Considérations morales

Nietzsche Le Gai Savoir, L. I, § 12,
Du but de la science, Bouquins T. II, p. 59 - 60.

 

Du but de la science. —Comment, le dernier but de la science serait de créer à l'homme autant de plaisir et aussi peu de déplaisir que possible ? Mais comment, si le plaisir et le déplaisir étaient tellement solidement liés l'un à l'autre que celui qui voudrait goûter de l'un autant qu'il est possible, serait forcé de goûter aussi de l'autre autant qu'il est possible, — que celui qui voudrait apprendre à « jubiler jusqu'au ciel » devrait aussi se préparer à être « triste jusqu'à la mort » (1) ? Et il en est peut-être ainsi ! Les stoïciens du moins le croyaient, et ils étaient conséquents lorsqu'ils demandaient le moins de plaisir possible, pour que la vie leur causât le moins de déplaisir possible. (Lorsque l'on allait proclamant la sentence : « le vertueux est le plus heureux » (2), l'on présentait en même temps l'enseigne de l'école aux masses et l'on donnait une subtilité casuistique pour les gens les plus subtils.) Aujourd'hui encore vous avez le choix : soit aussi peu de déplaisir que possible, bref, l'absence de douleur — et, en somme, les socialistes et les politiciens de tous les partis ne devraient, honnêtement, pas promettre davantage à leurs partisans— soit autant de déplaisir que possible, comme prix pour l'augmentation d'une foule de jouissances et de plaisirs, subtils et rarement goûtés jusqu'ici ! Si vous vous décidez pour la première branche de l'alternative, si vous voulez diminuer et amoindrir la souffrance des hommes, eh bien ! il vous faudra diminuer et amoindrir aussi la capacité de joie. Il est certain qu'avec la science on peut favoriser l'un et l'autre but. Peut-être connaît-on maintenant la science plutôt à cause de sa faculté de priver les hommes de leurs joies et de les rendre plus froids, plus insensibles, plus stoïques. Mais on pourrait aussi lui découvrir des facultés de grande dispensatrice des douleurs ! — Et alors sa force contraire serait peut-être découverte en même temps, sa faculté immense de faire luire pour la joie un nouveau ciel étoilé !