Jean-Paul SARTRE (1905-1980) Esquisse d'une théorie des émotions (p.79-82)
A
présent nous pouvons concevoir ce qu'est une émotion. C'est une
transformation du monde. Lorsque les chemins tracés deviennent trop
difficiles ou lorsque nous ne voyons pas de chemin, nous ne pouvons plus
demeurer dans un monde si urgent et si difficile. Toutes les voies sont
barrées, il faut pourtant agir. Alors nous essayons de changer le monde,
c'est-à-dire de le vivre comme si les rapports des choses à leurs
potentialités n'étaient pas réglés par des processus déterministes mais par
la magie. Entendons bien qu'il ne s'agit pas d'un jeu : nous y sommes
acculés et nous nous jetons dans cette nouvelle attitude avec toute la force
dont nous disposons. Entendons aussi que cet essai n'est pas conscient en
tant que tel, car il serait alors l'objet d'une réflexion. Il est avant tout
la saisie de rapports nouveaux et d'exigences nouvelles. Simplement la
saisie d'un objet étant impossible ou engendrant une tension insoutenable,
la conscience le saisit ou tente de le saisir autrement, c'est-à-dire
qu'elle se transforme précisément pour transformer l'objet. En soi ce
changement dans la direction de la conscience n'a rien d'étrange. Nous
trouvons mille exemples de pareilles transformations dans l'activité et dans
la perception. Chercher, par exemple, un visage dissimulé dans une gravure
devinette ("où est le fusil ?" ) c'est nous conduire perceptivement devant
la gravure d'une façon nouvelle, c'est nous comporter en face des branches
d'arbres, des poteaux télégraphiques, de l'image comme en face d'un fusil,
c'est réaliser les mouvements des yeux que nous ferions en face d'un fusil.
Mais nous ne saisissons pas ces mouvements comme tels. A travers eux une
intention qui les transcende et dont ils constituent la hylè se dirige sur
les arbres et les poteaux qui sont saisis comme "fusils possibles" jusqu'à
ce que soudain la perception cristallise et que le fusil apparaisse. Ainsi à
travers un changement de l'intention, comme dans un changement de conduite,
nous appréhendons un objet nouveau ou un objet ancien d'une façon nouvelle.
Il n'est pas besoin de se placer d'abord sur le plan réflexif. La légende de
la vignette sert de motivation directement. Nous cherchons le fusil sans
quitter le plan irréfléchi. C'est-à-dire qu'un fusil potentiel apparaît,
vaguement localisé dans l'image. Il faut concevoir le changement d'intention
et de conduite qui caractérise l'émotion sur le même mode. L'impossibilité
de trouver une solution au problème, appréhendée objectivement comme une
qualité du monde, sert de motivation à la nouvelle conscience irréfléchie
qui saisit maintenant le monde autrement et sous un aspect neuf et qui
commande une nouvelle conduite -à travers laquelle cet aspect est saisi- et
qui sert de hylè à l'intention nouvelle. Mais la conduite émotive n'est pas
sur le même plan que les autres conduites, elle n'est pas effective. Elle
n'a pas pour fin d'agir réellement sur l'objet en tant que tel par
l'entremise de moyens particuliers. Elle cherche à conférer à l'objet par
elle-même, et sans le modifier dans sa structure réelle, une autre qualité,
une moindre existence, ou une moindre présence (ou une plus grande
existence, etc.). En un mot dans l'émotion, c'est le corps qui, dirigé par
la conscience, change ses rapports au monde pour que le monde change ses
qualités. Si l'émotion est un jeu c'est un jeu auquel nous croyons