Jean-Paul SARTRE (1905-1980)
Influencé par la phénoménologie, Sartre inaugure un nouveau courant
philosophique, qu’il serait plus exact de nommer philosophie de l’existence,
plutôt qu’“existentialisme”. Si sa réflexion est d'abord une tentative pour
élargir le champ phénoménologique ouvert par Husserl, elle s'enrichit aussi
des influences de Hegel et de Heidegger, du volontarisme cartésien, et du
marxisme.
Sartre est né à Paris en 1905. Son enfance, qu'il raconte dans Les Mots, est
marquée par un goût frénétique pour la lecture, et la solitude. Après de
brillantes études, il entre à l'École normale supérieure de la rue d'Ulm,
puis enseigne au Havre et à Paris. En 1944, il quitte l'enseignement et
devient directeur de la revue les Temps modernes qui influencera toute une
génération d'intellectuels.
Dès son premier ouvrage, L'Imagination, paru en 1936, il installe la
négativité au cœur même de la conscience, en la définissant par sa capacité
à dépasser et à transformer tout donné. On retrouve ce thème dans La Nausée
publiée en 1938. La conscience est un néant dans le plein de l'être, et ne
peut être réduite au rang de chose sans perdre sa nature de conscience.
Ainsi s'élabore l'opposition entre l'être et le néant, titre de son ouvrage
principal paru en 1943, pierre angulaire de sa philosophie comme de son
œuvre littéraire.
Le " pour soi " de la conscience existe en transcendant " l'en soi " des
choses ; cette capacité à transcender tout donné définit la liberté de la
conscience. Certes, je peux fuir cette liberté, qui est aussi
responsabilité, par la mauvaise foi, qui cherche à réduire la négativité de
la conscience en chose, et qui fait passer mes choix pour des qualités
passivement détenues. Mais la mauvaise foi est déjà une façon de me vouloir
tel, fuyant devant ma liberté, et me détermine comme un projet fondamental.
Toutefois, l'opposition de l'être et du néant fait problème : elle isole la
conscience aussi bien du monde que des autres consciences. En effet, si la
conscience nie tout ce qu'elle rencontre, elle ne saurait coexister, dans
une reconnaissance réciproque, avec une autre conscience. Bien au contraire,
l'intersubjectivité est une lutte où chaque sujet essaie d'anéantir l'autre,
non par un meurtre, mais par la négation de sa liberté et de sa
subjectivité.
L'expérience sartrienne d'autrui est toujours un désastre : être pour
autrui, c'est être chose sous le regard d'autrui, lequel nie ma liberté. Par
son regard, signe expressif de sa subjectivité, autrui me fige. Il ne saisit
de moi qu'un geste, qu'une attitude de mon corps, et m'y réduit comme une
chose parmi les choses du monde. Autrui est celui qui me révèle
douloureusement mon être-objet, en m'y confondant.
La philosophie sartrienne rend impossible une pensée harmonieuse des
rapports entre consciences : " L'enfer, c'est les autres " écrit le
dramaturge de Huis clos. Un enfer où je suis toujours, soit sujet face à
autrui-objet, soit objet sous le regard d'autrui-sujet, sans que s'ouvre une
autre possibilité. Ainsi le regard n'est jamais ni complice, ni
interrogateur, ni naïf ; il est ce qui me surprend pour m'ôter tous mes
projets et me priver de ma liberté.
La honte, que décrit l'exemple de l'indiscret surpris en train d'espionner
par un trou de serrure, est la vérité du rapport à autrui. Même l'effort de
la Critique de la raison dialectique pour suspendre ce conflit, en
introduisant une tierce personne ou une collectivité, ne réussit pas à
effacer ce rejet de l'autre.
Ainsi dans une communauté humaine, la loi, le règlement, la tradition me
sont toujours imposés par autrui, par l'anonymat des autres, et limitent ma
liberté. La lutte, qui est l'essence de toute relation intersubjective, voue
ma liberté à l'échec. Le " nous " n'est qu'une collectivité anonyme de
consciences singulières qui sont incapables d'arriver à un réel partage.
Fondamentalement solitaire, la conscience doit assumer cet isolement en
réfléchissant sur sa liberté et sur le projet originaire qui court à travers
ses divers choix et ses engagements. Le projet originaire se détecte par une
" psychanalyse existentielle ", dont la principale illustration est l'étude
de Sartre sur Flaubert, L'Idiot de la famille, parue en 1971. Seule la
présupposition de ce projet fondamental permet de concilier la liberté
radicale qui définit toute conscience, et une certaine stabilité de
caractère qui me donne une identité sans pour autant devenir un
déterminisme.
La notion d'engagement n'est donc pas simplement politique pour Sartre :
l'engagement, le choix et le projet sont à la source de notre vie et la
constituent. Nous ne sommes qu'en nous choisissant et en nous faisant ;
bref, en existant : l'existence en nous précède l'essence parce qu'elle la
produit. Ainsi, dans un monde sans Dieu, la liberté devient le seul absolu
apte à créer des valeurs et à définir notre être