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Crise écologique
Rien ne vient mieux illustrer les premiers effets du désastre écologique à venir que cette image ci-contre. Elle dit deux choses différentes mais qui engage toutes les deux notre sujet.
D'une part, cette situation totalement inédite : pour la première fois de notre histoire ce n'est plus seulement la nature qui détermine l'histoire humaine mais c'est le parcours humain qui influence la nature.
D'autre part les changements que notre activité produit sont si intenses qu'il projettent sur notre avenir une menace dont l'imminence et la rigueur ne semblent même plus pouvoir faire de doute. 1
Cependant s’accroît dans l’atmosphère, depuis la révolution industrielle, la concentration de gaz carbonique issu de l’usage des combustibles fossiles, augmente la propagation de substances toxiques et e produits acidifiants, croît la présence d’autres gaz à effet de serre: le soleil réchauffe la terre et celle-ci, comme en retour, rayonne dans l’espace partie de la chaleur reçue; trop renforcée, une voûte d’oxyde carbonique laisserait passer le premier rayonnement, mais emprisonnerait le second; le refroidissement normal se ralentirait dès lors ainsi que changerait l’évaporation, tout comme au-dessus des châssis d’un jardin d’hiver. L’atmosphère de la Terre risque-t-elle alors de tendre vers celle, invivable de Vénus?
D’expériences semblables, le passé, même lointain, jamais n’en connut. A cause de nos interventions, l’air varie dans sa composition, et donc ses propriétés, physiques et chimiques. En tant que système va-t-il du coup bouleverser son comportement? (…)
Il en va de la terre, dans sa totalité, comme des hommes dans leur ensemble.
L’histoire globale entre dans la nature; la nature globale entre dans l’histoire: voilà de l’inédit en philosophie. 2
Nous avons perdu le monde (bis)
D’avoir tenté d’en devenir comme maître et possesseur, même si le comme utilisé par Descartes indique parfaitement ce qui dans la technique peut se jouerer de simulacre et de subterfuge, nous l’aura bien sûr fait désenchanter, sans doute fait considérer comme une simple marchandise que nous n’aurions plus qu’à consommer, à sommer de se réduire à l’état de stock comme l’écrivit Heidegger, mais nous aura en même temps fait perdre tout repère. Si nous étions accoutumés aux changements géographiques, ce n’étaient jamais que ceux que histoire et conflits infligeaient aux frontières. Braudel pouvait il y a peu encore évoquer les trois couches d’une histoire dont la première, presque immobile écrivait-il, concernait les rapports de l’homme et de son milieu. Elle ne l’est plus et même ses mutations semblent désormais à ce point s’accélérer que toute parade, pour autant que nous la trouvions et soyons capable de la mettre en œuvre se révèle comme perdue d’avance.
On pourra bien, à l’instar d’E Morin , souligner que l’histoire humaine est truffée de ces périodes de catastrophes désespérantes d’où l’homme sut rebondir, le point de rupture paraît si proche que même désespoir ou espérance s’équivalent. On a bien pu ironiser sur le conseil donné par Descartes de marcher droit si d’aventure on était perdu en forêt parce que le conseil ne pouvait valoir que pour autant que l’on eût des repères assurant de la droiture du chemin : le conseil est désormais vain. Les repères sont perdus.
N’avoir pas de repère, nul point fixe par quoi soulever le monde suppose la fragilité voire l’impuissance tant de nos actions que de nos pensées. Rien ne se conçoit sans axiomes ou principes et il n’est pas de chemin qui vaille qui ne sache fixer son point de départ et d’arrivée. Et ces pages sont faites pour indiquer que sous chacune de nos actions se noue une évaluation préalable qui se joue autour de quelques principes.
Les paysans savaient ce qu’ils devaient à la terre et, par vertu, tradition ou nécessité, sacrifiaient à la réciprocité en concédant à la nature un peu de cette énergie qu’elle leur offrait. Toute la représentation que nous nous faisons du monde tourne autour de sa solidité, de sa fixité. Le global, infini peut bien effrayer à l’occasion, ou fasciner ; le local rassure pour sa permanence. L’épaisseur noire de l’objet m’assure un appui – ce qui est vrai autant pour la chaise ou je m’assied que pour l’immeuble fiché en terre. Il n’est qu’à considérer un tremblement de terre, ce moment où de solide, la terre se fait fluctuante et fragile, pour comprendre que tout mouvement de la nature est aussitôt perçu comme catastrophe, cataclysme, calamité.
Ce qui évidemment en surajoute tourne autour de l’imminence des périls. Toutes les projections montrent que même des mesures drastiques – au demeurant presque impossibles à prendre – visant à réduire les aspects dévastateurs de notre activité, parviendraient au mieux à ralentir quelque peu le réchauffement et non à l’enrayer. Ce qui se joue ici est ni plus ni moins que la mise en évidence de l’impuissance vraisemblable de toutes nos techniques, la vanité de notre ingéniosité. Tel un surendetté – ce que par ailleurs nous sommes puisque nous consommons les ressources naturelles bien au delà de leur renouvellement – qui se voit barré son avenir faute de moyens, condamné à l’imminent et sans horizon, nous voici, sans la frontière protectrice habituelle que nos cités, techniques et organisations nous procuraient, aliénés à l’instant et sans doute ramenés à cet état de nature que Hegel qualifiait d’état de rudesse, de violence et d'injustice. Nous avons perdu le monde, mais avec lui, en même temps le nôtre. C’est au moment même où nous l’aurons le plus nié qu’il se réaffirme avec une force abrupte et menaçante.
Pour autant que la morale vise à la fois à régir notre rapport au monde et à l’autre, c’est, pour le moins, l’un de ses deux versants qui se trouve miné en tout cas bouleversé. En réalité les deux parce qu’il y a fort à parier que les contraintes environnementales se faisant sentur de manière de plus en plus impératives contraindront invariablement nos cités à se réorganiser et, il y a tout lieu de le craindre, de manière autoritaire.
Imminence : nous avons perdu le temps (bis)
Affirmation sibylline s’il en fut mais qui suggère deux choses complémentaires :
- Nous n’avons plus le temps au sens de l’urgence. Sans pour autant verser dans les considérations sur l’idéalité ou la réalité du temps, on remarquera néanmoins ce qui peut se jouer dans cette illusion de la possession. Le temps est rentré, avec bien d’autres domaines dans la besace de la gestion : on gère son temps, ses contacts, ses activités, ses projets. Illusion de la technique, et donc encore de la maîtrise, tout à l’air de se passer comme si le temps n’était qu’affaire personnelle – avec toute la culpabilisation implicite que sous-tend alors le fait d’être dépassé par les événements, de ne pouvoir achever toutes les tâches qui vous incombent. Le temps, dès lors, est affaire d’organisation ; donc d’ordre. L’impératif catégorique tourne désormais autour de la suractivité.
- Le temps est devenu la forme du sens externe : contrairement à ce que pouvait suggérer Kant, il n’est plus la forme que prend la conscience que je prends de moi-même, de mes inclinations propres et de ma présence dans le monde mais celle très exactement que revêt la dynamique sociale. Le sentiment que nous pouvons avir parfois d’une accélération de l’histoire ou plus simplement du temps provient uniquement de ce que le temps social radicalement chevillé au cycle économique de la rotation nécessairement de plus en plus rapide du capital, est condamné à la précipitation. Produire de plus en plus vite pour générer des retours sur investissements de plus en plus rapides et, pour cela, consommer de plus en plus des marchandises de plus en plus rapidement obsolètes. Le temps, non décidément, n’est plus la forme interne de notre perception, il n’est plus, objectivé, que la forme, quantifiée, de nos affairements. Il est devenu le temps des choses, des marchandises. Telle est la forme de l’aliénation.
Ce qui débouche très exactement sur ce que Arendt avait nommé acosmisme – Verlassenheit. Le désastre moral s’en déduit. Et voici réunies, ainsi, les ruines conjuguées de la solidarité et de la réciprocité.
La Méditerranée et le Monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Préface, Colin, 1949, pp. 13-14.
Les nuits sont enceintes et nul ne connaît le jour qui naîtra Le Monde 8 janv 2011