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Retours d'enfance …

 

Touché par l'ITV d'A.Wieviorka dans cette excellente série je ne serais pas arrivé là si … et j'en aurais certainement plus relevé les saillies acides au sujet du milieu universitaire - rancœur, ressentiment - si je ne venais pas la veille d'achever lecture d'un petit livre sur l'amitié

Ce que dès lors je retins c'est ce passage qui, au fond, me terrifia !

Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir été une enfant heureuse. Et je retourne sans plaisir à ces souvenirs.

Qu'en outre, ne pouvait qu'empeser la référence à Barbara quand on sait les secrets, qu'au fil de ses textes, elle porta jusqu'aux murmures, soupirs jusqu'à les révéler, dessinant comme une œuvre, comme son œuvre, de la culpabilité jusqu'au presque pardon sans pourtant omettre ou oublier rien, l'insondable tristesse de ne pouvoir porter en arrière son regard non plus que le projeter sans l'amère aigreur des jours impossibles.

Je venais tout juste de lire ces lignes qui sont de Bachelard :

 

L'enfance se constitue par fragments dans le temps d'un passé indéfini, gerbe mal faite de commencements vagues. Le tout de suite est une fonction temporelle de la pensée claire, de la vie qui se déroule sur un seul plan. En méditant la rêverie pour descendre jusqu'aux sécurités de l'archétype, il faut la "pro fonder", soit dit pour nous servir d'une expression que certains alchimistes aimaient à employer.

Ainsi, prise dans la perspective de ses valeurs d'archétype, replacée dans le cosmos des grands archétypes qui sont à la base de l'âme humaine, l'enfance méditée est plus que la somme de nos souvenirs. Pour comprendre notre attachement au monde, il faut ajouter à chaque archétype une enfance, notre enfance. Nous ne pouvons pas aimer l'eau, aimer le feu, aimer l'arbre sans y mettre un amour, une amitié qui remonte à notre enfance. Nous les aimons d'enfance. Toutes ces beautés du monde, quand nous les aimons maintenant dans le chant des poètes, nous les aimons dans une enfance retrouvée, dans une enfance réanimée à partir de cette enfance qui est latente en chacun de nous. Ainsi, il suffit du mot d'un poète, de l'image neuve mais archétypement vraie, pour que nous retrouvions les univers d'enfance. Sans enfance, pas de vraie cosmicité. Sans chant cosmique, pas de poésie. Le poète réveille en nous la cosmicité de l'enfance » ( Gaston Bachelard, La Poétique de la rêverie).

 

Peut-on imaginer plus cruel contraste ?

Il m'est arrivé d'évoquer ma propre enfance ainsi que ce que je devais aux miens. Que celle-là eût été à tous égards paisible et heureuse, comme on dit usuellement, qu'elle ne grevât mon parcours d'aucun trouble et fût à ce point sereine que longtemps j'imaginai qu'il ne s'y fût rien passé qui importât, est peut-être le plus grand succès de mes parents qui, pourtant, chacun à sa manière, porta douloureusement les noirceurs d'une période qui ne leur fit aucun cadeau. Je suis donc mal placé pour sentir - même si je le comprend et le devine donc assez mal - ce que vit celle qui ne peut porter sans regard en arrière sans effroi.

Je note néanmoins, qu'à peu près au même moment où Arendt évoquait l'acosmisme où le monde moderne écrasait l'homme en lui interdisant l'œuvre, Bachelard fait de cette cosmicité, qui doit tout à l'enfance, l'essence même de notre être.

Etre au monde, il n'est rien de plus étrange que ceci, fait d'essais autant que d'erreurs, d'intuitions que de préjugés, d'automatismes, qui ne sont que grâces oubliées, que d'intrépidités inconsciemment risquées. Le vieux Sartre prétendait que ce qui faisait notre universalité était précisément d'être absurdement jetés au monde et d'être contraints de donner un sens à cette présence. Heidegger appelait ceci Da-Sein et sans m'égarer dans une philosophie qui a trouvé dans l'enracinement le prétexte de trop d'égarements, je sais, je sens que nous passons temps et épuisons efforts à quitter un continent qu'en réalité nous portons en nous comme un hymne que nous désespérons de pouvoir chanter encore. Qui nous plonge dans une noirceur que plus rien ne percera jamais si, par malheur, il n'est pas chantable.

Pourtant nous ne tenons pas en place ; jamais ! Chassés, expulsés de la matrice originaire, éduqués - ce qui dit la même chose - nous nous piquons bientôt, sans que rien ne nous y contraigne toujours, d'aller trouver l'herbe plus verte ailleurs et emporter avec nos sciences et techniques si orgueilleuses, la vanité d'inventer et découvrir le monde. Eternels exilés, condamnés finalement à ne pas savoir habiter le monde ou d'y perdre tout espoir de domicile fixe, bruisse pourtant, au creux de nos amours maladroites, aux détours de nos passions entêtées, aux mitans de ces nuits stériles et froides où ni notre plume ni notre esprit ne répondent plus, aux enchaînements terribles où même nos intérêts soudain se flétrissent, aux distances impavides de proches subitement silencieux, oui, même aux antipodes les plus étranges, remonte, comme lointaine rémanence d'une tarte que seule notre grand-mère savait préparer sous nos yeux avides, ou telle consolation caressante que seule une mère sait offrir aux inévitables contrariétés, resurgit, oui, quelque chose de cette enfance où, sans le savoir, nous apprenions à vivre, à aimer, à entreprendre, à avoir peur jusqu'à en pleurer, à aimer jusqu'à en trembler. Qui compose la mélodie de notre être-au-monde.

Car notre être-au-monde s'est pétri, sans conteste, pour notre malheur ou bonheur, en ces instants d'enfance. Dont nous ne pouvons nous débarrasser ; ni ne le voulons d'ailleurs. Je l'imagine comme un legs. Comme souvent, il est plus facile de percer les noirages orageux que les bleuités printanières : je devine ce qu'il peut y avoir de malheurs dans une enfance pillée … sans pouvoir le dire ; mais reste pourtant incapable de dire en quoi mon enfance fut heureuse.

Est-ce de cela dont parle Wieviorka : sans doute même pas. D'être différents, d'une famille de survivants où plânait le silence d'une horreur dont on ne voulait encombrer ni la mémoire ni le futur des enfants, je le devine et ai vécu sans doute quelque chose de semblable. Qui pourtant n'interdisait ni les rires, ni même la légèreté même si on lui devinait parfois quelque chose de forcé. Ce culte du travail, cette idée qu'il n'était pas d'autre biais que le travail pour conquérir sa liberté et le devoir de ne jamais baisser les yeux devant les puissants du moment, ne me sont pas étrangers non plus qui par ailleurs étaient le lieu commun d'une période - l'immédiat après-guerre - qui ne pouvait avoir d'autre credo que de reconstruire, d'aller de l'avant tant, l'arrière trop nauséabond demeurant la honte de tous.

Ce pourquoi le passage me terrifia d'une femme que par ailleurs j'estime et dont le travail autant que le parcours sont estimables.

A la fin de sa vie, mon oncle, Roger Perelman, reconnaissait que l’objectif avait toujours été l’ascension sociale, pas le bonheur, dont il n’entendait jamais parler. 1968 a changé les choses, avec l’idée qu’il faut être heureux, s’épanouir, trouver du sens à la vie. Je ne pense pas que ma tante Berthe, qui a passé sa vie sur une machine à coudre, ne se soit jamais demandé si ce travail avait un sens. Ce n’est pas une question que l’on se posait.

C'est pourtant question que chaque époque se pose ; après chaque crise en tout cas ! parfois simplement sous la forme de l'évitement du malheur ; parfois plus directement. Oui, 68 mais aujourd'hui, derechef, face aux périls et suite à la pandémie et au confinement.

Il est triste en tout cas de ne pouvoir chercher dans les brumes de l'enfance quelque trace de ce bonheur.

 

 


J'ai eu tort, je suis revenue dans cette ville au loin perdue Où j'avais passé mon enfance J'ai eu tort, j'ai voulu revoir le coteau où glissait le soir Bleu et gris, ombres de silence Et j'ai retrouvé comme avant Longtemps après Le coteau, l'arbre se dressant Comme au passé
J'ai marché les tempes brûlantes Croyant étouffer sous mes pas Les voies du passé qui nous hantent Et reviennent sonner le glas Et je me suis couchée sous l'arbre Et c'était les mêmes odeurs Et j'ai laissé couler mes pleurs Mes pleurs
J'ai mis mon dos nu à l'écorce, l'arbre m'a redonné des forces Tout comme au temps de mon enfance Et longtemps j'ai fermé les yeux, je crois que j'ai prié un peu Je retrouvais mon innocence Avant que le soir ne se pose J'ai voulu voir La maison fleurie sous les roses J'ai voulu voir Le jardin où nos cris d'enfants Jaillissaient comme source claire Jean-claude et Régine et puis Jean Tout redevenait comme hier Le parfum lourd des sauges rouges Les dahlias fauves dans l'allée Le puits, tout, j'ai tout retrouvé Hélas
La guerre nous avait jeté là, d'autres furent moins heureux je crois Au temps joli de leur enfance La guerre nous avait jeté là, nous vivions comme hors-la-loi Et j'aimais cela quand j'y pense Oh mes printemps, oh mes soleils, oh mes folles années perdues Oh mes quinze ans, oh mes merveilles Que j'ai mal d'être revenue Oh les noix fraîches de septembre Et l'odeur des mûres écrasées C'est fou, tout, j'ai tout retrouvé Hélas
Il ne faut jamais revenir aux temps cachés des souvenirs Du temps béni de son enfance Car parmi tous les souvenirs, ceux de l'enfance sont les pires Ceux de l'enfance nous déchirent Oh ma très chérie, oh ma mère, où êtes-vous donc aujourd'hui? Vous dormez au chaud de la terre Et moi je suis venue ici Pour y retrouver votre rire Vos colères et votre jeunesse Et je reste seule avec ma détresse Hélas
Pourquoi suis-je donc revenue et seule au détour de ces rues J'ai froid, j'ai peur, le soir se penche Pourquoi suis-je venue ici, où mon passé me crucifie Et ne dort jamais mon enfance?


on écoutera aussi Il me revient