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Une promenade autour de cinq récits de sages ou la métamorphose de la connaissance …

Eliezer le vin de la sagesse Retrouvailles Bouche bée Joutes

 

5) Joutes

Assez dans l'esprit du récit précédent : concernant le même mais mettant face à face à la fois César et les deux cultures dont Rome se nourrira, les deux qui de manière différente sans doute, fondèrent de manière organisée et institutionnelle une forme de sagesse qui leur conférera postérité. Sans doute ne sommes-nous jamais sortis de l'aporie qu'ensemble Athènes et Jérusalem nous imposent. Et n'en sortirons-nous jamais …

Hadrien agacé, défie le vieil hébreu de se confronter aux sages grecs. Qu'à cela ne tienne, il se rend à Athènes, rencontre les sages, ce qui était présumé impossible ; les défie jusqu'à obtenir d'eux qu'ils se rendent sur son bâteau. A Rome enfin ils rencontreront Hadrien qui finira par les trouver ineptes.

Ce récit, ici encore peut-être entendu de mille manière selon que l'on insiste plutôt sur tel épisode ou tel autre. Selon aussi, avouons-le, ce que l'on veut bien lui faire dire.

D'abord convenons qu'ici le point de départ est particulièrement oiseux. Disserter à l'infini sur le temps de gestation des serpents n'a rien a priori qui puisse embellir l'âme ! on se trouve ici déjà, l'air de rien , dans une de ces perversions aisément reconnaissables où le moyen devient une fin en soi ! raisonner pour trouver le vrai et progresser en sage direction de vie a une valeur indéniable ! En revanche, raisonner pour raisonner, pour le plaisir de se mesurer à l'autre a quelque chose de surfait, et, avouons-le, d'assez stupide. Ces deux-là jouaient ni plus ni moins. La modernité a inventé le sport qui remplit le même office ; les romains avaient déjà leurs jeux de cirque. Nous le savons depuis longtemps ces représentations n'ont d'autre objet que de canaliser violence, pulsion destructrice et autres sources de conflits. On remarquera que ce sera toujours sur le mode du conflit, de l'épreuve, du concours ! Où se joue, après tout, la perversion puisque pensée, sagesse biblique ou même musique se veulent dépassement de la violence et qu'on leur fait jouer ici le rôle de metteur en scène !

Ensuite, force est de constater que la sagesse mise ici en branle relève à chaque fois de la ruse, du mensonge - en tout cas jamais de la quiète et innocente sincérité. Ruse quand il s'agira de demander à Hadrien un bâteau à soixante cabines contenant soixante coussins. Le bougre avait un plan déjà dessiné mais ne le confia pas. Ruse encore mais double quand il s'agira de lui faire indiquer la porte des sages par un boucher trop craintif pour la lui donner spontanément puisque tout débute par un jeu de mot. Ruse que de tourner ses souliers à l'envers pour pénétrer dans l'enceinte et mieux berner ainsi les gardiens ; ruse toujours que cette série d'épreuves à quoi il se prête et obtenir ainsi que les sages viennent sur son bâteau ; ruse enfin que ces soixante coussins qui firent croire à chacun des sages que les autres allaient le rejoindre.

Remarquons qu'en réalité sages du Talmud et sages grecs se ressemblent furieusement : les premiers semblent s'être détournés de la voie qu'ils s'étaient fixée en interprétant la Thora. Les seconds en s'attardant sur des questions futiles ou des mises à l'épreuve sordides qui n'apprennent en rien en tout cas ni à mieux vivre ni à bien mourir. La fin en soi qu'est la connaissance ou la sagesse s'est transformée en outil pour se faire valoir, conquérir une place ; ou damer le pion à un semblable devenu un adversaire. La connaissance est devenue un prétexte ; le conflit est passé devant. La seule justification qui les motive.

Faut-il s'étonner alors qu'à la fin, puisque décidément la question initialement posée sur la gestation des sperpents n'était elle aussi qu'un prétexte, qu'Hadrien les considéra parfaitement oiseux. Arrogants surtout.

Diogène, surtout face à Alexandre, l'était très rapidement devenu lui aussi. La pensée et le pouvoir ne font pas bon ménage on le sait. L'une fait mine de mépriser l'autre mais ne cache pourtant pas sa fascination. L'autre ne détesterait pas posséder la première qui lui semblera toujours écorner l'étendue de son emprise - Alexandre ne dit-il pas que s'il n'avait été Alexandre il fût volontiers devenu Diogène ? - mais s'agace aisément de son irresponsabilité, irrévérence ou impuissance à rien faire ou même seulement décider.

On cite ce mot d’Alexandre : « Si je n’étais Alexandre, je voudrais être Diogène ! »
Diogène Laerce

On peut s'amuser de la pusillanimité des sages ; de leur orgueil déplacé ; de leurs vanités démesurées eux qui plaident sans cesse de la nécessité de la tempérance. A quoi bon ? Est-il corporation qui ne nourrît en son sein ses petits travers, ses gros ridicules ; ses suffisantes et ridicules prétentions ? On peut ironiser sur la brutalité des puissants ! quoique ici Hadrien, mais ce fut déjà le cas d'Alexandre, parussent bien plus cultivés, mesurés et tolérants qu'on eût pu attendre d'hommes aussi puissants. La sagacité, chez certains d'entre eux, au moins, est réelle et valut bien la sagesse de quelque prétentieux philosophes ou naïveté d'un Platon face à Denys. Charlemagne était peut-être illettré ; il ne manqua pas de clairvoyance et d'à propos dans la construction de son empire.

Non ! la seule question qui vaille demeure l'incompatibilité entre les deux : d'humeur ou d'âge entre savoir et pouvoir.

Nous cherchons la vérité mais ne pouvons la regarder en face qui d'ailleurs nous consumerait ! Non plus que vivre sans elle que nous subsumons en chacun de nos actes, chacune de nos pensées et jusqu'à nos hésitations les plus intimes. Nous nous défions assez naturellement du pouvoir dont pourtant nous ne pouvons nous dispenser car il débute ici dans ce petit geste d'une main tentant de saisir un objet - or ce geste débutent tellement tôt dans notre enfance !

Exister n'est peut-être qu'osciller entre les deux ; être brinqueballé entre la tentation des deux. S'efforcer ni de se brûler à la beauté de la première ni de se laisser enfermer en l'espace anguleux du second. La question n'est pas de pure rhétorique : ceci s'entend ici.

La joute tue la connaissance en la fossilisant en marchandise à échanger. C'est pour cela que Diogène est troublant : il avoue, sans le dire que la ligne qui sépare le plus puissant du plus faible n'est pas une ligne droite et n'a strictement rien à voir avec cette échelle que Jacob avait cru voir où de marche en marche, avec humilité, certes, effort, sans conteste, le plus gumble et pouilleux parmi les misérables pouvait se hisser à hauteur du divin - en tout cas s'en approcher incommensurablement. Non, cette ligne s'incurve discrètement et ramène au point de départ ; elle dit qu'entre les deux, il n'est pas d'écart ou bien seulement celui d'un instant - celui qui sépare le premier du dernier acte de la représentation. La joute est ici cette comédie mais je crains qu'elle ne vire vite à la tragédie.

Je n'ai que peu d'appétence pour les grandes tirades tragiques et ne voudrais pas que l'on s'imaginât que rien jamais décidément ne fût possible. En réalité tout l'est sitôt qu'on prend le parti de la vie et non de la chose. Ne laisser jamais rien qui participe de l'être se laisser emmurer dans la noirceur de la pierre ; la valeur de la marchandise. Peut-être les sages du Talmud surent-ils cela qui comprirent qu'entre la Parole écrite et la Parole orale n'étaient que d'interminables allers et retours que de toute manière il faudait répéter. Sans doute semblera-t-il vain qu'on passe ainsi son existence, après tant d'autres et avant tant d'autres, à disséquer tel verset de la Torah avant de s'apercevoir que s'emboitant les uns dans les autres les commentaires certes ne retranchaient rien à la Parole mais n'y ajoutaient rien et risquaient bien plutôt d'entre moi et la Parole de faire écran, écran de fumée, écran de vanité ; écran d'impostures. L'on aurait tort cependant. Qu'eussent-ils fait autrement ces hommes palabrant inutilement diront certains ? Il y a sans doute plus de grandeur - en tout cas pas moins -

Expression possible d'une loi du mouvement : rien, ne jamais rien se laisser figer. La mort est dans la pierre, souvent. La vie, en tout cas n'y est jamais.

Je crois bien que l'on pourrait réécrire toute une métaphysique à partir de cette seule histoire qui me met en demeure de choisir entre la gloire et le silence ; la violence et la connaissance ; la pierre et le souffle. Je sais ce que je dois à Athènes : le logos. Cet invraisemblable pari qu'au sein du brouhaha immense des hommes et des choses, il se doit être quand même, provisoire et limité, quelque chose qui se puisse articuler, nouer et comprendre. Ce pari c'est de croire que de ma tête je puisse projeter dans les cieux un peu de rationalité et esquisser l'ordre alors même que je viens de tomber dans le puits. Athènes invente la géométrie, la philosophie et la politique d'un seul tenant ; d'un identique mouvement. Athènes n'a cessé de vouloir sortir de la caverne parce qu'elle devinait que sans recul, rien ne se pouvait entendre ni le bruit, ni la fureur ni l'ordre ni l'harmonie des Muses, ni la parole des aèdes. Et tout à coup Athènes éclaire le monde - donne à voir le lien qui alors nous obsède - et sans quoi ne monde n'est qu'un vain balbutiement. Jérusalem a presque fait l'inverse mais pour un résultat identique: c'est que Jérusalem est du désert. Jérusalem dès le départ est sortie ; errant en quête d'un espace, d'une oasis ; d'un peu moins de pierre. Il faut être du désert pour n'aimer pas la rocaille. Jérusalem a compris d'emblé l'exception, l'oasis ; c'est qu'elle vient de là-bas ; de l'Eden ; de ce croissant rare mais fertile ; de cete exception offerte par Dieu et si mal entretenue par les hommes. De cette exception qui fait rêver mais aussi se battre. Jérusalem s'en est enfui, d'Egypte oui mais d'abord de Babylone et d'Ur ; elle quitte l'Euphrate pour le Nil puis le Jourdain. Jérusalem rêve d'eau ; pas de pierre. Alors Jérusalem lève les yeux au ciel et le ciel répond ! Athènes a mis du sens dans le ciel ; Jérusalem l'y trouve. Et les étoiles qui la guide ; et les voix qui lui confient la terre ; et la voix qui lui dicte comment s'élever au-dessus des choses et vaincre la rage qui la mine. A sa façon, il aura fallu Rome pour les réconcilier. Cette histoire raconte ceci aussi : Hadrien s'émerveille de la voix hébraïque et trouve arrogantes les ratiocinations grecques. Pourtant il en est le surgeon fidèle et prometteur. Rome n'a pas de racine ; pas d'identité ; elle prend ce qui lui tombe sous la main et l'enterre dans les pierres. Rome est partout où Rome s'étend. Voici sa force mais elle ne la gagne qu'à coup de pierres qu'elle jette et d'armes qu'elle oppose. Athènes et Jérusalem furent partout chez elles, hors les murs qu'elles ne supportaient pas. Mais ce sont elles qui, de ne se réfugier jamais derrière des remparts, perdirent vite et succombèrent à la morgue latine.

Notre histoire est criblée de joutes, de conflits ; de morts ! Comment les éviter ? On voit bien qu'écouter la voix du mont Horeb n'aura pas suffi ! que même la sagesse offerte n'évite ni les pièges, ni les ambitions mortifères.

Athènes avait fait le plus facile : elle a dessiné la combinatoire qui rend compréhensible l'espace. Et même si en dessous ou tout autour qui le contient veille l'apeiron, il n'empêche qu'en projetant lignes, angles et rapports, même si nous ne parvenons jamais à tout comprendre et savons que nous n'y parviendrons jamais, il n'empêche que même le mouvement, la translation comme les naissance et morts, nous deviennent accessibles ; compréhensibles. Jérusalem ne s'était guère embarrassée : il lui aura suffi de tendre l'oreille et de s'élever un peu au-dessus de l'affairement ordinaire pour entendre la voix indiquant le chemin qui était tant celui du sens que de la liberté ! Athènes nous a appris à mettre du sens dans les cieux ! Jérusalem à l'y trouver.

Oui, mais ici : dans cette épaisseur froide de la matière ; dans la noire dureté obsessionnelle de la pierre ? Cette pierre nous ne la considérons que pour l'Eglise que nous escomptons sur elle bâtir mais qu'est-elle ? que cache-t-elle ? sinon l'immensité des cadavres ? et le silence effaré de la mère originelle enterrée vivante ?

Et si la quête de la sagesse n'était encore et toujours qu'une lâche fuite ? Notre impuissance avouée à vivre dont se moquait tant Nietzsche ? Mais quoi patauger dans les plaisirs insanes de la lapidation ?

Derechef demeurer à équidistance des deux : osciller comme un pendule imbécile. C'est ceci exister peut-être !

Et y inventer le temps.