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Regards inversés : portraits

 

 

 

Non que, soyons sérieux, je prétende que mes clichés eussent quoi que ce soit d'exceptionnel mais beaucoup plus modestement que je veuille ici simplement esquisser non seulement qu'une photo ne devient œuvre que lorsqu'elle dit quelque chose, je veux dire raconte une histoire mais que surtout elle échappe à son auteur pour devenir à elle seule un acte qui augmente celui qui la regarde ! Qui est, on le sait, le sens d'augeo ; d'auteur.

Le dialogue qui s'esquisse alors entre nous et la photo n'est pétri d'aucun mot ; d'aucune phrase ; d'aucune périphrase, circonvolution ou figure habile de rhétorique. Ce n'est d'ailleurs pas nous qui l'entamons … c'est elle. Et ce qu'elle donne à voir, d'abord nous force à nous taire parce que c'est nous qui y sommes mis en scène, en perspectives et que, sans doute, voici spectacle parfois terrifiant.

L'humanisme est ici requis. Je ne connais pas de photo qui vaudrait d'humilier, ridiculiser ; mépriser.

L'image, à l'instar du rêve freudien, ne connait pas la négation ; ignore - et le doit surtout - les trois principes logique d'Aristote.

A l'instar du Dieu des kabbalistes qui se retire pour que le monde puisse avoir lieu ; de la mère qui se fait discrète, contre toutes les injonctions de son corps et de son âme pour que puisse grandir son petit, celui qui ici regarde s'éloigne et doit s'éloigner si profondément qu'à la fin ne demeure plus que nous, le monde dans son improbable maelström.

Ce n'est pas rien de vouloir saisir plutôt des êtres que des choses. Pour le respect qu'on leur doit, bien sûr ; pour l'inversion du regard que ceci implique.

 

On pourrait croire la photo n'avoir aucune focalisation : étant prise de côté, en légère plongée, comme si j'avais été observateur neutre et omniscient. Et pourtant non ! c'est même tout le contraire.

Avant d'être tronquée, la vue offre la scène finalement banale d'une famille, deux enfants, la grand-mère et la mère devant les marches conduisant pont de l'Alma sur les berges où se prennent les bateaux-mouches pour ces croisières de touristes. Tout le monde y semble solliciter quelque chose, les enfants bien sûr, les volatiles sur le parapet à droite, en quête de quelques miettes à grappiller.

Mais ce serait mentir.

Tout est dans ce regard de la fillette. Qui écrase tout le reste des motifs de la photo. Ce regard levé vers les yeux de sa mère, confiant, apaisé, mais interrogatif.

Evidemment toutes les interprétations sont possibles et c'est bien, on le sait, ce par quoi une photo n'est pas que la simple imitation, reproduction du réel.

Mais surtout : voici le visage qui vous interpelle et vous fait être. Non qu'il vous reproche de n'être que ceci ou cela mais vous intime l'exigence de vous dépasser. D'être meilleur que ce que nous croyons même pouvoir devenir.

Ce regard qui dit : dresse-toi sur tes pieds, que je te parle !

Parce qu'il n'est pas que les êtres qui parlent, vous regardent et vous propulsent. Mais les choses aussi qui nous font au moins autant que nous les avons fabriquées.

Cette porte sur un chantier. J'aime les portes pour ce qu'elles ouvrent vers de nouveaux espaces ou les ferment quand on en désire protéger l'intimité. Elles disent notre peau, nos lignes de partage ; notre impossibilité à exister seuls ; notre impératif à nous en distinguer pourtant. Poreuses comme toutes les frontières.

Je comprends soudain pourquoi les portes, dans l'espace germanique, portent toujours à l'instar de celle-ci, des vitres : on laisse pénétrer la lumière mais on se préserve des intrus.

La porte est objet en soi : regardons bien, sur ce chantier où tout va changer de sens pour n'être plus, bientôt, que détritus ; où chaque objet, pancarte, bloc de béton peut être perverti et, orné de graffitis ou de dessins, subtilement se métamorphoser. Mais pas la porte ! même posée là négligemment, prête à être détruite, elle est porte et restera porte.

 

C'était un lundi matin ! il faisait froid encore ! Métro Convention.

Il était assis là, seul ; attendait quelqu'un peut-être ; au moins son café.

Tout est dans ce petit dossier jaunâtre que machinalement il tient en sa main.

Mais sa tête est ailleurs. Il regarde. Quoi ? Rien sans doute ! il passe le temps.

C'est en cela qu'il nous ressemble. Et c'est bien ici aussi que réside l'inversion.

Ville étrange où tout le monde se croise sans se voir ; où même le passant se contente de passer. Qui dira jamais la magie des terrasses ? Mais leur terrible vacuité aussi.

Nous regardons mais sans rien voir ni d'ailleurs toujours le vouloir. Tels des ombres insidieusement gommées dans les brumes …

Quand l'autre loin d'être une rencontre, une découverte, une chance, n'est plus qu'un passe-temps !

Tout dans cet index pointé comme si la jeune fille ponctuait un ultime argument devant son interlocuteur (imaginaire ou numérique ?) Tout, de ce casque qui isole au dialogue qui rassemble, tout, de cette jeunesse qui piaffe en l'attente d'une vie qui tarde à s'offrir au pas décidé et, surtout, ce regard fixé droit devant comme si rien, plus rien d'autre n'existait déjà plus que cette destination empressée.

Ce pas empressé, cet œil moins boudeur qu'admonestant jaugeaient tous ceux alentour qui semblaient seulement se promener c'est-à-dire n'aller nulle part. Comme si, ombres inutiles déjà expulsées, nous n'avions plus qu'à traîner, qu'à errer ou que nous fussions tous, inutiles pesanteurs s'accrochant par ennui. Et toi, parut-elle haranguer impitoyablement, où vas-tu ? que fais-tu de ta vie ?

Le pire reste encore que je ne saurais quoi répondre …

Montauban sous les arcades de la place Nationale dot je voulais saisir la perspective.

Elle me vit l'appareil en main …

Un geste qui contrefait le plaisir de se voir, qui, non sans quelque ironie se pique de me gâcher la photo alors qu'il venait juste de me la sauver, au contraire. Le pouvait-elle deviner ?

Bien sûr le plaisir délicieusement narcissique d'être pris en photo, ou cette jolie petite perversité de se ficher systématiquement au centre de tout …

Mais encore, mais surtout …

Une incroyable spontanéité à accueillir ce qui advient … je comprends enfin le sens de avenant

Dois-je dire que je la préfère et la confiance qu'elle suppose à toutes ces moues boudeuses qui contrefont la profondeur !

 

Vieux bonhomme, à la retraite, me voyant voir, me devinant à l'affût, me fit grand sourire et me parla … J'avais l'impression soudainement de faire partie d'une secte : avoir par devers soi un appareil photographique vous estampille aussi sûrement que croix dans le dos ou soutane noire de gravité ! Il avait été photographe lui aussi et tint à me le raconter comme si, mais ç'avait été une profession avant d'être une passion, se devait inéluctablement installer d'entre nous connivence.

Ce n'est pourtant pas pour cette raison que je retins ce cliché. La parole avait interrompu mon affaire : la réalité comme par goujaterie s'était introduite dans la photo qui, pourtant, est supposée ne regarder et montrer qu'elle... Les passions sont exclusives, me dira-t-on ; sans doute. La parole aussi ! Qu'elle se mette à tonitruer et le charme aussitôt se rompt. S'il est point commun entre la séduction, la passion, l'acte d'amour et la Parole de l'être, c'est que nul ne supporte quelque adjuvant extérieur.

La Parole tue l'image et Hermès poignarde Panoptès ! Je devrais le savoir et m'abstenir de ponctuer mes photos de commentaires sans doute absurdes, assurément intempestifs …

Non, c'était pour ce large sourire, ici encore ! pour cette grande fête de l'image qu'il s'engageait (et moi avec) à célébrer.