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C'était un temps déraisonnable

 

Mais en aura-t-il jamais été qui ne le fût point ? Entre guerres et passions fanatiques, misères, épidémies et catastrophes, l'humain semble peu avoir cédé au calme et quand il s'en offrit enfin - les fameuses Trente Glorieuses - ce fut absurdement pour se croire maître suffisant pour saccager son jardin.

Pourtant, entre sécheresse, canicule et pollution, dans un univers dont on perçoit confusément qu'il ne tient plus qu'à peu, qu'il a cessé depuis un moment de se fissurer pour désormais craqueler de toutes parts, entre les incantations sibyllines des uns et les objurgations acrimonieuses des autres, tout le monde vaque obstinément à ses empressements ordinaires comme si de rien était.

Les uns traquent une forme de sagesse en des postures d'un autre temps et venues de si loin qu'on les croirait presque sacrées tandis que les autres, fût-ce sous la forme et le prétexte d'un sport supposé maintenir en forme, pratiquent celui-là même qui met en scène la violence combative quand bien même celle-ci se targue d'être maîtrisée.

Jamais autant qu'en ces temps de bords de gouffre - ou qu'au moins nous ressentons tels - nous ne faisons si cruellement montre de notre incapacité à regarder notre avenir en face ni n'offrons si implacable illustration de la théorie du divertissement. Contrairement aux récriminations des idolâtres de la modernité, nous ne sommes une société ni du loisir, ni de la fainéantise ; uniquement du regard jeté ailleurs comme le ferait le jeune enfant se cachant les yeux espérant ainsi n'être pas repéré.

Nous avions appris que la modernité avait débuté subrepticement lors de l'inversion d'un âge d'or placé désormais, non sans ruse ni orgueil, à la fin de l'histoire plutôt qu'au début. Mesure-t-on assez ce que de replis sur soi, de craintes, acrimonies et haines recuites se paie désormais, comme autrefois, cet horizon que ne dessine plus l'espoir, le progrès, le mieux, mais les affres et tremblements eschatologiques qui ne préfigurent nul nouveau départ, seulement l'inanité vaine de tous nos actes ? Grouillent les Cassandre, pullulent les donneurs de leçons, croassent les inquisiteurs impatients d'en découdre. Qui dérangent plus qu'ils n'inquiètent. Encore, pour cela faudrait-il les écouter.

Qu'ils courent, pédalent ou marchent ils n'éviteront ni que la souillure ambiante ne corrode leurs corps plutôt que ne les aguerrisse ni que le monde, que pourtant ils proclament défendre et dont ils arguent vouloir se mieux rapprocher, ne se dépenaille plus avant.

Rome, en ces rares occurrences où plus aucune main ne semblait pouvoir l'extirper de ses crises, savait, en presque dernier recours, tenir table ouverte et inviter les dieux à ce grand banquet qu'on appelait lectisterne. C'était au moins en appeler à la grande réconciliation avec le monde, prélude obligé de celle, nécessaire, d'avec les hommes.

Pourquoi ai-je la désagréable sensation que de ce geste, pourtant simple mais humble, nous avons cessé depuis longtemps d'être capables ?