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Lectures (suite)

 

Curieux livre que celui-ci que je ne me souvenais pas posséder, que je n'avais pas lu néanmoins. Acheté sans doute quand je m'étais résolu à relire Masse et Puissance.

Ce n'est pas véritablement que la mort me préoccupe - pas encore ! - mais il faut le reconnaître le titre donné Livre contre la mort à quelque chose de mystérieux, d'orgueilleux et sans doute aussi d'absurde. Recueil de notes posthumes dont certaines avaient déjà été publiées qui pour beaucoup tourne autour de cette double idée, juste en elle-même, que la conscience que nous avons de la mort fait de nous des êtres à part et nous constitue indubitablement comme humains sans que pour autant nous sachions nous en accommoder.

A partir du même point de départ - la possibilité pour un être d'offrir à un autre tout ou partie de ce qu'il lui reste à vivre, deux récits, qui ressemblent à s'y méprendre à des fables, avec des morales, que le lecteur devra tirer lui-même, très différentes :

Dans le premier, le héros, véritable bienfaiteur, se sachant promis à une longue vie, estimant sans doute que vivre au-delà du siècle ne lui étant pas indispensable, s'enquit de distribuer le surplus à des femmes ou hommes qui en auraient besoin ou seraient méritants. Pour cela il parcourt le monde, s'attache à distribuer avec rigueur son petit capital-vie - ce qui lui prend beaucoup de temps, s'attache à préciser le texte. Il ne faudra pas longtemps pour que les spéculateurs se missent de la partie cherchant ainsi à racheter, vendre, prélever quelque plus-value sur de telles opérations. La vie était devenue une marchandise comme les autres : l'économie de marché ne connaît aucune autre valeur fondatrice que la performance, le profit ; l'argent.

Dans le second, aux antipodes, une jeune fille, à l'aube de son existence offre la totalité de son temps de vie à son rabbin malade. Le texte insiste sur le fait que l'on y croyait véritablement et, après tout, il n'est pas faux qu'accompagner un proche malade, en prendre soin, est au moins métaphoriquement lui offrir un peu de son temps de vue, le lui consacrer. Ce mot lui-même est révélateur qui rappelle combien concentrer tous ses efforts à une fin exclusive a toujours quelque chose de la piété ou l'être a sa part. La jeune fille devait bien avoir l'oreille du Très Haut : elle mourut à l'instant même, de ce même mouvement qui vit le rabbin guérir. Le don avait été efficace et le fut tellement que le rabbin vécut très très vieux. A Chaque moment de son existence, il songeait à ceux que la jeune fille lui avait sacrifiés : mariage naissance d'enfants autant de bonheurs qu'il lui voyait en rêve. Il arrivait parfois au rabbin de lui espérer quelque tragédie ou souffrance qu'au moins par son sacrifice, il lui aurait ainsi, même involontairement, épargnées. Mais non, rien ; jamais. Rien qui pût soulager sa culpabilité diffuse.

Est-il meilleure manière de suggérer combien faire don de sa vie est don absolu, total puisque évidemment nul retour ne sera plus jamais possible ? Combien est inconfortable, toujours, la position du récipiendaire. Elle l'est tant qu'il cherchera toujours à ne pas demeurer en queue de liste et dira merci. Ce qui amène le donateur à répondre par un je vous en prie, c'est un plaisir c'est un honneur etc.

Ici le rabbin est le terme de l'histoire. La mort empêche le donateur de répondre et de réenclencher le cycle. La mort interrompt tout et irrémédiablement culpabilise le survivant. Est-ce un hasard si Canetti évoque dans le livre Jean Amery et évoque cette culpabilité du survivant. Tous l'éprouvèrent et vécurent avec comme ils le purent ou disparurent prématurément;

Je ne sais ce qui est pire : vivre ou survivre ; mais subitement je comprends ce que signifie être coupable.


 


p 12

Jahrmann, un bienfaiteur Donner ses propres années en partage.

Afin de prolonger leur existence, un homme entreprend d'offrir à des personnes dont il a reconnu la valeur quelques-unes de ses propres années. Une longue vie lui a été prophétisée; il sait qu'il fêtera son centième anniversaire. Il décide alors, en voyageant et en s'informant scrupuleusement, de repérer ceux qui auraient le plus besoin des années dont il est prêt à se défaire. Il les distribue très prudemment, jamais trop, jamais trop peu, c'est une tâche astreignante. Durant le restant de vie qu'il s'est accordé, il lui appartient de veiller à ce que son sacrifice soit le plus utile possible. La nouvelle de sa singulière entreprise ne tarde pas à se propager. Il devient la proie de spéculateurs qui veulent faire de l'argent avec ses années. Ils doivent le convaincre de la valeur, du mérite, de l'utilité de leurs clients, mais ceux-ci sont en réalité de risibles femmelettes hors d'âge, cousues d'or et désireuses de se procurer à tout prix quelques petites années de vie supplémentaires. Les spéculateurs fabriquent donc des personnes méritantes car le bienfaiteur est un pur qui ne s'intéresse à rien moins qu'à l'argent. Le nombre limité des années dont il dispose les rend de plus en plus précieuses ; moins il en reste, plus il se trouve de gens pour vouloir en profiter. Cela donne lieu à l'émission d'actions qui passent de main en main et atteignent bientôt des cours prodigieux. Les bénéficiaires d'années obtenues avant la spéculation sont approchés et pressés par tous les moyens de renoncer à leurs droits. Les années se fragmentent en mois et en semaines. Ceux qui ont obtenu des droits par voie d'achat constituent une association dotée d'un conseil d'administration résultant d'élections en bonne et due forme. L'association est essentlellement chargée de dresser un bilan comptable au moment où le bienfaiteur atteindra le terme depuis longtemps fixé de sa vie. A partir de cet instant. elle diaposera librement du temps de vie encore dlsponible.

p 274

 Chez les Juifs de l'Est, la coutume voulait que l'on offre à un malade aimé un peu de son propre temps de vie. On croyait à la réalité du cadeau qu'on lui faisait ; aussi se montrait-on très parcimonieux et n'en cédait-on, en règle générale, que quelques minutes, tout au plus quelques heures. Un jour, la fille du serviteur de la synagogue offre au rabbin malade tout son temps de vie. A l'instant même, elle tombe raide morte. Le rabbin guérit et devient très vieux. (De façon spectrale, la vie non vécue de la jeune fille s'inscrit dans la sienne. Au cours de visions nocturnes, il assiste à son mariage, participe à l'heureuse attente qui précède la naissance de ses enfants. Le cœur serré, il attend que se produise dans la vie de la jeune femme quelque événement malheureux qui lui aura été épargné du fait de sa mort précoce. Dans ce cas, le sacrifice dont le rabbin a bénéficié sans l'avoir personnellement voulu lui pèserait moins lourd. Mais pas la moindre ombre ne vient assombrir la vie qui devait être celle de la donatrice.)

 

 

 

L'ascension

« Lorsque l'heure fut venue pour Élie de monter au ciel, l'ange de la mort lui barra le passage. Le Seigneur dit : "Je n'ai créé le ciel que pour qu'Élie puisse y monter." Mais l'ange dit: "Les hommes en auront connaissance et ne voudront plus mourir :'L e Seigneur lui répondit : "Élie n'est pas comme les autres hommes ; même toi, tu ne peux rien contre lui et il est de taille à te reléguer hors du monde. Tu ne connais pas son pouvoir:' Là-dessus, l'ange de la mort dit: "Permets-moi de descendre auprès de lui et de le saisir:' Le Seigneur déclara : "Je t'y autorise:' « Et l'ange exterminateur descendit du ciel. Mais lorsque Élie l'aperçut, il l'immobilisa sous ses pieds. Il songea à le chasser hors du monde mais cela ne lui fut pas permis. Il força donc l'ange de la mort à demeurer sous lui, se propulsa dans les airs et monta au ciel. » Les légendes des Juifs