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Huster sur S Zweig III

Pourquoi écrire ?

“Soyez modérés dans le jugement, formez beaucoup d’élèves et faites une haie à la Torah” » (Pirke Avot 1:1)

Cette question, je me la suis posée à de multiples reprises et sans doute n'y serais-je pas revenu, n'ayant que peu à y rajouter, sans Huster et le rapprochement, qu'il présente comme indissoluble, entre l'écriture et la judéité.

La question n'est en réalité pas celle des raisons qui nous poussent à écrire : il n'est jamais de réponse claire, ni sans doute franche ; ni d'ailleurs possible. Camus n'a sans doute pas tort de deviner que ce ne soit pas sain ; Sagan de proclamer qu'elle ne sait au reste pas vraiment faire autre chose ; Céline de relever que c'est ici acte qui se paie.

Si je devais à mon tour me poser la question, moi qui ne suis pas écrivain, tout au plus écrivant, et qui n'imagine pas une seconde ni me comparer à ces figures ni me hisser jamais à la noblesse de l'art, je sais bien que je n'aurais que de tristes banalités à confier. La triste affaire d'avoir quelque chose à dire ; quelque chose à transmettre. Tout au plus, quand je m'observe frénétique à écrire plus depuis quelques années que je ne le fis ma vie durant, m'arrive-t-il de m'interroger sur cette boulimie comme si le temps m'était compté et que j'eusse quoique ce soit à finir avant le terme ; de penser aussi combien, décidément, le quotidien, l'ordinaire est obstacle absolu à l'écriture. On ne peut assurément être à la fois dedans, dehors ou devant ; agir et penser et écrire ce qu'on fait …

On n'écrit ni ne pense correctement au milieu du vacarme de la place publique ; mais si mal dans le silence étouffant de la solitude … Qui trouvera le juste milieu ? qui d'ailleurs l'estimerait satisfaisant ?

Bref Duras a raison ce dédoublement est impossible ; douloureux ! anti-bourgeois, fondamentalement.

La seule question à poser concernerait plutôt ce que l'on tente en écrivant ; que l'on poursuit ou croit réaliser.

Ce que l'on cherche à faire sans y parvenir jamais sinon on se serait depuis longtemps arrêté …

 

Peut-être, oui, faut-il partir de cet être juif si délicat à définir ; de l'importance si grande, principale en réalité que se réserve la transmission dans la tradition juive. De la place du rite et de l'étude.

C'est donc ce peuple qui a eu pour charge de tout dire aux autres ( F Huster)

Qu'est-ce qu'être juif ou qu'est l'être juif ? C'est là question que F Verny posa à E Levinas et rien qu'à sa gêne à poser une question à la fois triviale et complexe, on en devine la difficulté.

Je veux partir de là : l'identité juive n'est jamais une réponse ; toujours une question ; toujours une recherche ; presque un exode. Contrairement à ce qu'avait vu Levi-Strauss, l'identité juive ne se construit pas par rapport à l'autre que l'on nie, rejette ou simplement exclut. Elle n'est pas ce pomerium que trace Romulus qui délimiterait un espace sacré d'un autre profane, étranger avec quoi on n'entretiendra que des rapports réglés, réduits, millimétrés. C'est une identité qui se cherche, s'affirme parfois de manière péremptoire, bien plus souvent de manière discrète et taiseuse, à l'écart, par crainte ou fierté mais rarement de manière apaisée.

Cette identité, dont M Serres avait raison d'affirmer qu'elle était une faute logique autant que morale sitôt qu'elle se confondait avec l'appartenance et aboutissait à l'exclusion et la réification de l'autre, est bien plutôt une recherche, un chemin qui parfois s'égare mais finit toujours par mener quelque part.

Un chemin en tout cas, une question assurément à quoi nul ne peut se soustraire.

Comment le comprendre ? Sans doute par le double événement de l'Exode et de l'élection. Cette élection qui n'est pas de gloire ou de récompense ; mais de responsabilité.

«Vous serez pour moi un royaume de prêtres, une nation sainte» (Ex 19, 6)
ὑμεῖς δὲ ἔσεσθέ μοι βασίλειον ἱεράτευμα καὶ ἔθνος ἅγιον. ταῦτα τὰ ῥήματα ἐρεῖς τοῖς υἱοῖς Ισραηλ.

Certaines traductions évoquent sacrificateurs mais il s'agit de la même fonction sacerdotale, hiératique, sans compter que nous savons, au moins depuis Girard que le sacrifice a partie liée avec la sacralisation. Le terme grec qu'utilise la traduction des Septante est bien ιερευς désignant à la fois le prêtre et celui qui égorge pour un sacrifice ; tiré de ιερος - admirable, grand ; sacré ; d'origine divine ou consacré aux dieux. Girard lui préférerait la sainteté sachant trop ce que le sacré n'était souvent, par le biais du sacrifice, que canalisation obvie mais donc reconduction de la violence … La question se pose mal pour un peuple qui mit fin au sacrifice humains puis bientôt animaux. J'aime assez que dans la posture hiératique il y ait cette proximité, ce dialogue avec le sublime et que nos postures s'en redressent.

Voici, que je tiens pour essentiel : cette vocation que la culture juive se donne, jusque dans les coins les plus reculés ou même apparemment anodins de l'existence humaine quotidienne, son engagement de se placer sous le regard du divin, au service du divin et de n'imaginer jamais que rien, si infime ou anodin, ceci puisse-t-il paraître, nul geste, nulle pensée, nulle émotion, puisse se soustraire jamais à l'obligation morale de se hisser à hauteur d'homme.

Que ceci soit aisé ou difficile comment le savoir ? il n'est pas de barre, de limite, de critère qui fixerait de manière absolue autant que définitive le seuil, s'il en était un, où nous cesserions d'être fautifs, défaillants … ou même seulement médiocres. Voici sans nul doute le point commun avec les arts où, si nous nourrissons l'aspiration vers la beauté nous n'en avons ni concept ni même notion et craignons - ce qui nous fait persévérer d'ailleurs - qu'elle ne s'éloigne de nous à mesure que nous tenterions de l'approcher.

Autre manière de dire qu'être juif n'a d'autre sens que de le devenir ; qu'il s'agit d'une tension de chaque instant et de chaque fibre de l'âme. On n'est pas juif, on ne cesse de tenter de le devenir et de le demeurer. Cette leçon que l'on retrouve chez Sartre, c'est assurément celle-ci, si je comprends bien F Huster, que le peuple juif a pour tâche de transmettre au monde. Il n'est pas d'identité casanière ; de racine ; figée. Essayer d'être à hauteur d'homme ; tenter de le demeurer. Et, parfois, hurler de n'y point parvenir.

Une vocation - puisqu'il y fut appelé - qui ne supporte aucune négligence.

Ceux qui n'ont pas exigé la virginité absolue des êtres et du monde, et hurlé de nostalgie et d'impuissance devant son impossibilité, ceux qui ne se sont pas détruits à essayer d'aimer, à mi hauteur, un visage qui ne peut inventer l'amour et ne fait que le répéter, ceux-là ne peuvent comprendre la réalité de la révolte et sa fureur de destruction
Camus Carnet II

Hurler de nostalgie et d'impuissance ! Je ne puis que relier ceci à ce que Lévinas énonce de cette Terre promise qui en même temps vomit périodiquement ceux qui y résident ou y aspirent dès lors qu'ils ne respectent pas une certaine éthique, un rapport moral à l'autre. Ne jamais être chez soi nulle part ; jamais. Avoir le cœur brisé en deux, comme le suggère Huster, parce qu'à la fois on aspire à cette terre vers quoi lentement, en toute hésitation, crainte mais espérance néanmoins, l'on se dirige mais ivre de tristesse de quitter une terre où l'on ne posera plus jamais les pieds. ?

La terre n'est pas le problème ; ne l'est jamais que pour des politiques en quête de combats, des tyrans en peine de domination, des doctrinaires obsédés d'exclusions. Elle n'est, en elle-même, qu'une allégorie … ou, malheureusement un prétexte. Mais alors mortifère.

Une figure de style. Pour dire la terre ferme où se tenir; le principe qui permet de penser ; le Nord qui permet de s'orienter.

Mais tout ceci n'est que façon de parler … Nous savons depuis longtemps - peut-être depuis toujours - que ce point d'appui qui permettrait de soulever le monde n'est qu'une allégorie … comme la caverne. On aura beau s'aventurer à distinguer d'entre principes et axiomes : d'évidence plus grande pour les uns que pour les autres, il n'est pas. Au point de départ … il n'y a rien ; rien d'autre que ce que nous posons. Qu'une brique qui en vaut bien d'autres. C'est pour cela que Moïse vient du fleuve et a double identité : dès lors que l'on fouille les origines, le regard se trouble, double et perd. C'est pour la même raison que Moïse meurt juste avant d'entrer en terre promise : le principe est, doit surtout rester hors-jeu ; hors de tout enjeu.

Platon nous avait appris ceci qu'il n'était en fin de compte que deux places où la certitude l'emportait : au plus obscur de la caverne où elle prend pour nom ignorance ; à l’extérieur au plus proche du soleil et a pour nom Souverain Bien, Idée ou Dieu - ce qui éclaire mais aveugle ; ce qui rend compréhensible mais ne l'est pas en soi. C'est blasphème absolu pour un juif que de se prétendre divin ; mécréance absolue que de s'en détourner. Comme s'il n'était de lieu autorisé que la pénombre du chemin.

Car, oui, ntre les deux, le chemin. L'errance ou le processus. L'extraordinaire privilège du devenir et l'angoisse sublimée de l'incertitude. Tout le temps. Toujours. Car c'est, décidément, ne pas être que d'exister.

Oui la terre est ici métaphore épistémologique et nous rappelle, en nous expulsant sans cesse, que rien n'est jamais acquis ni certain ; mais nous protège aussi, nous qui croyons cheminer sous la lumière, de ne jamais sombrer ni dans la démesure ; ni dans l'orgueil ; ni donc dans l'intolérance.

Mais elle n'est pas que cela.

Le tout début, par l'écart maintenu, entre le mot et la chose, entre le sens et son expression, la toute première esquisse de la représentation. Celui qui prend la plume n'a de guide jamais qui lui permettrait de vérifier que son style émeut, exhausse ou fait rêver ; ni que ce ne fût pas vanité ridicule de croire que les troubles, doutes et souffrances de sa petite personne pussent avoir sens, valeur ou intérêt pour quiconque d'autre que lui. Qu'il n'y courût pas le risque du narcissisme. Il n'a ni règle, ni étalon à quoi se mesurer ou comparer ; il avance à l'aveuglette comme on le ferait dans le désert en quête d'un absolu qu'il devine ne jamais pouvoir atteindre et dont il n'a au reste qu'une notion confuse.

Il y a du banni, du mécréant en tout artiste et je ne m'étonne pas qu'on répugnât longtemps à l'enterrer en terre chrétienne. Il y a de l'exode en toute tension esthétique.

Qui mieux qu'un artiste pour comprendre ce que signifie n'être chez soi nulle part ? nulle part chez soi parmi les hommes. Etranger même quand on est correctement accueilli ? Ce que dut vraisemblablement ressentir Zweig. Qui mieux qu'un scientifique pour être plus ou moins aimablement considéré comme un illuminé pour voir dans la réalité ce que personne n'y voit et se poser des questions là où le vulgaire paresse à ne considérer que des réponses ? Platon l'avait compris : l'illusion est terrible parce qu'elle est ignorance de l'ignorance elle-même ; prétention à savoir et parfois même à tout savoir.

Quelle grâce d'être chercheur et non pas savant ; artiste et non pas seulement expert. Mais quelle souffrance ! quelle inquiétude en même temps. A chaque pas de ce chemin perpétuel.

On se complaît souvent à souligner le dolorisme juif et je ne peux m'empêcher de me souvenir de cette remarque faite par Arendt rappelant qu'au moment où parvinrent les premiers échos de ce qui se passait en Pologne, d'aucuns balayèrent l'information d'un méprisant revers de manche ; d'un tout ceci n'est que pleurnicheries juives. Voici pourtant leçon commune à la tradition hébraïque, à la philosophie grecque que d'avoir deviné qu'exister était tout sauf simple ; tout sauf évident ; que le risque d'y défaillir était constant qui n'était pas que de démesure ou d'injustice ; mais de violence et de destruction.

Voici bien le second aspect de l'être juif : qui est un engagement total ; de toute une vie et de chaque instant de cette vie. L'observance des rites ne saurait se limiter à celle du shabbat et de quelques grandes fêtes. Comment ne pas voir que les commandements engagent chaque moment de la journée et en rythment la progression. On pourrait y voir une comédie servile ou un processus artificiel, une religiosité étriquée voire étouffante ; on peut aussi y voir l'obsession constante d'être à la hauteur de la mission ; de l'engagement. De la grâce accordée de l'Alliance.

« Celui qui sait parfaitement que tout suit de la nécessité de la nature divine, celui-là tend à agir bien, comme on dit, et à se réjouir. » Spinoza, Éthique, IV, 50, scolie

Lévinas insiste sur cette priorité de la pratique : ce n'est pas le joug de la Loi mais l'efficacité de la Loi, dit-il, où s'éveille une manière de joie sans doute au sens où Spinoza y voyait une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande (Éthique, III, prop 11, scolie) J'y lis deux choses qui me paraissent cruciales :

- on est loin de cette austérité sinon morbide en tout cas compassée que l'on peut observer en la raideur suspicieuse d'un Calvin par exemple. Que la joie puisse être la forme que veut prendre le chemin autant que l'accomplissement ; que se mettre au service du divin, de l'être, puisse s'entendre et se vivre autrement que dans ces funestes habits d'ombre où les moralistes sourcilleux et les doctrinaires impérieux de tout poil voudraient pouvoir l'enfermer me convient assez même si dans les hommes en prière je repère plus souvent des mines guindées que des visages lumineux qu'on retrouve plutôt chez les mystiques

- on se retrouve dans cette affirmation du libre arbitre - que l'on retrouvera chez un Rousseau par exemple - où la loi, loin d'être contrainte, aliénation, devient l'expression même et le truchement par quoi se réalise la volonté humaine.

Ces moments, ces crans d'arrêt, sont de recueillement et de lecture et, au même titre que le shabbat des moments privilégiés, arrachés à la lourdeur du quotidien, consacrés exclusivement à l'être. Des moments sacrés, pour cette raison même.

J'y retrouve, fondée ici encore, l'analogie avec l'œuvre : dans l'obsession du rabot, dans l'affirmation souvent répétée de la dimension artisanale, manuelle, physique de l'écriture ou de la création artistique en général ; dans la répétition régulière, jour après jour, aux mêmes aurores brumeuses, d'heures de travail, à l'écart, dans le silence d'un bureau ou d'un atelier, je devine la même facture qu'un rituel religieux, que cette pratique impérieuse où l'esprit entreprend de dompter le corps et le corps de se conformer au sens en train d'éclore.

Troisième caractéristique de l'identité juive : la priorité accordée à la transmission.

« Et tu l’enseigneras à ton fils, et au fils de ton fils » (Deutéronome IV, 9).

Il n'est pas un verset du Deutéronome qui ne tourne autour de cette double injonction de se souvenir et de transmettre ce souvenir. Jusqu'au Chema Israël, évidemment. Se souvenir, en parler constamment, et l'enseigner autour de soi. Etre juif, c'est ceci qui donne à voir intelligence et sagesse au yeux des peuples. J'aime à penser que dans ces versets, sophia, épistémè soient appelées au même titre que cordia, psyché et dianoia le seront dans Mc, 12, 30 : καὶ ἀγαπήσεις κύριον τὸν θεόν σου ἐξ ὅλης τῆς καρδίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ψυχῆς σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς διανοίας σου, καὶ ἐξ ὅλης τῆς ἰσχύος σου. Αὕτη  πρώτη ἐντολή.

Il n'est pas un verset qui ne dise que cet engagement est total, impliquant notre être dans la diversité de ses dimensions ; mais dans notre descendance aussi. D'où la transmission. J'ai toujours été heureux qu'en français au moins apprendre puisse désigner à la fois l'activité du maître et de l'élève parce que sans doute on y donne autant qu'on y reçoit ; que d'une certaine façon, comme par un miraculeux jeu de miroir, les deux se ressemblent, se prolongent autant que confondent. Les fils succèdent aux pères et répètent les mêmes gestes, les mêmes paroles et réapprennent les mêmes espérances. Ceci va bien au-delà d'une quête d'identité ; d'une ébauche d'espérance. C'est affaire de grâce ici s'insinuant dans les interstices pesants de la répétition.

Où je retrouve l'analogie avec l'œuvre de l'artiste car jamais l'œuvre ne se peut réduire au projet qu'en eut l'artiste ni ne demeure vivante sans que, à chaque fois, le récipiendaire en l'accueillant, l'interprète, l'intègre à son propre paysage intérieur ; dialogue. L'œuvre, elle-même est un processus ; indéfiniment recommencé ; continué. Au même titre que l'enseignant ne peut se contenter de prétendre avoir achevé son travail en déversant son corps de connaissance en une âme encore vide. Il lui faut bien permettre au disciple de se l'approprier et de laisser éclore son individualité non surtout comme une médiocre imitation mais comme une mélodie qu'il perpétuera en y ajoutant variation qui lui soit propre. Laisser l'enfant éclore et vibrer l'œuvre est même effort, jamais achevé, jamais véritablement réussi mais non plus totalement raté, où quête de l'être, du sens et du beau se rejoignent. Il est bien ici le rapport entre l'habileté du maître, l'œuvre du peintre et l'incroyable aventure du peuple juif : toujours l'œuvre échappe à son créateur. Elle est vivante pour cetre seule raison.

J'aime qu'enseigner soit donner des signes ; désigner. On peut certes toujours se moquer de la vanité du maître qui s'auto-proclame grand et gonfle souvent d'autant orgueil que de ridicule; on le doit d'ailleurs. Au même titre que le prêtre joue toujours gros de se prétendre parler au nom de l'absolu, le maître glisse aisément du côté de la vanité et de la suffisance de s'imaginer détenteur du savoir ; de se targuer être seul à avoir compris. Paul de Tarse renvoyait dos à dos grecs et juifs de n'avoir pas su reconnaître le Messie, malgré la sagesse des premiers et les signes des seconds en ajoutant que la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes, ce fut ici assurément propos stratégiques proclamant l'universalité radicale de la parole christique visant à se dégager de la tradition judaïque.

Mais c'était suggérer encore que même avec prudence, rigueur et raison ; même en puisant aux plus célestes cimes, l'essentiel se dérobe encore et toujours.

J'aime le philosophe s'aveugler à en hurler de vouloir regarder en face le soleil ; j'aime l'interdit à prononcer en vain le nom de Dieu comme l'impossibilité de contempler sa face sans immédiatement se consumer. J'aime cette beauté obsessionnellement recherchée, qui se soustrait pourtant obstinément ; à quoi pourtant l'artiste concède énergie puis existence, pour presque rien, ni consistante contrepartie.

J'aime, comment le dire autrement, que rien, non ne soit jamais achevé ; certain ; définitif. Où pensée, foi et œuvre se rejoignent parce que chacune à sa place, dessine les lignes fragiles de la vie. Ne cherchons jamais plus loin, quand elles s'opposent c'est, qu'égarées, elles conspirent à la violence, la négation ; l'intolérance.

Un mot enfin !

Au tout début de ce très beau document Yehudi Menuhin le violon du siècle, l'artiste, évoquant son enfance déclare :

Tout ce que je fais, depuis le début, a toujours été spontané et pourtant je voulais pouvoir le justifier. C'est chez moi un curieux héritage talmudique.

Phrase étonnante si l'on n'y prenait garde : voici réunis le souci de la spontanéité - qui ne veut pas dire surgissement désordonné et impulsif de pulsions et passions - et étude, explication.

Voici réuni ce qui d'ordinaire ne se peut. Nous savons tous combien il nous est impossible, d'un seul tenant, d'agir et de penser. Aagir revient toujours à suspendre la pensée et à disposer nos actions en fonction d'un projet préalablement fomenté et de connaissances que nous crûmes vraies, à un moment donné. Il ne se peut être d'action sans au préalable une théorie quelconque, eût écrit Comte. Ainsi la pensée est-elle toujours pensée de quelque chose. Si l'on voit bien comment, dans les situations les mieux distribuées, pensée et acte se peuvent enrichir l'une l'autre, elles ne peuvent néanmoins être contemporaines.

Car la principale caractéristique de la pensée est d'interrompre toute action, toute activité normale, quelle qu'elle soit. Qu'importent les théories erronées des deux mondes, elles proviennent d'authentiques expériences. Parce qu'il est vrai qu'au moment même où nous commençons de penser à un sujet, quel qu'il soit, nous arrêtons toute activité, et, inversement, une quelconque activité interrompt le processus de pensée; c'est comme si nous nous déplacions dans un monde différent. Faire et vivre, au sens le plus général de inter homines esse, « être parmi les hommes» -l'équivalent latin d'être en vie -, empêchent sans nul doute la pensée. Comme dit Valéry : « Tantôt je suis, tantôt je pense. » H Arendt Considérations morales p 34

J'agis toujours sur ce que j'ai pensé ; je pense toujours sur ce que j'ai fait, vu etc …

Ici, peut-être non !

J'ai toujours cru impossible, et relever d'une insoutenable illusion, cette fusion entre pensée et acte. Et je le crois toujours. Une incroyable alchimie qui de toute manière ne pourrait revêtir qu'allures mystiques. Et n'avoir sens qu'aux ultimes commencements en l'Esprit prononçant l'avènement de la Lumière.

Ce pourquoi la création ne saurait être ni lieu ni instant. Mais la confusion des deux.

Mais dans cet effort éthique d'être constamment au service, d'entremêler le quotidien d'autant de prières que de lectures, d'autant de méditations que de silence ; dans ce souci à la fois de dire, d'expliquer et de transmettre par quoi le juif s'obstine à lier passé et futur en un présent qui précisément s'avance, s'approche et se doit et demande d'être accueilli ; dans cette certitude où l'on tente de se maintenir que rien jamais ne s'achève ni ne doit s'imposer à l'autre ; dans cette démarche enfin, insolite, où l'universel se cherche dans les moindres recoins de l'individuel mais où, parallèlement l'individu parti en quête de l'universel, l'accueille aussi bien dans l'approche de l'autre, le respect de la Loi que dans la fidélité à Dieu, oui, je pressens une symbiose eschatologique sinon accomplie au moins frôlée.

Combien ai-je souligné, et parfois regretté, les limites de la roide raison qui ne sait que distinguer, séparer et laisse choir ces qualités qu'elles ne peut entendre ? combien ai-je souligné et parfois regretté que si motrices que pouvaient être nos pulsions, passions et appétences en nous garantissant notre rapport au monde et à l'autre, elles nous en séparait néanmoins en nous interdisant de rien ressentir qui ne soit de nous-mêmes.

Ce lien, rêvé mais impossible, qui assurément est l'expression accomplie de la grâce, est promesse de l'être.

Il se noue peut-être, sans doute, en ce silence intime de la prière ; mais aussi dans cette tension extrême qui fait l'écrivain se saisir de sa plume, le peintre reprendre son pinceau ou le musicien faire chanter son instrument.

Oui, Huster a raison : c'est même miracle que de penser, créer, chercher et prier. Ce n'est pas ici exclusivité juive mais c'est ici que pour la première fois, résonna la litanie entêtante autant qu'envoûtante nous enjoignant de nous hisser et maintenir à hauteur d'homme.

Je sais désormais ce que je poursuis en voulant écrire : ce passage qui est aussi moment, où l'être est  λόγος et recueille bribes morcelées, éclats oubliés