Textes

Emmanuel LEVINAS
Entre nous
Essais sur le penser-à-l'autre

 

Il n'y a certes pas urgence de remonter à l'éthique pour élaborer, tout neuf, quelque code où s'inscriraient d'emblée les structures et les règles de la bonne conduite des personnes, du domaine public et de la paix entre nations, quelque fondamentales que puissent ainsi apparaître les valeurs éthiques impliquées dans ces chapitres.

On voudra, avant tout, essayer de voir ici l'éthique par rapport à la rationalité du savoir immanente à l'être, laquelle est primordiale dans la tradition philosophique de l'Occident, même si l'éthique pouvait - excédant, en fin de compte, les formes et les déterminations de l'ontoogie et sans renier pour autant la paix du Raisonnable - accéder à un autre dessein de l'intelligibilité et à un autre mode d'aimer la sagesse. Et peut-être même - mais nous n'irons pas jusque-là - au mode qui figure aux Psaumes 111, 10.

Je partirai de l'être au sens verbal de ce mot : non pas des étants - choses, corps animés, individus humains - ni de la nature qui les embrasse tous, d'une façon ou d'une autre dans sa totalité. Je partirai de l'être au sens verbal du mot, où l'être est suggéré et entendu en quelque façon comme un processus d'être ou événement d'être ou aventure d'être.

Aventure remarquable entre toutes ! L'événement d'être est dans un souci d'être, il ne serait qu'ainsi dans son élan essentiellement fini et tout entier absorbé par ce souci d'être. Il n'y va, en quelque façon, dans l'événement d'être que de cet être même.

Être en tant qu'être, c'est dès l'abord se préoccuper d'être, comme s'il fallait ici déjà quelque détente, ou quelque "calmant" pour rester - en étant - sans se soucier d'être. Être, déjà insistance d'être comme si un "instinct de conservation" coïncidant avec son déroulement, le préservant et le maintenant dans son aventure d'être, était son sens. La tension de l'être sur lui-même, intrigue où se noue le pronom réfléchi "se". Insistance d'avant toute lumière et décision, secret d'une sauvagerie excluant délibération et calcul, violence en guise d'étants qui s'affirment sans égards les uns pour les autres dans le souci d'être.

Origine de toute violence, diverse selon les divers modes d'être : vie des vivants, existence des humains, réalité des choses.

Vie des vivants dans la lutte pour la vie ; histoire naturelle des humains dans le sang et les larmes, des guerres entre personnes, nations et classes; matière des choses, dure matière; solidité ; le fermé-sur- soi jusque dans les confinements intra-atomiques dont parlent les physiciens. Et voici que surgit, dans la vie vécue par l'humain et c'est là que, à proprement parler, I'humain commence, - pure éventualité, mais d'emblée éventualité pure et sainte -, du se-vouer-à-l'autre. D a n s l'économie générale de l'être et de sa tension sur soi, une préoccupation de l'autre jusqu'au sacrifice, jusqu'à la possibilité de mourir pour lui ; une responsabilité pour autrui. Autrement qu'être ! C'est cette rupture de l'indifférence - de l'indifférence fût-elle statistiquement dominante - , la possibilité de l'un-pour-l'autre, qui est l'événement éthique. Dans l'existence humaine interrompant et dépassant son effort d'être, la vocation d'un exister-pour-autrui plus fort que la menace de la mort; l'aventure existentielle du prochain importe au moi avant la sienne, posant le moi d'emblée comme responsable de l'être d'autrui, responsable c'est-à-dire comme unique et élu, comme un je qui n'est plus n'importe qui du genre humain. Tout se passe comme si le surgissement de l'humain dans l'économie générale de l'être renversait le sens et l'intrigue et le rang philosophique de l'ontologie : l'en-soi de l'être persistant-à-être se dépasse dans la gratuité du hors- de-soi-pour- l'autre, dans le sacrifice ou dans la possibilité du sacrifice, dans la perspective de la sainteté.