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En passant …

 

But to be frank, and give it thee again. And yet I wish but for the thing I have: ⁠ My bounty is as boundless as the sea, My love as deep; the more I give to thee, The more I have, for both are infinite.
Romeo et Juliette, II, 2

Rien que pour être généreuse et te le donner encore. — Mais je désire un bonheur que j’ai déjà : — ma libéralité est aussi illimitée que la mer, — et mon amour aussi profond : plus je te donne, — plus il me reste, car l’une et l’autre sont infinis.

Qu'une librairie arbore en sa vitrine, citation d'un grand - et qui le fut mieux que Shakespeare ? - est finalement chose normale et serait parfaitement légitime si je n'étais convaincu que la formule ne fût invoquée pour une signification qui n'est pas nécessairement la sienne. Dans cette célébrissime scène du balcon, Juliette déclare souhaiter ne pas avoir déjà accordé son amour pour le pouvoir redonner encore et souligne combien en amour donner et recevoir s'équivalent.

Ce n'est évidemment pas tout à fait ce que le libraire voulut transmettre - je le suppose en tout cas - bien plutôt l'idée qu'en littérature - mais ceci vaut évidemment pour tout art et constitue en réalité l'essence même de l'œuvre - ce qui se transmet , ne se perd ni ne s'amenuise de se donner.

Je ne connais pas de meilleurs argument pour récuser que les choses de la connaissance, de la culture, des arts appartiennent au secteur marchand : aucun échange n'y est possible puisque ce qui s'y donne, transmet ne cesse pas pour autant d'appartenir au donateur. Et même se nourrit d'ainsi se donner.

Qu'il en aille de même de l'amour, en certaines de ses formes en tout cas, est indubitable : c'est au reste une des raisons pour lesquelles je demeure convaincu que prête à confusion d'avoir dans la littérature patristique traduit ἀγάπη par charité quand en réalité il est bien plutôt question de cette forme ultime de l'amour, dont peut-être seul le divin serait capable, mais qu'il nous est néanmoins demandé d'imiter, où ce qui s'offre n'attend en retour aucune réciprocité, ni ne soumet à aucune condition - ce pourquoi il relève plutôt de la grâce, parce que de l'absolue gratuité. De se consacrer à tous ses enfants ne divise ni n'amoindrit l'amour d'un parent pour ses enfants ; d'être lu et aimé par le grand nombre ne diminue pas la valeur et l'émotion suscitée par un grand poème ou une tragédie antique.

Je ne peux décidément passer devant librairie sans profond respect autant qu'inquiétude.