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Annette Wieviorka : « A mon retour de Chine, j’ai remis en cause tout ce que je pensais »
Par Solenn de Royer Publié le 22 janvier 2023 à 05h30

Historienne, Annette Wieviorka est une spécialiste reconnue de l’histoire de la Shoah. Elle a notamment publié Auschwitz expliqué à ma fille (Seuil, 1999), 1945. La Découverte (Seuil, 2015) ou Mes années chinoises (Stock, 2021), dans lequel elle revient sur son engagement maoïste dans les années 1970.

Son dernier livre, Tombeaux. Autobiographie de ma famille (Seuil, 2022), qui retrace l’itinéraire de ses aïeux, juifs d’origine polonaise arrivés en France dans les années 1920 et marqués par la déportation, a reçu le prix Femina Essai 2022. Elle est également directrice de recherche honoraire au CNRS.

Je ne serais pas arrivée là si…

… si je n’avais pas passé deux ans en Chine, entre 1974 et 1976, au moment où la Révolution culturelle touchait à sa fin. C’est là que je me suis débarrassée de toute idée que d’autres penseraient pour moi. Quand je suis rentrée en France, j’ai traversé une période de crise profonde, une grave dépression au cours de laquelle j’ai remis en cause tout ce que je pensais, tout ce en quoi je croyais. Une révision complète, avec l’idée d’aller jusqu’au bout de celle-ci, quel qu’en soit le prix. J’ai aussi commencé une psychanalyse. Ce moment de ma vie a contribué à façonner l’historienne que je suis devenue.

Pourquoi êtes-vous partie en Chine ?

J’étais militante maoïste. Dans le sillage de Mai 68, il y avait une véritable curiosité pour ce qui se passait là-bas. Mon premier mari, centralien, parlait le chinois. L’ambassade de Chine, qui recrutait des « experts étrangers », nous a proposé d’aller enseigner à Canton. Nous sommes partis avec notre fils de 3 ans. Tout en donnant des cours de français, nous avons aussi exigé de travailler à l’usine et dans les champs, comme les étudiants. Nous avons découvert le vert des rizières mais aussi la très grande pauvreté.

Et puis, très vite, il y a eu des scènes insupportables. Comme cette promenade à vélo où nous avons croisé des hommes debout dans un camion qui tenaient des écriteaux : condamnés, ils étaient présentés à la vindicte populaire. Nous sommes rentrés en août 1976, quelques jours avant la mort de Mao. Mon effondrement intérieur est intervenu un an après environ.

Dans quel milieu avez-vous grandi ?

Nous avons été élevés, avec mon frère Michel et ma sœur Sylvie,à Vanves [Hauts-de-Seine], dans un minuscule appartement de 25 mètres carrés. Il fallait acheter à crédit chez l’épicier ou le boulanger. Ma mère racontait que le charbonnier lui avait dit : « Madame Wieviorka, avec trois petits, je ne vous laisserai jamais manquer de charbon. »

C’était la grande pauvreté. Mais ce n’était ni la misère affective ni la misère culturelle. Ma mère, dont la famille venait de Pologne, parlait un français parfait et veillait sur notre scolarité avec une implacable exigence.

A la maison, nous avions des livres : j’ai ainsi lu très tôt Education européenne, de Romain Gary, ou Les Thibault, de Roger Martin du Gard. Nous prenions aussi des leçons de piano. Peu avant la naissance de mon frère Olivier, le quatrième de la fratrie, nous sommes partis vivre à Ermont, dans le Val-d’Oise. Mes parents m’ont acheté un vélo, le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu dans ma vie. Je suis entrée aux Eclaireurs de France. C’est comme si on nous offrait soudain l’espace et la liberté, j’ai commencé à respirer. Pendant toutes ces années, l’école a eu pour moi une importance capitale.

En quoi ?

L’école laïque, gratuite et obligatoire nous a ouvert un monde. Je n’ai jamais connu la moindre discrimination. Mon père disait souvent que ce pays, la France, était merveilleux. C’est le nôtre. A mon tour, je suis reconnaissante pour tout ce qu’il nous a apporté. Aujourd’hui, par choix, mes frères, ma sœur et moi sommes tous les quatre fonctionnaires.

Que faisaient vos parents ?

Mon père a exercé tous les métiers : maroquinier, moniteur dans une maison d’enfants, il a fait aussi du porte-à-porte pour vendre des trousseaux (des serviettes et des gants de toilettes) ou des montres. Et puis, un ami qu’il avait connu pendant la guerre lui a proposé d’entrer dans son entreprise, qui fabriquait des calages sous vide en plastique. Je me souviens – ça me fait sourire aujourd’hui – que mon père disait : « Le plastique, c’est l’avenir ! » Il est devenu représentant et a enfin gagné convenablement sa vie.

Quant à ma mère, elle avait une formation de sténodactylo-comptable. Un jour, elle m’a dit : « C’est très curieux, ton père changeait sans arrêt de travail mais nous n’avons jamais pensé que j’aurais pu travailler, alors que j’avais un métier ! » Elle ne l’a en effet pratiquement jamais exercé et s’est consacrée à sa famille.

Quelle éducation avez-vous reçue ?

Il ne restait rien de la Pologne et peu de choses de la culture juive. Nous ne célébrions pas les fêtes, n’allions pas à la synagogue. On nous a appris le sens du travail. Dans la famille de ma mère, il y avait un très fort désir de s’élever. A la fin de sa vie, mon oncle, Roger Perelman, reconnaissait que l’objectif avait toujours été l’ascension sociale, pas le bonheur, dont il n’entendait jamais parler. 1968 a changé les choses, avec l’idée qu’il faut être heureux, s’épanouir, trouver du sens à la vie. Je ne pense pas que ma tante Berthe, qui a passé sa vie sur une machine à coudre, ne se soit jamais demandé si ce travail avait un sens. Ce n’est pas une question que l’on se posait.

Quels souvenirs gardez-vous de cette époque ?

Je vois bien que mes parents ont tout fait pour qu’on soit comme les autres, qu’on ait une enfance heureuse. Mais je n’ai pas le sentiment d’avoir été une enfant heureuse. Et je retourne sans plaisir à ces souvenirs. En cela, les chansons de Barbara m’ont souvent bouleversée. Je comprends intimement ce qu’elle dit sur le passé, l’enfance sur laquelle il ne faut jamais se retourner.

Pourquoi ?

Malgré l’école, nous vivions dans un milieu très fermé. En dépit des efforts de mon père et de ma mère, nous sentions bien aussi que nous étions différents des autres. A Vanves, par exemple, tout le monde était catholique, allait au catéchisme… Surtout, les pertes dans nos familles, dues à la guerre, ont fait peser une tristesse. Je n’avais plus de grands-parents, sinon mon grand-père maternel. Ma mère a perdu la sienne quand elle avait 16 ans. Les Allemands ont tiré sur la barque dans laquelle elles tentaient de traverser la Saône pour passer la ligne de démarcation. Ma grand-mère s’est noyée. Ma mère raconte qu’elle a nagé sans se retourner.

Comment êtes-vous devenue historienne ?

Après avoir été brièvement tentée par des études de médecine, j’ai fait une prépa littéraire. J’avais une professeure de français formidable qui m’a convaincue que je devais poursuivre en licence de lettres. Puis, Mai 68 est arrivé et ce fut un tournant. Mon père, avec lequel j’adorais parler, m’avait raconté le Front populaire. Dans les groupes mao que je fréquentais, il n’y avait que la classe ouvrière qui comptait.

Un jour de mai, nous décidons de marcher de la Sorbonne aux usines Renault pour faire passer le drapeau rouge des mains des étudiants à celles des ouvriers. On arrive devant une porte opaque et fermée, avec des ouvriers juchés en haut. Et là, soudain, je vois l’image du Front populaire ! Aussitôt, je me suis dit : « Je vais étudier l’histoire, c’est ça qui a du sens. »

Je me suis inscrite à des cours du soir, tout en devenant maîtresse auxiliaire de lettres modernes. A mon retour de Chine, j’ai été nommée professeure d’histoire au lycée Jules-Siegfried, à Paris, puis au lycée Voltaire. Assez rapidement, j’ai commencé à faire de la recherche.

Comment et sur quoi ?

Je voulais écrire l’histoire de mon grand-père, Wolf Wieviorka, écrivain et journaliste yiddish, mort à Auschwitz. Mon idée, obsédante pendant un temps, était de prendre sur moi cette histoire pour ne pas encombrer la génération suivante. Une idée fausse, sans doute. J’ai donc commencé à rassembler des éléments, interrogé mon père, son frère… Puis j’ai fait un stage de yiddish à New York. C’est là que je suis tombée sur le « livre du souvenir » de la ville natale de mon grand-père.

« Je n’ai jamais eu le sentiment d’être arrivée quelque part. C’est d’ailleurs pourquoi je continue ! »

A l’époque, on commençait tout juste à travailler sur les persécutions des juifs en France, personne ne connaissait ces livres collectifs, écrits par les survivants des communautés détruites de Pologne. Mon premier travail de chercheuse a porté sur ce sujet. J’ai été pionnière dans l’étude de la mémoire, aujourd’hui un champ en soi. Mais je suis devenue vraiment historienne à partir du moment où le collectif (ces « livres du souvenir ») m’a plus intéressée que l’individuel (l’histoire de ma famille). Ensuite, la thèse a tout changé.

Pourquoi ?

J’ai soutenu un DEA avec Madeleine Rebérioux, dont j’admirais les travaux sur le mouvement ouvrier. Un jour, je lui ai demandé si elle pensait que je devais faire une thèse. Elle m’a répondu que je n’étais pas normalienne, ni agrégée, et qu’une thèse ne me servirait à rien. J’avais compris que si l’on n’était pas dans l’institution, on ne serait jamais considéré comme historien.

C’est alors que j’ai fait la connaissance de l’historienne Annie Kriegel, dans le cadre d’un travail sur les juifs communistes. D’ancienne militante communiste, elle était devenue éditorialiste au Figaro et donc une paria, une « renégate », à cette époque où tous les intellectuels étaient d’extrême gauche. Je lui ai posé la même question sur l’intérêt de faire une thèse.

Que vous a-t-elle répondu ?

« On ne sait jamais de quoi l’avenir est fait et une thèse, c’est toujours formateur. » Elle a aussitôt accepté de diriger la mienne. Cette femme était d’une intelligence hors norme.

Pour faire un travail d’historien, il faut réunir au moins trois conditions : la curiosité, le goût de la vérité et la liberté de pensée. J’avais acquis celle-ci après l’expérience chinoise, mais c’est Annie Kriegel qui m’a donné l’autorisation de l’exercer, contre toutes les doxas. Je reste persuadée que si on ne lui a rien pardonné (encore aujourd’hui, c’est un nom qui sent le soufre), c’est parce qu’elle était une femme. Pour moi, ce fut une rencontre merveilleuse, décisive. J’ai soutenu ma thèse à 40 ans, ce qui m’a ouvert toutes les portes, notamment celles du CNRS.

En septembre 2022, vous avez publié « Tombeaux », un livre sur votre famille, dont la plupart des membres ont été exterminés pendant la guerre. Ce livre, comme vos travaux sur la Shoah, est traversé par la mort. Comment vivez-vous avec elle ?

Dans ma famille, la mort était présente mais aussi absente parce que les nazis, d’une certaine manière, avaient fait le travail. Il n’y a pas eu de tombe, de cimetière, de cérémonie du souvenir. C’est plutôt le flou de la mort qui m’a accompagnée.

En tentant d’écrire une conclusion à ce livre, j’ai pensé à l’historien et prêtre jésuite Michel de Certeau : « L’historien fait œuvre de sépulture pour que les morts retournent moins tristes dans leurs tombeaux. » Brusquement, je me suis arrêtée et demandé : est-ce que j’y crois vraiment ? Comment peut-on écrire cela quand on ne pense pas qu’il y a une vie après la mort ? Finalement, je crois que c’est la question du lien qui est en jeu ici. Moi qui appartiens à une génération sans grands-parents, ça compte de pouvoir faire le lien entre les uns et les autres, qu’aujourd’hui soit relié à hier. C’est aussi cela que l’on recherche quand on choisit le métier d’historien. Ma propre mort, je n’y pense pas.

Avec le recul, comment jugez-vous la réflexion de votre oncle sur l’ascension sociale qui l’emportait sur tout, y compris le bonheur ? Après une enfance en demi-teinte, diriez-vous que vous avez eu une vie heureuse ?

Par mon histoire familiale, j’ai toujours eu le sentiment que rien n’était jamais acquis, que tout pouvait, à tout moment, disparaître. Mes grandes joies ont surtout résidé dans le plaisir de la recherche, celui de trouver. Ma vie s’est toujours confondue avec le travail.

Votre première question, « vous ne seriez pas arrivée là si… », m’a fait réfléchir. Je n’ai jamais eu le sentiment d’être arrivée quelque part. C’est d’ailleurs pourquoi je continue ! Même si, à 75 ans, j’ai acquis une relative sérénité, avec le sentiment du devoir accompli.

Dans le milieu universitaire, je vois trop souvent le ressentiment, la rancœur empoisonner la vie de ceux, nombreux, qui pensent qu’ils ne sont pas assez reconnus. Moi, je n’ai rien rêvé de ma vie professionnelle. Ce qui m’est arrivé est donc quasi miraculeux et j’en suis reconnaissante. La petite fille que j’étais était toujours étonnée devant les choses qu’elle ne comprenait pas, sur lesquelles il n’était parfois pas possible de poser des questions. Ce sentiment d’étonnement ne m’a jamais quittée.