index précédent suivant

 

 

Une promenade autour de cinq récits de sages ou la métamorphose de la connaissance …

Eliezer le vin de la sagesse Retrouvailles Bouche bée Joutes

 

 

2) Ordre et beauté, luxe calme et volupté … ? Non le vin de la sagesse

 

De retour sur ces récits qui font autant rêver que réfléchir, sourire que gravement s'interroger. Sans doute, portent-ils la marque de la tradition à quoi ils appartiennent. Une tradition tellement ancienne, supposée à ce point plonger ses racines dans les archives du monde, qu'on ne saurait même plus en trouver trace historique - preuve au reste inutile. Les grecs anciens pensaient que les traditions étaient comme des lois mais si anciennes qu'assurément données par les dieux. Ces histoires sans doute aussi. Qu'importe que les personnages ici mentionnés aient existé, effectivement dit et pensé ce qui est ici mentionné ou même vécu aux périodes indiquées. Ces histoires délivrent un message ; offrent un sens et celui-ci seul compte. Qu'importent les moyens par lesquels il fut transmis - et si l'imagination y contribua, il n'en est que plus vivace.

Il y a pourtant quelque chose de plus, si spécifique à ce genre de récits à fins édificatrices : ils semblent simples à comprendre et le sont. Et la leçon à tirer presque plus simple encore. Mais justement trop. A les lire et relire, d'autres sens émergent ; à les interpréter d'autres pistes s'ouvrent qui se contredisent tantôt ; tantôt se complètent et chaque détail d'abord anodin semble devoir ouvrir des terres nouvelles. Ceci n'est pas propre aux récits talmudiques même si toute la logique des textes y invite. On en retrouve la trace dans tous les récits religieux, moraux, bibliques. Pas un verset, pas une parole qui, entendue autrement, d'un autre regard ne prendra demain un sens plus large, plus ouvert ; nouveau. C'est qu'ils ne constituent pas une leçon de maître qu'il n'y eût qu'à apprendre par cœur et à répéter inlassablement pour paraître docte ; non plus qu'un savoir-faire qu'à reproduire vous y rendrait agile et prompt. Non ces mots se veulent à l'âme s'adresser et le cœur attendrir ; ils sont invitation au voyage … vous savez de ces voyages où l'on emporte toujours trop, de crainte de manquer, mais d'où l'on s'ennoblit de chaque bagage que l'on abandonne de le découvrir désormais superflu.

J'aime ces récits qui n'ont l'air de rien ; ne disent presque rien ; suggèrent tout. Ils ressemblent aux contes de notre enfance mais sont bien plus gros de virtualités, eux qui finalement ne suggéraient que l'enfance à vite délaisser. Ils ressemblent un peu à cet étrange texte de St Exupéry que nous avons tous lu et aimé, ne sachant trop s'il valait pour l'adolescent rêveur que nous étions encore ou pour l'adulte que nous serions bientôt - mais assurément pas pour l'enfant à qui nous ne le montrerons pas immédiatement.

Peut-être la raison est-elle trop roide, et l'argutie trop rugueuse pour atteindre l'âme. La sagesse dont celui-là se déclare l'ami, l'amateur ou simplement le chercheur a tellement besoin de rondeurs, d'orbes et de contours, exige tant de sinuosités et de chemins à rebrousse-courant que seules des histoires, des métamorphoses, des contes ou des paraboles parviendront jamais à la contenir tout ensemble ; à la comprendre.

Ainsi de ce récit : le vin de la sagesse

Récit assez simple que j'ai presque scrupule à commenter ; presque trop simple mais comme souvent à trois temps. Car c'est bien ici l'autre caractéristique de ces récits : apaisants, ils ne recèlent aucune animosité, aucun réel conflit ; aucune vilenie. Contrariété parfois, de celle que permettent les idées mais qui jamais n'affectent les hommes ni le profond respect qu'ils se portent et l'effort où ils demeurent d'honorer leurs devoirs à l'égard de la communauté à quoi ils doivent tout.

Tout ici est dans ce jeu d'oppositions formelles bien plus que réelles.

Opposition entre la laideur de l'homme et sa sagesse - une sagesse presque programmée puisque sa mère affectait de le déposer sur les bancs de la synagogue pour que son esprit soit dès toujours baigné de pensées nobles et élevées. Opposition entre la condition somme toute modeste de l'homme - forgeron - et sa réputation. Homme de douceur et de lumière, le voici habitant une maison noircie par les flammes et frappant le métal de gestes robustes qui font trop contrepoint avec sa voix tendre. Où l'on comprend que le sage n'est pas à la charge des autres mais à leur service. Il travaille, mène une vie presque analogue à celle des autres villageois, tout juste consacre-t-il à l'étude et au souci de ses congénères plus de temps. La pesanteur presque violente qu'il affecte à chacun de ses gestes pour parvenir à conférer à la noire matière la forme épurée, l'ondulé chatoyant qui créera l'objet en sa signature propre vient ici jouer presqu'en contre-poids de ses paroles et de la pureté de ses chants comme s'il fallait que la communauté de ses besoins et mornes préoccupations le retînt quelque peu avant qu'il ne détourne définitivement son regard vers les cieux.

Opposition relevant de la fable entre l'empereur philosophe Hadrien que l'on imaginerait plus aisément à la tête de ses armées déjouant quelque complot ou réorganisant son empire que devisant aimablement dans un jardin avec un improbable hébreu. Qu'on ne se méprenne pas : il n'est pas conseiller du Prince ni éminence grise - rien en lui d'un Machiavel ou d'un Richelieu mais même si Hadrien a laissé le souvenir d'un empereur philosophe, le récit est trop invraisemblable pour être autre chose qu'une fable, une parabole, une allégorie. Ici le contraste entre la puissance et l'humilité ; entre la majesté triomphante de l'homme et la beauté rusée de la jeune fille face à la laideur du vieillard à la voix douce.

Opposition encore entre ce qui se dit et se tait. La laideur du sage se sait, se voit … mais se tait. Seule la jeune fille ose avec l'impertinence, l'inconscience ou l'audace de son jeune âge ; qui pointe le démenti que pourrait apporter à l'ordonnancement parfait du monde tel qu'un dieu pût le concevoir, sa laideur offensante. La réponse est classique mais pas inintéressante pour autant qui se jouant de cet objet si précieux et si vivant qu'est le vin. L'incompatibilité entre richesse et sagesse est bien le lieu commun à la culture hébraïque et grecque ; néanmoins l’accommodement à la laideur est assez peu grec, encore moins latin. N'en demeure pas moins cette méfiance à l'égard de tout ce qui pourrait détourner de l'essentiel - commune à ces cultures - et ce rapport si trouble au pouvoir qui à la fois demeure l'objet de tous les efforts et se présente comme le suprême danger. Car après tout, n'y a-t-il pas quelque similitude entre le pouvoir temporel que peut avoir acquis l'empereur, sur les choses comme sur les êtres, et celui, certes plus spirituel et moral, que le sage exerce sur les membres de sa communauté ? Certes, l'obligation de s'en remettre à l'avis majoritaire en cas de désaccord insoluble sous peine de mise à l'écart, est manière, dans les maisons d'études, de rappeler que ce ne sera jamais l'homme que l'on écoutera - à qui l'on obéira - mais sa parole dont il n'est que l'humble transmetteur. Que la parole soit adressée à une jeune fille qui est l'expression à la fois de la beauté et de la pleine virtualité, d'autant qu'il s'agit de la fille d'un empereur suggère à la fois que la parole sourde de n'importe où et n'importe quand, de préférence de manière inopinée ; qu'elle est nonobstant audible par tous même les moins préparée à elle ; que peut-être elle surgit parfois trop tôt mais ce ne sera qu'une apparence car elle germera tôt ou tard. S'il est un âge où l'on est beau et bourré à craquer de rêves et de projets c'est bien celui-là. Imaginer que la laideur puisse, au contraire d'une entrave, être un secours est sans doute le plus difficile à entendre. On remarquera d'ailleurs qu'il n'est pas de réponse de la jeune fille à l'ultime saillie du sage ! Mais maintenant ou plus tard, elle l'entendra et, à travers elle, nous tous.

Où l'on retrouve ce qui, immanquablement, signe le lot commun de toutes ces sagesses antiques mais sans doute, aujourd'hui encore, de toute moralité. Cette étonnante allure du presque rien et son incompréhensible portée au presque tout.

Sans pour autant sombrer dans une lecture culpabilisante – ce que le judaïsme au moins autant que le christianisme surent faire avec un rare talent mais bien peu d’efficacité – force est de reconnaître que ce qui est à lire ici est une vie entendue plutôt comme épreuve que comme offrande où tout, des plaisirs, des possibilités, des projets ressemble à des pièges. On n’est pas si loin, au fond, de la perspective grecque on le devrait pourtant parce que l’existence d’un Dieu aurait du ici plutôt retentir comme une promesse. Vivre, de toute manière vous condamne à l’injustice, à la démesure, à la souffrance – la sienne comme celle que l’on impose aux autres – au point qu’on inclinerait presque à penser qu’il vaudrait mieux ne pas avoir existé ; ou au moins en finir au plus vite.

Tout pourtant, dans la pensée dominante vise à nous faire accroire qu’il n’est rien de supérieur à la vie ; qu’elle fût le don indépassable d’un dieu ou le fruit d’une habile mais improbable combinatoire. Mais elle est piégeuse – disons en tout cas qu’il n’est nulle recette pour s’y savoir dépêtrer.

Il est terrible, il m'est en tout cas assez désagréable, d’écrire de telles évidences qui pourtant dessinent toutes nos apories : l’obligation où nous nous trouvons de compter sur autrui pour survivre ou, au moins, pour nous offrir ce minimum d’éducation qui nous y conforte ; mais la constante confrontation à l’existence de l’autre où s’esquissent à peu près toutes les erreurs possibles, les horreurs vite commises ; les violences ou les passions, qu’importe, les excès en tout cas où nous semblons n’avoir d’autre choix que la dissolution de l’autre ou de nous-mêmes ; ou des deux. Car la matière pour la jouissance que nous tirons de sa consommation et l’autre pour le plaisir de son commerce demeurent bien les deux formes ou de la tentation ou de l'égarement. La morale de la tempérance, tellement grecque, pourrait prendre l’allure d’une morale de faibles peu courageux ni enclins à choisir et optant pour cela au ni trop ni trop peu ; où rien ne serait acceptable qui ne fût d’emblée compensé par son contraire par cet équilibre douteux parce que jamais stable d’une balance mimant un semblant de justice à défaut de justesse. C'est en tout cas ce qu'aurait pu écrire Nietzsche qui avait déjà vu dans le paradis chrétien ce lot de consolation, ce faux-fuyant d'esprits trop chétifs pour endurer les contradictions du réel.

On s’est beaucoup trompé sur le rapport à la mort qui n’a rien d’inquiétant quoiqu’on dise. Elle n’est qu’une fin radicale donc rien qui puisse inquiéter puisqu’il n’y aurait plus de conscience pour en éprouver les affres ; ou bien un simple passage vers une vie éternelle – qui se pourrait bien être le seul sujet de véritable inquiétude si celle-ci devait simplement perpétuer les pièges de celle-là. Non ce qui est inquiétant serait plutôt de vivre : comment exister sans souffrir – oh ceci est désagréable mais pas tellement soucieux finalement – mais surtout sans faire souffrir ?

Comment vivre sans enlaidir le monde ? Sans être injuste ? S’éloigner ! S’écarter ! chercher ce silence qui est peut-être celui de la solitude ; peut-être celui de la vieillesse. Celui de la méditation qui à mille lieu du brouhaha ambiant.

A l'écart des protestations tapageuses d'affection ; éloigné des sollicitations amicales ou filiales ; écarté et parfois congédié des agitations quotidiennes suscitées par nos intérêts professionnels, quand parvenons-nous à l'être jamais sinon au seuil de nos existences quand nos empressements d'adolescents encore impuissants nous interdisent encore l'action ; sinon au seuil de notre vie quand notre corps désormais débilité ne nous autorise plus que des gestes lents, à peine esquissés et des paroles si engourdies que plus personne ne prendra la peine d'entendre.

observe le jour du chabbat
Dt,5,15

Mais toi, quand tu pries, entre dans ta chambre ; et ayant fermé ta porte, prie ton Père qui est là dans le secret ; et ton Père qui voit dans le secret, te le rendra.
Mt, 6,6

Je réalise soudain l'importance vitale de cet écart que l'on retrouve aussi bien dans l’exhortation à la prière solitaire que dans le commandement visant au respect du shabbat. Le temps accordé est d'abord un temps arraché à l'ordinaire, à l'injustice, à l'empèsement. Ce temps est bien sûr la reconnaissance exprimée à la miséricorde du Très-Haut ; elle est en même temps ce répit, pris sur soi, où tout remettre en perspective. La prière est au sage ce que le laboratoire est au savant. Faire venir auprès de lui ce sage si laid mais si réputé était sans doute pour Hadrien une manière de ne pas céder aux vanités inévitables en son impériale condition ; revenait à entrer en lui-même pour n'être la dupe de rien ; ou le demeurer un minimum. Comment oublier qu'il n'était pas de triomphe à Rome où le général célébré ne fût accompagné d'un esclave qui ne cessait de lui murmurer Hominem te esse - tu n'es qu'un homme ! Qu'il ne fut aucun couronnement de pape où un moine par trois fois se présente devant lui et brûlant à ses pieds une mèche d'étoupe lui annonce Sancte Pater, sic transit gloria mundi - Saint Père, ainsi passe la gloire du monde.

Que l'homme porte le nom de la terre dont il est extrait et en baptise la plus éprouvante qualité morale qui soit - l'humilité - n'a rien ici d'anodin ; tout de nécessaire ; presque tout d'impossible.

J'ai beau savoir qu'il n'est pas d'ombre sans lumière ou de doutes sans petites certitudes, je mesure le prix de ces retraits même s'ils connaissent parfois d'impromptus allers et retours. Il n'est de voie vers l'homme que de s'en éloigner ; de chemin vers l'être que de s'en absoudre. Le prix est noble mais il est lourd.

Le Christ lui-même s'en va au jardin des oliviers et prie. Ses disciples s'endorment. Veillez et priez : comment ne pas comprendre que le plus dur est de conjuguer les deux ?

 

 

Le vin de sagesse

 

 

 

 


 


Les qualités requises pour un Sage

 - Aimer l’Eternel, aimer les hommes,

– Étudier intelligemment : capacité à étudier et à comprendre la Torah, condition qui exige les plus hautes aptitudes intellectuelles et morales.

– Comprendre et discerner les cœurs,

– Respecter les autres,

– Etre humble et pondéré,

– Etre modéré en affaires, dans ses rapports avec le monde, dans le plaisir, dans le sommeil, dans la conversation, dans le rire,

– Faire montre de tolérance,

– Aimer la Justice, la rectitude et l’honnêteté,

– Avoir confiance en son maître,

– Accepter de partager le fardeau des autres,

– Etre apte à interroger, à répondre, à écouter et à enrichir l’étude,

– Savoir se faire aimer,

– Accepter le châtiment,

– Savoir demeurer à sa place,

– Refuser de se vanter de ses connaissances,

– Mépriser les honneurs,