Considérations morales
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Menaces

Comment mieux les comprendre que de relire ces quelques pages introductives de S Haffner : le grand duel entre l'individu et l'Etat - a fortiori lorsque celui-ci a des visées totalitaires. Ce qu'il écrit ici c'est combien la condition de possibilité du totalitarisme réside dans l'effacement plus ou moins rapide, brutal ou progressif, de toute limite entre la sphère publique et privée ce qui ne fait que souligner l'importance de l'invention romaine de la protection de la vie privée contre les empiétements de l'Etat.

Ce qui constitue un véritable renversement à quoi finalement nul ne semble s'être véritablement préparé, ni intellectuellement ni politiquement : l'Etat, mais plus généralement le groupe, la collectivité, au lieu d'être au moins protecteur, au mieux moyen de la réalisation de l'individu, s'avère au contraire comme la menace principale au point qu'il ne paraisse plus être d'échappatoire possible.

Cette notion d'échappatoire ce n'est pas la première fois que nous la rencontrons *: c'est celle d'abord de Rémus qui déroge, mais c'est aussi celle de Moïse qui invente un peuple dans la sortie d'Egypte. A chaque fois, sur un mode toujours dérogatoire, il y a invention, il y a fondation. La possibilité même de la sortie est une autre façon de dire que la loi ne couvre pas tout, qu'il est toujours possible de placer devant sa propre norme - autonomie - quitte à ce que ceci signifie à terme rupture et donc refondation. Si le totalitarisme a un sens il tient dans le mot totalité : il n'y a pas d'extérieur. Enée est un exilé ; les jumeaux aussi ; Moïse est un immigré pour devenir bientôt un migrant et le peuple juif qui s'invente dans la traversée du désert est le symbole de cette sortie qui est toujours recherche et invention d'une terre. Interdire l'exil, inventer un espace politique à l'extérieur de quoi il n'y ait rien, est l'essence même du totalitarisme. On comprend mieux alors pourquoi le fondateur est toujours en réalité un refondateur mais aussi pourquoi il est un problème.

Pour bien mesurer l'enjeu, il faut peut-être revenir à Hegel :

Pour que la philosophie apparaisse il faut la conscience de la liberté, et le peuple dans lequel la philosophie commence doit avoir la liberté comme principe ; pratiquement, cela est lié à l'épanouissement de la liberté réelle, la liberté politique. Celle-ci commence seulement là où l'individu se sait comme individu pour soi, comme universel, comme essentiel, comme ayant une valeur infinie en tant qu'individu ; où le sujet a atteint la conscience de la personnalité, où donc il veut affirmer sa valeur absolument pour soi. La libre pensée de l'objet y est incluse, — de l'objet absolu, universel, essentiel. *

Autre façon de dire que la conscience que l'on a de sa propre individualité est la condition à la fois de la pensée, du politique et de la morale. Mais quand on a écrit cela on a peut dit encore.

Qu'on comprenne bien qu'il n'est pas question ici de mener une théorie de l'individu - on trouvera tout au plus ici des éléments bibliographiques - mais seulement de mesurer ce en quoi et jusqu'où la question de l'individu a partie liée avec les fondements de la morale. Ce que nous cherchons c'est, non pas en soi comment s'ajustent les relations entre l'individu et le collectif, même s'il faudra évidemment l'évoquer, mais comment ce que Gauchet nomme après Weber, le désenchantement du monde, conduit à la désintégration de l'individu lui-même, non inexorablement mais non sans risques réels.

Les apories de l'individu

Pour autant penser l'individu comme fondement, autrement dit poser une ontologie de l'individu ne laisse pas de poser problème :

- l'individualité est impensable : penser l'individu comme un concept revient en effet à faire de l'individualité le point commun à tous les individus concrets ; revient donc à penser le commun quand il s'agit en réalité plutôt de définir la spécificité. On retrouve là l'aporie posée par le langage et la raison qui, procédant du même au même, échouent à pouvoir rendre compte du singulier dans sa singularité. Je parviendrai toujours à concevoir ce qui dans l'autre fait de lui un autre moi-même, je parviendrai bien à repérer ce qu'il a de distinct, mais de là à le penser je n'y parviendrai pas sauf à raboter ce qui fait sa singularité. Autrement dit ce qui fait la présence de l'autre comme autre tient justement à son absence, à cet écart, à cette fuite.

La conclusion est que si le langage échoue à dire l’individuel, si l’individuel de tel individu n’a rien de commun avec l’individuel de tel autre individu, alors nous n’avons aucun point d’accroche qui nous permette de parler de l’individualité comme nature commune à tous les individus. D’un côte, nous ne pouvons parler de cette nature commune parce que nous ne pouvons pas la qualifier ; d’un autre côté, nous ne pouvons en parler pour une raison plus profonde, qui est que l’individualité est pour chaque individu différenciante, et qu’ainsi elle est le contraire du commun. N’y aurait-il pas un paradoxe à vouloir déterminer conceptuellement, à travers la notion d’« individualité », ce qui justement échappe à tout concept, l’individuel ? La difficulté tient à la pensée d’un concept qui désignerait justement ce qui est extra-conceptuel, qui ferait référence aux entités concrètes par opposition à la pensée abstraite, qui se plierait à la différenciation de ses entités. 1

 

- l'individu ne saurait être l'élément premier du collectif : c'est Comte sans doute qui pointa au plus juste le problème en arguant qu'on ne pouvait pas sans contradiction faire de l'élément premier du phénomène social un objet qui ne le fût point.2De toute manière, par sa naissance même, à un temps et un espace donnés, l'individu ne saurait se soustraire à la collectivité qui le forme, le détermine et rend possible son existence même. C'est bien ici toute la controverse connue entre une approche holiste ou atomiste du fait social.

Contexte idéologique et historique : émergence et évolution de l'individu

Plus intéressante, du point de vue de la morale, demeure sans doute l'approche historique qui permet de mieux comprendre ce qui est en jeu depuis 45 et, surtout, dans quels termes se pose la question du sujet.

- 1e moment : l'avènement, avec la période classique, de l'individu moderne. Illustré au mieux par Descartes, consacré par la philosophie des Lumières, il s'appuie sur le triptyque raison/progrès. Sa consécration avec la Révolution Française semble installer durablement liberté, égalité et humanisme au sein de nos représentations et devoir rester comme un horizon indépassable. Ce moment c'est celui de l'autonomie de l'individu que la philosophie de Kant consacre au mieux.

C'est cet individu-là qui aura été sinon détruit, en tout cas miné, par les grandes crises totalitaires du XXe - notamment par le génocide : ce n'était dans un pays sous développé ni économiquement ni culturellement mais au contraire dans une des trois grandes forteresses économiques européennes et dans un espace qui avait connu tant musicalement que scientifiquement un véritable âge d'or culturel que prit naissance le nazisme. Dès 45, il n'était plus possible de se targuer d'une quelconque supériorité ni même fierté : l'humanisme lui-même qui semblait pourtant une étape décisive de notre histoire n'était pas parvenu à contrecarrer les pires exactions. Qu'après l'intermède des Trente Glorieuses une crise insidieuse et continue, depuis quarante ans, perdure et corrode les liens sociaux, ne fit rien pour arranger les choses et mina en tout cas pour longtemps l'espérance d'un bonheur quelconque

- 2e moment : celui qu'on a nommé post-modernité . Moment où se délitent tout ce qui pouvait sembler structurer et encadrer l'individu dans le corps social. Effacement des idéologies, qui n'apparaissent plus comme ce qui permet de comprendre le monde mais bien plutôt comme ce qui a justifié tous les totalitarismes ; affaiblissement des structures de la sociabilité traditionnelle (famille, parti, église, école ) tout ceci conduisant vers l'affirmation d'un individu libre de toute entrave, qui ne se justifierait que par soi, et soucieux avant tout de sa jouissance et de son épanouissement personnel. Mais moment plus complexe qu'il n'y paraît : depuis 70 ans que le processus est en cours, il aura connu des phases successives qui laissent même à penser qu'on en serait désormais à assister à la naissance d'un individu hypermoderne plutôt que postmoderne. M Gauchet rappelle à cet égard que si la Libération s'était focalisé sur l'existence et l'aliénation, en revanche dès les années soixante, l’irruption en force des sciences humaines avaient consacré le «discours» et la «structure». Ce ne sera qu'après 68 que la question du totalitarisme mit en avant totalitarisme et individualisme.

À la focalisation sur l’«existence» de la Libération avait succédé le souci de l’«aliénation» des années 1950. La modernisation des années 1960 et l’irruption en force des sciences humaines avaient consacré le «discours» et la «structure». L’onde de choc contestataire de 1968 avait propulsé le «désir» et le «pouvoir» au pinacle dans les années qui ont suivi, avant que la question du «totalitarisme» n’explose sur le devant de la scène, entraînant par contrecoup dans son sillage la mobilisation des esprits autour du «libéralisme» et de l’«individualisme».

 

Jadis conspué, honni, déconstruit, le «sujet» trône comme jamais en majesté. Mais un sujet qui doit peu à son ancêtre métaphysique hier livré à la vindicte. Un sujet tout de singularité, d’intériorité vécue et d’effusion charnelle, dont le «soi» intime a délogé le «moi» trop abstrait de la psychologie classique. Un sujet préoccupé au plus haut point par son «identité» et en quête de «reconnaissance». Un sujet pour lequel l’«émotion» constitue la pierre de touche, qu’il s’agisse de s’orienter dans le vaste monde ou de s’assurer de sa propre expérience.

- 3e moment : tout d'exacerbation empreint, lié incontestablement au flux continu des mutations économiques, où l'individu déterminé par le double souci de la reconnaissance et de sa sensibilité, pousse aux extrêmes les comportements à risque sur le mode de l'hyperactivité ou, au contraire, pour ceux qui sont les perdants de la flexibilité, un sentiment lui aussi excessif de leur vacuité les conduisant à des comportements extrêmes. Ce qui domine chez les deux c'est, pour répondre aux mutations de la société, l'exigence d'une adaptabilité qui fait désormais le fond de l'éducation et qui produit des individus sans attache, tout entiers obnubilés par l'efficacité et le rendement, fondamentalement flexibles, ou liquides, pour reprendre l'expression de Z Bauman 4 , rétif à toute adhésion durable, soucieux seulement de ses sensations fugaces et ne se liant au monde que sur le mode de la prudence. Ce que M Gauchet nomme la phase anthropologique de l'individu se caractérise précisément par un échange avec l'autre qui précisément se joue sur le registre du ressenti, qui par définition ne se discute pas, et qui n'engage pas - en tout cas pas durablement.

L’enfermement affectif en soi fait couple avec une relation paradoxale au collectif. L’intensité de la demande de reconnaissance qui lui est adressée n’a d’égale que la vigueur du refus de ses contraintes. *

On observe ici une de ces figures de ce qu'Arendt avait appelé désolation qui va bien au delà de l'isolement :

L’isolement peut être le début de la terreur ; il est certainement son terrain le plus fertile ; il est toujours son résultat

Toute organisation renvoie au monde, au type de rapport que l'on entretient avec lui et avec l'autre ; au contraire, l'amour renvoie à soi, en tant qu'individu et contribue à cet acosmisme, à cet isolement que le travail moderne consacre fortement. Dès lors, confondre l'appartenance naturelle à un groupe, ce qui est le lot de chacun, avec l'amour ressenti pour le groupe est non seulement une erreur mais un danger surtout qui amplifie si besoin était encore l'isolement. Or, c'est précisément ce à quoi le nazisme, dans son approche anti-rationaliste si caractéristique du courant völkisch, en appelle. Via courage, fidélité etc c'est bien à une relation amoureuse de type fusionnel que le nazisme en appelait qui supposerait que le peuple n'eût de relation qu'avec lui-même comme entité en soi tout juste symbolisée par la relation de soumission et de dévotion au Führer. Mais c'est ce même acosmisme à quoi renvoie selon Arendt la réduction de l'homme aux seuls travail et consommation.

Ce qui fait la distinction entre totalitarisme et tyrannies classiques tient au fait que ces dernières ne s'en prennent qu'à l'espace politique en le vidant de toute signification alors que celui-là ruine la distinction entre espace public et privé et vide celui-ci de toute signification possible. Cette emprise sur l'humanité de l'homme s'opère par l'impossibilité pour chacun d'exprimer son humanité par son activité :

ce n’est que lorsque la forme la plus élémentaire de créativité humaine –c’est-à-dire le pouvoir d’ajouter quelque chose de soi au monde commun- est détruite, que l’isolement devient absolument insupportable

Le travail cesse alors d'être l'objectivation de l'esprit humain comme l'affirmait Hegel, mais au contraire un processus par quoi l'homme s'animalise : est nié son pouvoir de créer, d’exprimer son humanité dans son activité, une activité dans laquelle il puisse donner sens à sa singularité et partager avec les autres sa condition humaine.

Ainsi faut-il bien observer que sous la forme soit du primat du ressenti, ou celle de l'intrication radicale dans le travail et la consommation, la modernité réinvente sur un mode soft - ou liquide - les canons élémentaires du totalitarisme.

Exclu de la sphère politique, occupant un emploi sans lui être attaché, vivant dans une Babel où chacun est aussi indifférent qu'étranger à tous les autres, l'individu du 21e siècle incarnera une nouvelle figure de la conscience malheureuse. De même que l'esclave de l'Antiquité, c'est à peine s'il aura l'initiative de son travail. Livré à d'incontrôlables fluctuations du marché, il ne maîtrisera pas plus sa vie que si elle ne lui appartenait pas. Lui aussi, par conséquent, vivra dans la peine, le service, et l'angoisse. Son unique liberté consistera donc dans sa capacité de rétraction. Étant dans le monde sans en être vraiment, c'est en lui-même, dans la solitude de son for intime, qu'il aura son monde et ses intérêts. A l’égard de tous ceux qui croient diriger quelque chose, qu'il s'agisse des politiques ou des chefs d'entreprise, ne croyant pas plus à leur compétence ni à leur humanité qu'à leur bonne foi, il n'aura que scepticisme. *

Autrement dit un effroyable dilemme : coincé entre la dissolution dans le monde ou le retrait, l'individu se révèle pour ce qu'il est : impuissant !

 

Destruction ou promesse ?

Au total, un individu paradoxal capable certes de résistance et bénéficiant surtout via les nouvelles technologies de possibilités de relations bien plus vastes, ouvertes qu'autrefois mais un individu en même temps tellement englué dans le confort de la consommation qu'il ne chercherait plus qu'à se couler dans le moule d'une société à qui il ne demanderait plus que le confort de la jouissance - ou la jouissance du confort.

Toute la question au fond est de savoir si une telle situation est durable ou non. Il y a ici comme souvent deux lectures possibles :

- celle de Gauchet qui présume que la situation est durable parce que peu propice à l'activité intellectuelle

Si l’analyse est juste, nous en avons pour un bon moment à croupir dans ce marécage aux exhalaisons peu propices à la vie de l’esprit. Nous ne sommes pas au milieu d’une de ces configurations passagères, comme on en a vu beaucoup d’autres, dont il suffirait d’attendre l’effacement. La page, ici, ne paraît pas près d’être tournée. La situation ne relève pas de la météorologie, mais de la géologie. Nous nous trouvons devant une configuration stable, enracinée dans le développement d’une certaine articulation de l’individuel et du collectif qui a fini de se solidifier en se dotant d’un ancrage anthropologique. C’est du costaud. Que cette configuration constitue, en dernier ressort, une impasse ne l’empêche pas d’être puissamment installée. L’ère du soi a de beaux jours devant elle. Nous allons vivre avec, et avec le climat de rétraction intellectuelle qui l’accompagne, jusqu’à ce qu’il se découvre qu’il y a peut-être de meilleures manières d’être un individu – ou que de l’extérieur la marche des événements se charge de secouer ces noces stérilisantes de la particularité avec elle-même. Il n’y a pas que dans le domaine écologique que notre monde n’est pas durable, bien que prétendant durer. Notre régime égologique n’est pas moins concerné. La révolution sera intime ou ne sera pas. 5

- celle de Serres qui y entrevoit6 mais en même temps en espère7 quelque chose comme une profonde mutation anthropologique.

Mais sans doute, pour y répondre, faut- il préalablement répondre à la fois à la nature de la crise et donc à ce qu'est une crise.

suite

voir texte word

mais aussi grimaldi

dc parler de la transaction

on en revientà l'idée du forfait

transigere (de trans « à travers » et agere « faire avancer ») « pousser à travers » d'où « mener à terme, achever » et « arranger, conclure, régler une affaire ».

 

 


1) J Rabachou

2) lire A Comte

La décomposition de l'humanité en individus proprement dits ne constitue qu'une analyse anarchique, autant irrationnelle qu'immorale qui tend à dissoudre l'existence sociale au lieu de l'expliquer, puisqu'elle ne devient applicable que quand l'association cesse. Elle est aussi vicieuse en sociologie que ne le serait en biologie, la décomposition chimique de l'individu lui-même en molécules irréductibles, dont la séparation n'a jamais lieu pendant la vie. A la vérité, quand l'état social se trouve profondément altéré, la dissolution pénètre, à un certain degré, jusqu'à la constitution domestique, comme on ne le voit que trop aujourd'hui. Mais, quoique ce soit là le plus grave de tous les symptômes anarchiques, on peut alors remarquer, d'une part, la disposition universelle à maintenir autant que possible les anciens liens domestiques, et d'autre part, la tendance spontanée à former de nouvelles familles, plus homogènes et plus stables. Ces cas maladifs confirment donc eux-mêmes l'axiome élémentaire de la sociologie statique: la société humaine se compose de familles et non d'individus. Selon le principe philosophique posé depuis longtemps, par mon ouvrage fondamental, un système quelconque ne peut être formé que d'éléments semblables à lui et seulement moindres. Une société n'est donc pas plus décomposable en individus qu'une surface géométrique ne l'est en lignes ou une ligne en points.

3) M Gauchet, Trois figures de l'individu p 73

4) Z Bauman :

lire

écouter cette itv sur France Inter Janvier 2013 dans l'émission là bas si j'y suis

5) Gauchet, ibid :

Gauchet, deux sources de l'individuation

Il faut être passé par cette dissolution dans l'acide de ce que n'est pas l'individu pour prendre l'exacte mesure de ce qu'il est devenu.

5bis N Grimaldi L'individu au 20e

6) M Serres, Petite Poucette

7) M Serres, Les autres et la mort de l'ego