index précédent suivant

 

 

On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens

 

Qui peut ignorer combien les guerres ne se contentent pas de détruire les choses, armes, édifices, ponts, villes et murs autant que les hommes ? Qui peut mesurer comment elles laissent, une fois achevées, paysages dévastés, humanité pourfendue, valeurs à ce point violées que même le mot nietzschéen d'inversion semblerait galéjade.

Les anciens avaient appris qu'en grave période de crise, il n'était d'ultime solution pour calmer le courroux des dieux que de les convier à ripaille. Théoxénies selon les grecs ; lectisterne pour les romains. On les installait, en l’occurrence leurs statues, sur des lits d'apparat, espérant que le festin ainsi offert apaiserait les insupportables différends qui les opposaient à ces augustes convives.

Pour une fois, par exception et égard pour la gravité de la situation, ce ne seront pas les fumets des sacrifices qui s'élèveraient dans les cieux mais bien les dieux qui descendraient et, chose curieuse, chacun étant invité à faire de même, dresserait table, ouvrirait porte pour accueillir qui y consentirait, voisin, étranger, concitoyen ou simple voyageur.

Désormais, comme comédie sans âme, ou rituel mécaniquement reproduit sans qu'on en sache plus la signification ni n'en respecte les obligations sacrées qu'on y pourrait contracter, désormais, oui, on s'attable encore sans pourtant s'y seulement rencontrer.

Sinistre comédie.

Je les regarde - tous ceux-ci qui s'attardent mais ne se parlent pas, ne se voient sans doute même plus.

Tel vieux couple, ayant désappris de s'aimer, s'étant épuisé de se supporter, juste assez vaillant pour se côtoyer, nous paraissons errer, hébétés, capables à peine de quelque acrobatie pour nous leurrer, vite épuisés d'être tellement transparents.

Épuisée, oui, telle me semble parfois cette cité, tellement éloignée de cette communauté que l'on y vante parfois par ces insolentes ironies de marketeurs empressés.

Un Reggiani a bien pu chanter il y a déjà un demi-siècle ces loups qui avaient envahi Paris, ils ne l'avaient pu, disait la chanson que parce que la fraternité avait déserté les lieux. Il m'arrive de sourire de nous voir nourrir encore quelque attention attendrie pour nos animaux si bien nommés de compagnie tant nous paraissons n'en attendre que ce pâle reflet de nous-mêmes.

Est-ce ceci qui m'attriste tant ? cette comédie bancale que nous nous jouons à nous-mêmes où parole comme silence, regard comme éblouissement ne fonctionnent encore, à la parade, que de nous prendre pour seul objet ?

N'y aurait-il donc plus de rêve que celui solitaire de cet enfant inventant sur le sable un univers à sa mesure ?

De chemin, que celui, étrange, qui achève de vous éloigner de tout ?