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Gustave Doré : La maison de Caïphe

 

Gustave Doré, pour le juger d'un mot, est le plus improvisateur du crayon qui ait jamais existé [...] L'idée vient instantanément; elle frappe avec la rapidité et l'éblouissement de l'éclair, et il subit sans la discuter, il obéit au rayon d'en haut
E Zola

 

L'homme m'a toujours étonné. Créateur prolifique, il a surtout modelé bien plus de représentations que nous le croyons. Du Chaperon Rouge au diable, il est étonnant combien, quand même nous ne les aurions pas vues depuis notre enfance, ces gravures ont façonné notre esprit. Jusqu'à nos idées parfois. M'émeut cet homme qui eût tant aimé que fût reconnue sa peinture quand on ne vit jamais en lui qu'un illustrateur, certes génial, mais ne dominant qu'un art finalement mineur. J'avoue n'être pas sensible à tous ses tableaux : certain me paraissant de simples transpositions d'illustrations plus parlantes ; d'autres en revanche …

 

Le Christ n'est pas encore arrêté mais n'allait manifestement pas tarder à l'être

Mais ceux qui avaient saisi Jésus, l'emmenèrent chez Caïphe, le souverain sacrificateur, où les scribes et les anciens s'assemblèrent.
Et Pierre le suivait de loin, jusqu'à la cour du souverain sacrificateur ; et y étant entré, il s'assit avec les huissiers, pour voir la fin.
Or les principaux sacrificateurs et tout le sanhédrin cherchaient un faux témoignage contre Jésus, pour le faire mourir ;
Mt 26,57

Etonnant point de vue où se jouent deux scènes en une : à l'extérieur, une foule empressée autour d'un point lumineux, un homme seul, levant le bras droit vers le ciel : Jésus. A l'intérieur, dans un clair-obscur digne d'un Rembrandt Caïphe, affalé, tourne le dos à la scène comme s'il ne voulait en rien être concerné par cet homme qu'il a pourtant fait arrêter et s'apprête à condamner. Autour de lui, les scribes, tout le sanhédrin, autant dire l'ensemble de ce qui dans le Temple compte ; même parmi ces derniers peu paraissent vouloir s'enquérir de ce qui se passe là-bas.

Deux scènes . autant dire deux mondes, l'un tournant le dos à l'autre. Juste avant que l'irréparable ne soit commis.

Sans doute est-ce bien ici représentation chrétienne d'une scène que l'iconographie a peu mise en scène : le Nouveau va bientôt prendre la place de l'Ancien qui n'a rien vu ni voulu voir et qui le paiera d'une lente disparition. Bien entendu les choses sont plus complexes.

A lire Girard , et je crois cette lecture en partie juste, voici crise mimétique classique où l'on entreprend de désigner à la foule un responsable pour qu'elle se réconcilie autour de lui. Processus victimaire classique où il importe peu que le sacrifié soit innocent et il est vrai que tout dans le texte évangélique suggère que ni Caïphe ni Ponce-Pilate n'accordèrent quelque crédit à l'accusation … d'où ce choix si caractéristique laissé à la foule hurlante d'entre Jésus et Barabbas. Crise politique, il falait bien rassurer Rome ; crise religieuse aussi : à quoi pourraient bien servir encore prêtres et sacrificateurs face à un Dieu présent ? Caïphe défendait sa position d'intermédiaire …

Mais crise ontologique au moins autant que métaphysique. Chose inédite c'est un Dieu vivant que l'on va récuser puis assassiner ! Comme si la Parole n'était que bruit, rumeur et vils frémissements de foule. Et les ténèbres ne l'ont pas reçu !

C'est donc bien de tragique dont il s'agit : une ligne, presque invisible, sépare ces deux mondes comme ombre et lumière, comme égarement et chemin. Il serait stupide d'y voir l'opposition entre judaïsme et christianisme - tout croyant qu'il fût, Doré était plus fin que cela, j'aime à le penser en tout cas - non ce qui nous est donné à voir n'est autre que la distance immense qui s'accroît d'avec le divin. Ceux-là même qui furent investis pour reconnaître le divin et nous conduire au-devant de lui, non seulement ne le reconnaissent pas, mais lui tournent le dos. L'intermédiaire est devenu obstacle, parasite. Il en va si souvent ainsi.

La déréliction qui se pavane encore de confort, quiétude et certitudes ; juste avant que ne se dissipent les ultimes mensonges et révèlent les odieuses paresses.