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Si loin déjà …

C'est bien ce semblant de réflexion qui me vint à l'esprit à lire cet article de Libération présentant, en même temps que la parution de son dernier ouvrage, l'entretien très récent avec E Morin. De guerre en guerre : ainsi s'intitule son essai, assez court, où il en appelle à la paix, on s'en doute.

«Il ne faut pas que la raison tue l’émotion, ni que l’émotion tue la raison. La paix est souhaitable, d’autant plus qu’elle est possible matériellement. Comme les deux adversaires ont des forces à peu près égales, ils peuvent trouver des compromis… Mais, pour le moment, c’est la haine qui domine.»

Soit ! la remarque est pertinente même si elle est convenue. Les guerres commencent toujours lorsque les diplomates cessent de se parler ; se terminent quand ces derniers reprennent langue. Entre les deux … haines, morts, propagandes, mensonges et dénégation de tout ce qui n'est pas soi.

Le plus intéressant n'est pas là mais, un peu plus, dans cette position, qu'il a toujours tenue et qui lui valut autrefois jusqu'à l'absurdité de se faire traiter d'antisémite, de refuser d'être la dupe des idées reçues et des passions. L’Ukraine est justifiée de se défendre et de revendiquer son indépendance ; elle l'est moins quand elle caricature à ce point la culture russe d'en vouloir bannir littérature et langue sur son territoire. Est assurément dans cette posture finalement confortable de l'agressé et de la victime ; il n'en reste pas moins que voici un des pays les plus corrompus, aux institutions instables et aux trafics insupportables. C'est donner des armes à la haine que de ne pas le dire, de feindre l'oublier. Refuser ainsi tout manichéisme infantilisant qui ferait vous ranger dans un camp pour la simple raison que vous auriez critiqué l'autre - tous ceux qui ne sont pas mes amis sont mes ennemis ! - me paraît de bonne augure.

Non, le plus intéressant n'est pas même ici, mais plutôt dans ce regard déjà si lointain mais encore angoissé qui voit les guerres se succéder aux guerres au beau milieu d'une crise bien plus grave encore qui est celle d'une planète qui regimbe devant nos agressions polluantes, au centre silencieux mais dévastateur d'une crise culturelle favorisée par les outils modernes tout aussi enclin à se répandre universellement qu'à faire taire universellement toute pensée, toute nuance, toute critique.

«L’humanité court un très grand danger. Elle est menacée non seulement par une nouvelle guerre mondialisée, mais en même temps par la crise écologique de la planète, la crise de la civilisation, la crise de la pensée et l’asservissement par un totalitarisme de type nouveau que permet l’informatique dans des sociétés de soumission. Face à l’énormité et à la complexité des problèmes, notre mode de connaissance et de pensée nous aveugle.»

Mais subitement, chez celui qui pourtant exaltait il y a peu encore l'espérance, augurant, des paradoxes de la pensée complexe, combien ce fut toujours des gouffres les plus obscurs que finit par jaillir l'avenir, oui, subitement, comme un œil qui se clôt ou un sourire qui désapprend d'éclairer le visage, la tristesse de qui n'attend plus rien, et voit le crépuscule envahir le ciel.

Celui qui sait la fin et la sent rôder, se pique encore de quelques rêves mais les sait se réduire non comme peau de chagrin mais comme tissu de sérénité : rêve de printemps, de jonquilles, de chaleur ; le voici qui se souvient de son père qui, vieillard, n'aspirait qu'à s'asseoir au soleil sur une chaise, même inconfortable. «Moi, maintenant, je comprends ça. Etre sur une chaise au soleil, c’est déjà une volupté petite et… importante.»

Me reviens ce récit qu'avait tenu A Appelfeld, de son grand-père priant fenêtre ouverte sans nulle cloison qui viendrait s'intercaler entre lui et Dieu.

C'est à ce signe que je reconnais celui qui s'en va ou s'y apprête : de ne vouloir plus rien qui s'interpose entre soi et le monde, Dieu ou simplement la quiétude. Il y a bien un moment où même la pesanteur ne vous est plus nécessaire, devient même parfois odieuse : alors vient l'instant espéré de la grâce ou, simplement, de la paix. Où l'on n'a plus rien à dire ou à redire, plus rien à discuter, seulement à se rendre consentant aux forces du monde

Ce qui vous avait tant tenu à cœur, pour quoi l'on se fût battu et se battit même parfois, ceux que l'on aima et ces foutues idées qu'on croyait si décisives non pas s'éloignent mais se ternissent plus simplement. Il y a bien un moment où les liens se distendent. Les ultimes bagages ont été laissés sur le quai : de toute manière ils étaient déjà presque vides.

Ce n'est pas triste !

Émouvant, seulement.