1e partition :

Celle du pouvoir et/ou de l'idéologie : remarquable que toute prise de pouvoir revient presque toujours à la tentation de recommencer absolument une série. Etre au pouvoir, c'est être à l'origine, aux fondations. Rome comptait son calendrier à partir de la fondation de la ville, ab urbe condito, la chrétienté, dès qu'elle fut en mesure de le faire, recompta à partir de la naissance du Christ ; n'oublions pas, même si l'essai fut raté, que la Révolution jacobine tenta de même. (2)

Se placer aux origines, s'instituer en cause première, est une façon ainsi de marquer son pouvoir ou son autorité. Invariablement cela passe par la négation, en tout cas le dénigrement de la période antérieure. Ainsi, par exemple, la Renaissance affirma-t-elle sa dynamique en nommant péjorativement la période antérieure Moyen-Age.

De la même manière, poser des repères - et les siècles semblent pratiques pour cela - est une autre forme de cette partition où l'historien fréquemment pose sa marque. Tracer des périodes pour mieux souligner des mutations, des révolutions renvoie au souci d'intelligibilité mais évidemment un souci toujours a posteriori. La Belle Epoque ne se perçut pas comme telle, non plus que les Trente Glorieuses !

2e partition

Celle de la morale. Qui tient à la durée, la sempiternité voire l'éternité. Elle permet de distribuer, d'entre les êtres et les choses, ce qui prévaut, vaut ou ne pèse pour presque rien. Tout dans la tradition antique, des stoïciens aux épicuriens, du judaïsme au christianisme en passant par l'Islam, privilégiera évidemment ce qui dure, ce qui est permanent, sur ce qui fuit et resterait transitoire ou provisoire. D'où le mépris pour les choses matérielles, les passions et l'exhaussement de la pensée, de la quête de la sagesse ; le mépris du corps et le privilège accordé à l'esprit. La permanence ainsi se fait critère d'évaluation jusqu'aux oeuvres d'art dont on privilégiera celles qui ne seraient pas que l'expression d'une époque, mais toucheraient à l'universel. Où le temps derechef flirte avec l'espace.

A l'extrême, l'Etre éternel, l'Un ou Dieu : hors du temps ; en dessous, l'homme créé, dont seule l'âme est éternelle ; tout en bas, le matériel, le monde de la caverne, le sensible soumis au temps, qui n'est qu'illusion et mensonge. Aucun dualisme métaphysique n'est compréhensible sans cette distribution entre temporel et éternité. Et, plus bas dans l'échelle, entre ce qui est, et ce qui devient.

Mais c'est aussi celle de l'historien qui, au moins depuis l'école des Annales, distribue son objet entre la surface, agitée et brouillonne de l'événement, et la profondeur, lente et plus déterminante, des mentalités, idéologies etc... Ce qui fait un Hegel privilégier la découverte de la quinine sur la mort de Louis XIV, par exemple. Cest enfin, qu'on le veuille ou non, celle des politiques qui privilégieront toujours, dans leurs discours tout au moins, les réformes de structure, sur les actions ponctuelles et mesureront leur aura, leur influence sur la durée des réformes qu'ils auront su entreprendre.

3e partition :

Celle du droit. Toujours enchevêtré entre le fait et la norme, le droit s'invente une pseudo-permacence qu'il sait cependant illusoire tant en réalité il ne fait, a posteriori, et souvent avec retard, que courir après l'évolution des moeurs. On retrouve ici, cette partition entre permanence et changement qui permet finalement au temps de prévaloir à partir de sa propre négation.

C'est donc aussi celle de l'action qui sera mesurée - et en ceci on rejoint la question de la morale, en fonction de sa capacité, non pas à courir exclusivement après des finalités éphémères et une efficacité assurée, mais à s'ordonner en raison d'objectifs, pensés, justifiés, en fonction de sa capacité à exprimer la volonté et donc la liberté de l'esprit.

C'est donc celle qui distribue les êtres entre ce qui est déterminé et ce qui est libre, entre la matière et l'esprit - où nous retrouvons les dualismes métaphysiques. Et tout à fait révélateur que Némésis soit justement à la fois cette justice distributive et cette déesse qui sanctionne l'ubris, cette démesure qui ferait l'homme désirer plus que ce qu'il a ou est. Il n'est pas de philosophie de la liberté qui ne soit contrainte de jongler entre le règne de ce qui est déterminé et la tentation d'ériger l'esprit en exception qui échapperait à l'ordre du monde , en empire à l'intérieur de l'empire. Il n'est pas de philosophie du droit, mais non plus de religion, qui ne soit contrainte de supposer une liberté - sans quoi aucune responsabilité ne serait pensable et repérable - liberté qu'elle est par ailleurs incapable de démontrer. Démonstration d'ailleurs contradictoire puisque revenant à poser la nécessité de ce qui est par définition contingent.

Le temps est la forme que revêt notre rapport au monde

Et c'est bien pour cette raison que le temps signe notre rapport au monde, tant comme objet de pensée que comme espace de notre action. Et ceci au moins deux fois.

Un monde perçu comme objet

Hegel a vu juste en posant la relation dialectique au monde, même si l'on peut parfois douter de cet optimisme qu'elle suppose d'un dépassement toujours possible des contradiction, laissant par là libre cours à cette religion du progrès que dénonçait Cournot. Le monde est en face de moi, qui me nie (ob-jet) et je n'ai d'autre loisir pour m'affirmer que de nier le monde. Cette négation est partout :

- dans la conception grecque qui fait du monde sensible une image, dégradée, détériorée et fallacieuse du monde des Idées.

- dans la conception judéo-chrétienne qui fait du monde matériel un espace d'expérience peut-être, mais de tentation surtout d'où il vaudrait mieux s'extirper le plus rapidement possible (la règle) ou, en tout cas, dont il faudrait se prémunir au mieux via morale, vie pieuse et soumission.

- dans l'approche moderne, repérable dès Descartes, où se joue ce qu'on a appelé désenchantement du monde, et donc le projet de s'en rendre maître et possesseur. La nature, réduite en physique, en matière, n'est plus dès lors que l'espace de l'action et du génie humain, un stock comme l'écrira Heidegger, dans lequel on puise quitte à l'épuiser.

Ce qui est tout à fait remarquable et explique nos dérives présentes, revient à l'identique dénégation du monde tenant à chaque fois à une partition où la métaphysique a sa part, entre être et devenir, mais où, on le voit bien, le temps fait figure de sas, de crise donc, de critère, étymologiquement.

Le paradoxe tient à la manière dont la pensée se sera saisie du monde : en jouant Parménide plus tôt et plus longtemps qu'on ne l'a dit, la physique aura finalement érigé le monde sinon en éternité en tout cas en sempiternité mais que c'est au nom même de cette permanence qu'il aura été déprécié. Chose inerte, sans âme, sans mouvement et sans souffle, le monde est à disposition ; à la nôtre.

Il est tout à fait remarquable que les datations des grandes ères se fissent précisément à partir du développement de la technique et donc, de la mise à disposition du réel. Comme si la technique résumait l'essentiel de notre rapport au monde - ce qui justifie une grande partie de l'analyse d'Heidegger.

Et nous ne sommes jamais véritablement sortis de cette dichotomie nature/culture dont toute la tradition philosophique nous enjoint de nous méfier, mais dont toute notre pratique est l'inlassable et lassante répétition : une dichotomie où le temps serait celui de l'homme, de son esprit, de son génie : un animus, précisément qui viendrait insuffler du mouvement, du temps où il n'était qu'inerte être-là, posé là.

Oui le paradoxe tient en ceci qu'à la fois l'on aura privilégié la permanence de l'esprit et déprécié celle de la matière ; que ce n'est peut-être qu'aujourd'hui où les lunes de la spiritualité semblent nous avoir désertés, où le monde ne semble courir qu'après les jouissances matérielles et confondre être et avoir, aujourd'hui, oui, que nous aurions réduit le paradoxe : le monde n'est plus qu'un monde de choses, et le gouvernement du monde que celui technocratique de l'heureuse combinaison des choses et des êtres. La victoire de l'organisation, du système sur les individus, du management de la performance est la victoire des choses sur l'homme. Heidegger de ce point de vue a effectivement raison de voir dans l'essence de la technique le délaissement loin de l'être, l'oubli de l'être : la marque de la modernité.

La grande révolution contemporaine, déjà soulignée, que traduit la montée des périls écologiques, tient en ce que cette permanence subitement s'évanouit. Cela fait depuis longtemps que l'on savait que la nature avait elle-même une histoire ( voir Braudel) mais si lente, si longue, si étale qu'on pouvait légitimement l'ignorer.

Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. Valéry

La grande révolution tient en ce que, le rythme désormais trépidant, des mouvements du monde nous enferme dans un sentiment d'urgence dont nous n'étions pas coutumiers.

Mais la négation s'offre elle-même l'hyperbole par excellence : désormais la guerre est mondiale, non plus en ce qu'elle concernerait toutes les nations, mais bien en ce que ce serait désormais une guerre contre le monde. (Serres) Non plus une guerre à deux, où l'in des deux protagonistes finira par perdre ; mais une guerre à trois où l'on peut deviner que c'est le tiers, désormais inclus, qui l'emportera à tout coup.

Où l'on observe, mais nous l'avions déjà remarqué au sujet du déni du politique, combien la négation du monde aboutit inexorablement à la négation de l'homme lui-même.

Télescopage de la ligne et du cycle.

Augustin avait bien vu combien l'idée de création du monde par Dieu condamnait toute conception cyclique du temps : l'événement radical que constituait la parole originaire débouchait inéluctablement sur une histoire qui ait un sens, à la fois celui de la miséricorde divine et celle du salut ; une histoire ponctuée de crises - chute dans le péché ; déluge ; alliance ; révélation ultime ; salut - mais une histoire qui était une destinée sans pour autant être un destin.

D'emblée le temps chrétien quitte la tragédie pour s'offrir le drame.

Le temps grec, celui ce l'éternel retour, si directement calqué sur celui de la nature, n'en demeurait pas moins celui de l'impossibilité d'une quelconque nouveauté ou du progrès. Dès lors, la voie de la sagesse, toute tracée, est celle de la soumission à l'ordre naturel du monde, d'un monde tellement plus puissant que l'homme qu'il n'est ni plus saisissable physiquement que concevable. Plutôt changer ses désirs que l'ordre du monde c'est bien ceci qui changera radicalement avec l'époque moderne.

Si le temps linéaire de la chrétienté médiévale est encore calqué sur celui, aristotélicien, où la dégradation est la loi à mesure que l'on s'éloigne du moteur originel ; si le temps thomiste est bien celui d'un âge d'or initial, irrémédiablement perdu depuis la chute, celui d'un temps tout entier tendu vers le Jugement final, qui marquera profondément l'ancrage résolument conservateur de la société féodale qui n'aura jamais tant peur que du neuf, et s'acharnera à poser ses marques dans les traces de l'ancien ; en revanche, le temps moderne reviendra bien à un basculement de l'age d'or à la fin de l'histoire. Temps inversé, mais même temps cependant, linéaire, se profilant tel un vecteur, vers sa destination finale.

Le drame médiéval n'est peut-être que le négatif photographique de la niaise religion du progrès.

Le temps est affaire de fondation donc de mort

Doit-on oublier que Chronos est précisément celui qui mange ses enfants, de peur que ceux-ci ne prissent à la fin sa place et que Zeus, donc, ne dut sa survie qu'à sa mère Rhéa qui emmaillota une pierre pour la présenter à un Chronos étonnamment berné.

Tout à l'air de se passer comme si, le crime était ce quasi objet, qu'on se passait de récit en récit, d'histoire en histoire, d'ère en ère, contredisant cruellement la folle espérance qu'a pu faire naître l'approche linéaire du temps.

Toute l'histoire de Rome, mais tous nos mythes en réalité, sont encombrés de ces joutes gemellaires qui ne sont jamais que les opérateurs de sortie de crise, de ces luttes qui se perpétuent, rituellement ou non, mises en scène ou non, comme pour refonder inlassablement ce qui réunit la foule et lui permet de se constituer en collectivité.(Inutile d'y revenir* )

Sans doute la mort offre-t-elle la meilleure illustration au temps, sans doute d'ailleurs aura-t-elle été avec la différence sexuelle le moteur à la fois de nos actions, de nos passions et celui de notre pensée tant il reste vrai qu'il n'y a de pensée que par la différence, la définition et la combinatoire.

La réflexion naît des idées comparées, et c’est la pluralité des idées qui porte à les comparer. Celui qui ne voit qu’un seul objet n’a point de comparaison à faire. Celui qui n’en voit qu’un petit nombre, et toujours les mêmes depuis son enfance, ne les compare point encore, parce que l’habitude de les voir lui ôte l’attention nécessaire pour les examiner ; mais à mesure qu’un objet nouveau nous frappe, nous voulons le connaître ; dans ceux qui nous sont connus nous lui cherchons des rapports. C’est ainsi que nous apprenons à considérer ce qui est sous nos yeux et ce qui nous est étranger nous porte à l’examen de ce qui nous touche. Rousseau Essai sur l'origine des langues

Où l'on rejoint la négation.

C'est que la mort n'est pas nécessairement meurtre. Or c'est bien de meurtre dont il s'agit. On peut assurément reprendre la formule d'Héraclite :

le temps est un enfant qui s'amuse, il joue au tric-trac. A l'enfant la royauté

Le jeu bien briser la nécessité que l'homme croit pouvoir instituer par la rigueur de sa raison et la détermination de sa volonté. Il fait certes, l'expérience de sa liberté, mais la nécessité lui assigne un destin auquel il ne peut se dérober, auquel il peut croire parfois pouvoir échapper, mais ce destin lui-même se voit, par le cours irréversible du temps, modifié, altéré, biffé : la chaîne causale est brisée, aléatoirement. Le temps, un enfant qui s'amuse, est ceci même que l'on subit, brutal et aléatoire, qui empêche jamais qu'on puisse en avoir une lecture déterministe.

Ce qui fait notoirement la grandeur du politique dont on dit justement qu'il s'y agit de prévoir l'imprévisible ; qui imposerait sa nécessaire humilité tant est improbable sa capacité à marquer durablement son temps.

Ce qui constitue irrémédiablement sa vanité tant il s'inscrit dans la mégalomanie invraisemblable mais nécessaire pourtant de celui qui croit pouvoir décliner le cours du temps. Condamné à l'instant, au court-terme quand il ne rêve que de perspective, mutilé par la violence des antagonismes quand il ne rêve que de réconciliation et de consensus . Coincé entre la tentation de l'ὕϐρις et le risque de la Νέμεσις , à sa façon, le politique est tragique. N'importe lequel des écrivaillons laissera plus de trace dans l'histoire que lui, qu'on oubliera le plus souvent ; n'importe lequel des événements touchant le monde, la couche profonde de notre histoire bouleversera plus et plus longtemps que ses vaniteuses tentatives de changer l'histoire.

Entre les dieux qui échappent au temps mais dévorent leurs enfants, et le technicien qui s'arrime à la pulsation de l'instant, non, décidément, il est peu de place pour le politique.

Crimes, nonobstant

Le sens commun le présume qui s'horrifie et se délecte des figures telles Borgia, Caligula ou Néron ; qui ne peut s'empêcher de considérer dans nos Hitler, Mussolini, Staline ou autre Mao le simple avatar de la figure mortifère originaire. Qui comprend bien que le politique n'est que la figure rituelle, policée certes, mais non moins violente, de la lutte originaire. La campagne électorale n'est jamais que la ritualisation du meurtre ; sa symbolique. Des fauves ? a-t-on dit ? des tueurs ? Assurément !

Et c'est bien le paradoxe final du temps et du politique :

- ou bien il embrasse à bras le corps l'instant, l'immédiat et se jette éperdu dans une lutte qui l'écrasera

- ou bien il tente de prendre du recul, s'éloigne du monde et risque, manchot, de se voir paralysé.

C'est bien pourtant la seule voie mitoyenne, de qui se veut mediat, qui reste offerte au politique : conjuguer au risque de s'y écarteler, la surface et la profondeur, l'instant et l'horizon. Entre l'implication et l'explication ; entre le retrait et le combat ; entre le général et le particulier, le plaisir et la réalité, le politique tente d'inventer un espace improbable.

Mais cet espace n'est à lui-même qu'un instant. Celui du pouvoir, celui de ce si léger interstice qui sépare le franchissement du pomerium et l'assassinat de Rémus.

Le temps du politique


1) sur la question lire R Rémond

réforme en trompe l'oeil

2)

- L'ère chrétienne démarre l'année supposée de la naissance de Jésus-Christ. L’anno Domini, qui détermine aujourd'hui l'an 1 à la base du calendrier grégorien, a été déterminée par Dionysius Exiguus (Denys le Petit) en 532.

- Selon des calculs et une tradition relativement tardive par rapport à l'histoire du peuple juif, puisqu'ils remontent au IIe siècle, l’ère judaïque du calendrier hébreu commence le 7 octobre 3761 av. J.-C. correspondant selon les chronologistes juifs à la création du monde. À la même époque, d'autre exégètes, chrétiens pour leur part, calculent la date de la création du monde (Anno Mundi) en -5509, date parfois utilisée pour les calendriers des Églises orthodoxes. Le Chronikon d'Eusèbe de Césarée choisit 5199 av. J.C..

- L'ère olympique (utilisée par les grecs de l'antiquité) commence en 776 av J.-C (année des premiers Jeux Olympiques).

- L’ère de Rome commence avec la fondation de Rome, le 21 avril -753. Les Romains décomptent ainsi les années Ab Urbe condita (« à partir de la fondation de la Ville »).

- L’ère julienne du calendrier julien, mis au point par l'astronome Sosigène d'Alexandrie sur ordre de Jules César, entre en vigueur le 1er janvier -45, et sa création est utilisée comme an 1.

- L'éveil du Bouddha Gautama (le dernier Bouddha historique) -543 pour le calendrier bouddhiste.

- L’Hégire, le départ de Mahomet pour Médine, marque le début du calendrier musulman, soit le 16 juillet 622 du calendrier julien.

L'introduction du calendrier grégorien le 15 octobre 1582 ne se fit pas sans difficultés, ni partout. Il ajustait en tout cas les anomalies du calendrier julien en redistribuant les années bissextiles.


Horizon par pmsimonin