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Affaire de cloisons
ou
de la puissance des images

"Fils de l'homme, dresse-toi sur tes pieds, que je te parle!" Ez 2,1

 

Il y a de la mystique, incontestablement, dans cette chaise posée au soleil comme si cette chaleur enrobant les ultimes quêtes, les questions les plus précieuses, était, plutôt que le refus des cloisons, l'espérance d'une voix que l'on entendrait enfin, à qui l'on ne demanderait rien, sinon peut-être de nous rassurer de n'être pas seul, de ne pouvoir l'être jamais.

Ce n'est ni seulement Morin songeant à son propre père ; non plus qu'Appelfeld * insistant sur le souci, débordant de tous côtés l'anecdote tant il fait écho aux plus intimes chuchotis de l'âme, l'exigence même de son grand-père de prier devant fenêtre ouverte sans que surtout aucun volet ne vienne le séparer de Dieu.

Ce n'est pas plus mon propre père dont les longues méditations sur tout banc qui lui offrît perspective ouverte sur le monde occupèrent ses dernières années, dans un silence d'une sérénité inédite chez lui, comme si seul ainsi pouvait se dessiner le chemin qu'il lui restait à parcourir. Rêvait-il encore, pensait-il ou priait-il ? Qu'importe en réalité ! Qu'elle s'adresse à Dieu ou non, la prière sitôt qu'elle rend grâce plutôt que ne quémande, dit le chant de qui sait désormais qu'il ne sera jamais seul.

Des cloisons, pourtant, nous ne connaissons que cela et nous heurtons à elles plus souvent qu'à notre tour. Celles qui nous séparent des autres …qui, vous le comprenez, ne sont pas de notre monde , qui n'ont ni notre culture ni notre éducation, sont presque comme des bêtes, sauvages et rugissants ; celles qui ponctuent nos carrières en autant de statuts, mérites, avantages ou prééminences qui ont ensemble ce talent odieux de faire de nos proches des concurrents et parfois des ennemis ; celles que nous hissons qui nous font nous glorifier d'avoir tout expliqué en simplement classant, nommant les phénomènes et d'ainsi nous rassurer de tout ceci que nous écartons d'un ce n'est pas mon problème péremptoire. Je ne suis pas certain que nous pensions toujours correctement même si nous pouvons nous féliciter de cette méthode analytique qui ouvrit le chemin des sciences et des techniques et enfla notre vanité jusqu'à la démesure.

Il y a bien un moment où il faudra recoller les morceaux éparpillés …Je ne connais rien mieux que l'image pour y parvenir.

Que voient-ils ceux-là qui plongent leur regard dans le monde ? N'y aurait-il pas dans l'image, tellement décriée, supposée si pauvre et tellement fallacieuse, quelque chose qui permettrait d'aller au-delà parce que tout simplement elle donne tout d'un seul tenant, non pas mélangé mais complexe où les éléments ne cachent pas les liaisons, où la stature n'obère jamais le mouvement. N'est-ce pas précisément une image qui fut offerte à Jacob de cette échelle qu'incessamment monteraient et descendraient des anges affairés à cette seule besogne ? Et que dire de ce char qu'il fut donné à Ézéchiel d'observer sans y nécessairement rien comprendre mais en contemplant de ces choses que nul humain jamais ne put voir ?

J'avoue ne pas avoir de goût particulier pour ces grands mystères où je devine les mêmes dérives anthropocentriques qu'ailleurs - n'y lit-on pas notamment que dieu ne tiendrait sa gloire que de la prière des hommes ? - même si j'y trouve tout autant, et paradoxalement, une véritable interrogation sur ce qu'est le divin avant la création et donc avant l'homme. Dieu n'est pas, décidément, être qui se pense … pas plus qu'il ne se regarde en face, du reste. C'est cet impensable qui fascine et nourrit toute les littératures mystiques.

Mais se montre tout ce qui en sa proximité se meut et l'effet qu'il produit.

Mais j'y retrouve encore l'origine des grands mythes comme si images et récits avaient toujours partie liée ce que je crois. C'est là que l'on retrouve l'idée des anges gardiens ; là aussi par ce jeu de mondes imbriqués les uns dans les autres - les palais - la suggestion qu'en l'être il ne saurait y avoir de rupture mais au contraire, dans chacune des différentes conjugaisons de l'être, l'intrication d'une scorie de l'étage supérieur qui lui assure la perpétuation. Je devine à peine, j'ignore en réalité, la signification à donner à ces quatre vivants disposés au pied des marches du trône divin même si je suis à peu près certain qu'est abusive leur assimilation aux quatre évangélistes. Je retrouve néanmoins dans ces yeux qui couvrent leurs ailes quelque chose de l'Argos des grecs et dans ce regard ouvert à 360 degrés les sollicitude et puissance qui font le monde pouvoir se perpétuer.

Le Bélier, le Taureau, le Lion et l’Aigle : autant de textes, autant d'interprétations mais toujours cette même idée selon quoi ils seraient le passage obligé entre le Père et la création et formeraient comme en carré les colonnes de celle-ci, constituant d'étapes en étapes ses fondations ultimes. Sans doute l'un représente-t-il la puissance, l'autre la volonté, le troisième, le courage et le quatrième, ce qui fait de nous des humains, mais à quoi bon chercher à les distribuer ? La littérature des palais est foisonnante, souvent abstruse et de peu d'intérêt si l'on excepte les jeux intellectuels qui s'y associent.

Mais leur point de départ est intriguant : car sous la forme d'une image - celle du char - ce qui est donné à voir à Ézéchiel c'est moins Dieu qu'il ne perçoit que confusément, comme une figure d'homme, comme du feu, et comme une lumière éclatante, que, bien plus précise, la vision en cascade de ce que voit Dieu. Ces yeux couvrant chacune des quatre ailes de chacun des quatre vivants disent la vision totale que de ces hauteurs on peut avoir du monde et de nous quand, à l'inverse, notre regard ne peut jamais être que celui, pas nécessairement faux mais nécessairement parcellaire offert par un point de vue, une perspective.

Je réalise ainsi ce que signifie avoir des visions au moins autant que prophétiser. Non pas changer de perspective, qui ne ferait que remplacer le fragmentaire par du parcellaire mais inverser l'image de telle sorte de les pouvoir adopter toutes. Et comprendre que l'image suggère peut-être moins sur ce qu'elle montre que sur nous qui nous révélons en ceci même que nous distinguons en elle. Non tant parler avant ou au-devant les autres, discourir, argumenter, prouver - ceci est affaire de raison, de sciences ou de scrupules - que donner à voir, à sentir, à émouvoir d'où ces images, ces récits, ces paraboles.

S'offrir au géométral. Nous offrir le géométral.

Et si, finalement, l'hypothèse de Laplace était moins caduque qu'il a pu paraître. Bien sûr, la thermodynamique a refoulé l'idée de toute réversibilité ; bien sûr l'hypothèse d'une vérité absolue a déserté depuis longtemps les terres scientifiques mais je ne déteste pas que, de Descartes à Maxwell en passant par Laplace, on eût besoin, ne serait-ce que pour la rejeter, de l'hypothèse du démon, du malin génie, de dieu, bref, de cette position absolue d'où tout serait visible, qu'on pût embrasser d'un seul tenant.

Bien entendu adopter le regard de Dieu est impossible même si je soupçonne, en chaque artiste, en chaque peintre au moins autant qu'en chaque musicien ou écrivain, la tentation de s'y essayer nonobstant. Sans doute Sartre aura-t-il eu finalement tort : Dieu est un artiste (et Mauriac également) ! Etre un artiste, je veux dire œuvrer, revient à créer, non pas à dire un point de vue, une perspective, une vérité mais à les dire, suggérer et offrir toutes.

Sans doute s'y brûlerait-on à ainsi tout voir, tout savoir. En revanche, je comprends ici l'inversion subtilement opérée qui fait de l'image non plus une simple représentation - et sûrement pas une fade reproduction, ou imitation - mais une vision, pas nécessairement une prévision ; un acte pur

Le roi Sédécias envoya chercher Jérémie, le prophète, et le fit venir auprès de lui dans la troisième entrée de la maison de l’Éternel. Et le roi dit à Jérémie : J’ai une chose à te demander ; ne me cache rien. Jérémie répondit à Sédécias : Si je te la dis, ne me feras-tu pas mourir ? Et si je te donne un conseil, tu ne m’écouteras pas. Jr 38,14

Car s'il est une constante des textes bibliques c'est bien que les prophètes ne sont pas entendus - ou pas longtemps - pas plus que n'est écouté Dieu. A chaque fois qu'est donnée la Parole, cette incroyable dérive et retour à l'idolâtrie comme si la Parole divine était inaudible ou insupportable. Au déluge succédera pourtant le code noachide ; à la sortie d’Égypte et au veau d'or, le Décalogue ; puis les 613 mitsvot. Rien n'y fait ou tout se répète.

Il est là, assis, désespéré en tout cas triste. Seul, surtout. Comme le sera plus tard le Christ sur le Mont des Oliviers, ses compagnons n'ayant pas même été capables de veiller et prier avec lui.

Il m'arrive de songer que voici un des motifs pour ne pas regretter de n'avoir pas cette vision géométrale, de ne le pouvoir pas : de toute manière elle ne serait pas comprise ; pas même vue. L'adage qui veut que nul ne soit prophète en son pays est tristement incomplet : nul n'est prophète.

Jérémie, tête baissée, soutenue à peine par une main déjà tremblante, le coude posé sur la Bible y pesant si lourdement que le livre, pourtant épais, commence déjà de se déformer. Il ne regarde rien. Réfléchit-il ? ou se contente-t-il, hébété, d'enfouir ses ultimes espérances dans la noirceur du temps ? A côté de lui, seule lumière véritablement éclatante réfléchie par ces vases, bijoux or et argent posés - mais par qui - à côté de lui sans qu'il s'en rende véritablement compte. Mais d'où vient donc cette lumière ? De l'autre côté, à l'extérieur de ce qui semble être une caverne, une ville en feu - Jérusalem - des soldats tentant de prendre la ville et des habitants de la fuir. Ou destructrices.

 

L'image est partagée par une diagonale esquissée par le corps même de Jérémie, penché, écrasé par la douleur ou la tristesse. De part et d'autre de cette ligne, le monde : ses attraits et ses horreurs. Les seules lumières, blafardes ou clinquantes, sont celles, fallacieuses ou tentatrices d'un monde qui ne vous entend ni ne vous écoute ; qui, à la fin vous écrase.

Mais je me trompe peut-être : il est une autre lumière qui semble comme surgie du crâne dégarni de Jérémie et s'écouler discrètement le long du visage et du bras de ce vieillard qui semble endormi ; qui ne l'est évidemment pas ; qui sait ce que signifie écouter Dieu être vu par lui mais n'être écouté ni vu par personne d'autre. Ce qui n'est pas une apothéose ; encore moins une transfiguration. Mais de cette lumière, déjà, une métamorphose.

Elle réside peut-être en ceci l'inversion qui fait Rembrandt non pas nous montrer le désespoir d'un prophète qu'on n'a pas suivi avec le sourd espoir de susciter de notre part, nous spectateurs, quelque apitoiement ou compassion mais bien plutôt nous placer, nous, sous le regard du prophète et derrière lui, celui des quatre vivants et, pourquoi pas, du divin lui-même. Il nous regarde, nous interpelle ; dispose devant nous tout l'éventaire des compossibles jusqu'à l'impossible sentier qui mène à l'être et nous somme de choisir.

Terrible inversion que celle de ce prophète qui ne nous parle plus ; ne nous regarde plus et ne parvient qu'à peine et souffrance à faire émerger encore de son âme déjà pâle quelques lueurs. Ce que Jérémie donne à voir, ce dont il ne nous menace même pas mais avertit seulement, ce sont les noirceurs affreuses d'un monde que le divin eût déserté, les soubresauts monstrueux, les violences autant que les blessures que laisse derrière lui un regard qui ne se porte même plus sur nous.

La solitude de Jérémie … c'est la nôtre.

Tout est ici présenté. Présent. Immédiatement, je veux dire d'un seul tenant et sans truchement aucun ; comme toute perception qui entremêle tout sans rien séparer ; ni sans rien confondre non plus. Un long discours aurait brisé tout ceci car la parole qui dit je suis désespéré n'est pas désespérée et contrefait une position neutre, une focalisation si extérieure qu'elle en devient pire qu'étrange ; étrangère. Et n'aurait d'autre choix que d'énoncer les choses les unes après les autres escamotant ces liaisons si essentielles qui font que le monde tient, ensemble ; se maintient en dépit des forces centrifuges. L'opéra baroque autant que les cantates le savaient : les arias et autres chœurs interrompent l'action ou, si l'on préfère, le récitatif interrompt le chant. Le discours, la raison, l'analyse brisent tout et ne supportent rien à la périphérie. Même celui qui dialogue exige que l'autre se taise pendant qu'il s'exprime ! La Parole est impériale quand elle est vivante : qui imaginerait mégoter avec l'absolu. Face à Dieu qui tonne, tempête et commande, même Moïse se tait. Quant à nos petits discours, ils demeurent seulement impérieux et, parfois, terriblement totalitaires. Et le restent à ce point qu'ils en deviennent des techniques aisément transmissibles. Et je ne déteste pas que dans les temps antiques les auteurs se cachèrent derrière des figures de légende. La pseudoépigraphie n'était pas affaire de modestie mais exigence de ce regard des profondeurs.

Le peintre disparaît sous la toile et, jusqu'à Beaumarchais au moins, l'auteur s'effaçait tellement derrière sa pièce qu'on ne le payait pas lui mais seulement les acteurs. Le compositeur se reconnaît peut-être mais l'instrument a la première place qui fait résonner sa musique …

Telle est la puissance de l'image et ce pourquoi le risque est si grand avec elle de verser dans l'idolâtrie. Qui regarde s'efface et nous laisse la place. Qu'elle constitue nos propres yeux ou ceux de l'être, qu'importe, c'est tout un car nous y devenons autant objets que sujets. Que dans toute image il y a un regard qui vient des profondeurs …

 

Quelques exemples :

 

 

 

Je regardai, et voici, il vint du septentrion un vent impétueux, une grosse nuée, et une gerbe de feu, qui répandait de tous côtés une lumière éclatante, au centre de laquelle brillait comme de l’airain poli, sortant du milieu du feu. Au centre encore, apparaissaient quatre animaux, dont l’aspect avait une ressemblance humaine. Chacun d’eux avait quatre faces, et chacun avait quatre ailes. Leurs pieds étaient droits, et la plante de leurs pieds était comme celle du pied d’un veau, ils étincelaient comme de l’airain poli. Ils avaient des mains d’homme sous les ailes à leurs quatre côtés ; et tous les quatre avaient leurs faces et leurs ailes. Leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre ; ils ne se tournaient point en marchant, mais chacun marchait droit devant soi. Quant à la figure de leurs faces, ils avaient tous une face d’homme, tous quatre une face de lion à droite, tous quatre une face de bœuf à gauche, et tous quatre une face d’aigle. Leurs faces et leurs ailes étaient séparées par le haut ; deux de leurs ailes étaient jointes l’une à l’autre, et deux couvraient leurs corps. Ez 1,4-11