Textes

Primo Levi
la trêve (pages 25 à 27)

 

Urbinek n’était rien. C’était un enfant de la mort, un enfant d’Auschwitz. Il ne paraissait pas plus de trois ans. Personne ne savait rien de lui, il ne savait pas parler, il n’avait pas de nom : ce nom curieux d'Hurbinek lui venait de nous, peut-être d'une des femmes qui avait rendu ainsi un des sons inarticulés que l'enfant émettait parfois. Il était paralysé à partir des reins et avait les jambes atrophiées, maigres comme des flûtes ; mais ses yeux, perdus dans un visage triangulaire et émacié, étincelaient, terriblement vifs, suppliants, affirmatifs, pleins de la volonté de briser ses chaînes, de rompre les barrières mortelles de son mutisme. La parole qui lui manquait, que personne ne s'était soucié de lui apprendre, le besoin de la parole jaillissait dans son regard avec une force explosive ; un regard à la fois sauvage et humain, un regard adulte qui jugeait, que personne d'entre-nous n'arrivait à soutenir, tant il était chargé de force et de douleur.

Personne sauf  Henek, mon voisin de lit, un jeune hongrois de quinze ans, robuste et florissant. Henek passait ses journées à côté du lit d'Hurbinek. Il était plus maternel que paternel : et sans doute, si notre cohabitation précaire s'était prolongée au delà d'un mois, Hurbinek, grâce à Henek, aurait-il appris à parler ; sûrement mieux qu'avec les jeunes polonaises trop tendres et futiles qui l'étourdissaient de caresses et de baisers mais n'entraient pas dans son intimité.

Au contraire Henek, avec une obstination tranquille, s’asseyait à côté du petit sphinx, protégé contre la puissance triste qui en émanait. Il lui portait à manger, arrangeait ses couvertures, le lavait avec des mains habiles, sans répugnance, et il lui parlait. Il lui parlait toute la journée, en hongrois naturellement, dans sa langue à lui, d’une voix lente et patiente. Au bout d’une semaine Henek annonça sérieusement, mais sans l’ombre d’une présomption que Urbinek  disait un mot. Quel mot ? Il l’ignorait, un mot difficile, pas hongrois, quelque chose comme “mass-klo", "matisklo”. La nuit, nous tendîmes l’oreille, et c’était vrai, du coin d'Urbinek venait de temps en temps un son, un mot, pas toujours le même à vrai dire, mais certainement un mot articulé, mieux, plusieurs mots articulés de façon très peu différente, des variations expé-rimentales autour d’un thème, d’une racine, peut- être d’un nom. Tant qu’il resta en vie, Urbinek poursuivit avec obstination ses expériences . Les jours suivants nous l’écoutions tous, en silence, anxieux de comprendre et il y avait parmi nous des représentants de  toutes les langues d’Europe, mais le mot d'Urbinek resta secret. Ce n’était certes pas un message, une révélation, mais peut-être son nom, si tant est qu’il en ait eu un. Peut-être, selon une de nos hypothèses voulait-il dire "manger" ou peut-être "pain" où "viande" en bohémien, comme le soutenait avec de bons arguments un de nous qui connaissait cette langue.

Urbinek qui avait trois ans, qui était né à Auschwitz et n’avait jamais vu un arbre, Urbinek qui avait combattu comme un homme jusqu’au dernier souffle pour entrer dans le monde des hommes, dont une puissance bestiale l’avait exclu. Urbinek le sans-nom dont le minuscule avant-bras portait le tatouage d’Auschwitz. Urbinek mourut les premiers jours de mars 1945, libre, mais non racheté. Il ne reste rien de lui, il témoigne à travers mes paroles.