René DESCARTES (1596-1650)
lettre à Chanut, 6 juin 1647,
OPD Garnier, éd. Alquié,
T. III, p. 741-42.
Je
passe maintenant à votre question, touchant les causes qui nous incitent
souvent à aimer une personne plutôt qu'une autre, avant que nous en
connaissions le mérite ; et j'en remarque deux, qui sont, l'une dans
l'esprit, et l'autre dans le corps. Mais pour celle qui n'est que dans
l'esprit, elle présuppose tant de choses touchant la nature de nos âmes, que
je n'oserais entreprendre de les déduire dans une lettre. Je parlerai
seulement de celle du corps. Elle consiste dans la disposition des parties
de notre cerveau, soit que cette disposition ait été mise en lui par les
objets des sens, soit par quelque autre cause. Car les obJets qui touchent
nos sens meuvent par l'entremise des nerfs quelques parties de notre
cerveau, et y font comme certains plis, qui se défont lorsque l'objet cesse
d'agir ; mais la partie où ils ont été faits demeure par après disposée à
être pliée derechef en la même façon par un autre objet qui ressemble en
quelque chose au précèdent, encore qu'il ne lui ressemble pas en tout. Par
exemple, lorsque j'étais enfant, j'aimais une fille de mon âge, qui était un
peu louche ; au moyen de quoi, l'impression qui se faisait par la vue en mon
cerveau, quand je regardais ses yeux égarés, se joignait tellement à celle
qui s'y faisait aussi pour émouvoir en moi la passion de l'amour, que
longtemps après, en voyant des personnes louches, je me sentais plus enclin
à les aimer qu'à en aimer d'autres, pour cela seul qu'elles avaient ce
défaut ; et je ne savais pas néanmoins que ce fût pour cela. Au contraire,
depuis que j'y ai fait réflexion, et que j'ai reconnu que c'était un
défaut,je n'en ai plus été ému. Ainsi, lorsque nous somrnes portés à aimer
quelqu'un, sans que nous en sachions la cause, nous pouvons croire que cela
vient de ce qu'il y a quelque chose en lui de semblable à ce qui a été dans
un autre objet que nous avons aimé auparavant, encore que nous ne sachions
pas ce que c'est. Et bien que ce soit plus ordinairement une perfection
qu'un défaut, qui nous attire ainsi à l'amour ; toutefois, à cause que ce
peut être quelquefois un défaut, comme en l'exemple que j'ai apporté, un
homme sage ne se doit pas laisser entièrement aller à cette passion, avant
que d'avoir considéré le mérite de la personne pour laquelle nous nous
sentons émus. Mais, à cause que nous ne pouvons pas aimer également tous
ceux en quı nous remarquons des mérites égaux, je croıs que nous sommes
seulement obligés de les estimer également ; et que, le principal bien de la
vie étant d'avoir de l'amitié pour quelques-uns, nous avons raison de
préférer ceux à qui nos inclinations secrètes nous joignent, pourvu que nous
remarquions aussi en eux du mérite. Outre que, lorsque ces inclinations
secrètes ont leur cause en l'esprit, et non dans le corps, je crois qu'elles
doivent toujours être suivies ; et a marque principale qui les fait
connaître, est que celles qui viennent de l'esprit sont réciproques, ce qui
n'arrive pas souvent aux autres. Mais les preuves que j'ai de votre
affection m'assurent si fort que l'inclination que j'ai pour vous est
réciproque, qu'il faudrait que je fusse entièrement ingrat, et que je
manquasse à toutes les règles que je crois devoir être observées en
l'amitié, si je n'étais pas avec beaucoup de zèle, etc.