Chronique du quinquennat

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La droite se cherche
des valeurs
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Quel est le fondement
des valeurs ?

Si l'on veut pouvoir sortir de l'ambiguité de ces valeurs à quoi l'on fait référence sans jamais les nommer, il faut préalablement tenter de comprendre non pas quelles sont ces valeurs mais ce qu'est une valeur ; son statut.

Il fait bien admettre que la question des valeurs, si elle se pose pour la droite, concerne en réalité l'ensemble de nos sociétés. Ce qui se cache derrière ce que Morin appelle crise des valeurs est en réalité une crise des fondations.

Évaluer

Qu'est-ce que je fais quand j'affirme d'une chose ou d'un homme qu'il a de la valeur ? quand je tente de valider la moralité d'une action ?

Manifestement on peut en faire deux lectures :

- rationnelle, celle qui consiste à dire qu'il s'agit ici d'un acte de jugement. Au même titre que lorsque j'affirme d'une chose qu'elle est vraie, je me contente ici de plaquer sur une proposition ou sur une chose un critère discriminant qui me permet de le rejeter ou de l'admettre. Dans une telle perspective, la valeur fonctionne comme un critère, comme un truchement permettant de rendre clair et distinct ce qui ne l'est pas ou ne le semble pas. Reste alors à savoir d'où nous vient cette idée même de valeur. La tenons-nous d'ailleurs - mais alors d'où ? - nous la sommes-nous forgée nous-mêmes - mais alors comment ?

- ontologique, celle qui consiste à faire de la valeur un en soi, un être, une idée au sens où un Platon parlait de l'existence séparée des idées, de celles à quoi l'on accède en sortant de la caverne, et dont l'idée première est évidemment le Souverain Bien. Dans une telle perspective, la valeur coïncide ou en tout cas procède de l'Idée en ce qu'elle participe du Souverain Bien. Elle fonctionne comme un modèle que nous n'aurions qu'à réaliser, une essence dont nos existence ne seraient jamais que les mises en forme. Comme un absolu.
Il n'empêche que la valeur même conçue en tant qu'être pose question : ce qui vaut d'être, ce qui doit être ne peut en aucune manière apparaître comme un absolument être puisque précisément il ne l'est pas, prétendant qu'il faille l'être. A tout le moins devrait-on alors écrire que la valeur procède du Souverain Bien mais ne lui coïncide pas.

En tout état de cause, et ceci est vrai dans les deux lectures, tout se passe comme si les valeurs étaient une norme, un critère, soit absolu soit fonctionnant comme un absolu. Ce qui constitue la condition de possibilité du jugement, c'est-à-dire, au sens kantien, la forme a priori du jugement moral. Pour que je puisse édicter d'un acte qu'il est bon ou mauvais, que je puisse le réprouver ou le glorifier, le soumettre à l'opprobre ou au contraire l'ériger en modèle, il faut à la fois que je puisse reconnaître en lui les caractéristiques de la valeur, et donc m'en être fait une idée claire et distincte, mais en même temps pouvoir indiquer pourquoi, et ce en quoi, l'être toujours incline à respecter la valeur. Pourquoi en effet l'être ne pencherait-il pas plutôt du côté de ce qui ne vaut pas ? Ce qui, par la bande, pose la question du mal.

Une question métaphysique

La question de la valeur ne saurait donc se restreindre à une simple question morale : elle est à l'intersection de toutes les questions de la métaphysique et engage la question de l'être.

On peut toujours, comme Marx le fit, considérer que les valeurs font partie intégrante du corpus idéologique que toute société se donne et constater qu'elles sont déterminées par l'infrastructure économique c'est-à-dire par l'état, à un moment donné, des forces productives et des rapports de production. Et donc considérer que les valeurs ne sont pas au fondement mais au contraire déjà des conséquences, historiques, sociales, économiques. Il n'empêche qu'il n'est pas de société, pas d'individu non plus, qui ne puisse fonctionner et agir sans en même temps, et aussi spontanément que nécessairement, considérer comme norme, les principes de son action. Derrière tout acte, il y a une métaphysique implicite avons-nous écrit à maintes reprises ; on aurait aussi pu écrire une morale implicite.

La solution de Spinoza

On peut toujours comme Spinoza le fit, considérer que c'est l'acte même par lequel je désire quelque chose qui évalue cette dernière et affirmer que ce n'est pas parce qu'une chose est bonne que je la désire mais parce que je la désire qu'elle est bonne

Il est donc établi par tout cela que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous la voulons, ne l'appétons ni ne la désirons parce nous jugeons qu'elle est bonne ; mais, au contraire, que nous jugeons qu'une chose est bonne, parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons, l'appétons et la désirons. 2

Le contexte est assez clair qui place ce passage dans la partie III de l'Ethique De l'origine et de la nature des Passions : l'homme est un être naturellement désirant, ce qui signifie qu'il existe en tant qu'il désire. Tout au plus peut-on faire la distinction entre appétit et désir, le désir étant la tendance ayant conscience d'elle-même. Il n'y a donc pas un Bon en soi, mais seulement au conatus. Le jugement moral n'est donc que la conséquence de la tendance qui me porte vers l'objet.

Mais, ici encore, même si l'absolu est dénié à la valeur pour être rapporté au désir, il n'empêche qu'encore et toujours elle est relative à une métaphysique implicite, à une conception de l'être.

On peut enfin, à la manière de M Serres considérer que ce sont les progrès scientifiques et techniques qui nous poussent à nous poser des questions morales (puisque désormais je le peux, le dois-je pour autant) inversant en cela la maxime de Kant ( tu dois donc tu peux devenant puisque tu peux, le dois-tu ? ) et, en conséquence, préférer que, puisque jugement moral de toute manière il y aura, l'évaluation morale soit explicite plutôt qu'implicite. Il n'empêche que nous ne pouvons faire l'économie d'un jugement moral et donc d'une réflexion sur la valeur de nos valeurs.

La solution de Kant : le devoir

C'est la Critique de la raison pratique, on le sait, qui s'occupe de la loi morale. Si la Critique de la raison pure avait eu pour objet la raison elle-même qu'elle soumettait à son propre procès, celle-ci, au contraire, vise à répondre à la question que dois-je faire ? Il s'y agit de déterminer la nature de la loi morale et le genre d'adhésion que comportent les principes pratiques.

L'obligation se présente à l'esprit comme une loi que la raison impose à la volonté : de là, le nom d'impératif que lui donne Kant. Tandis que les impératifs de la prudence, de l'hygiène, etc., prescrivent certaines actions comme moyens pour quelque autre chose, c'est-à-dire sont hypothétiques, l'impératif de la moralité est catégorique, c'est-à-dire inconditionnel, absolu. De l'absoluité et de l'invariabilité de cet impératif dérive son universalité; d'où :

Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle

Ce que Kant avait parfaitement vu c'est combien l'idée même de morale supposait l'autonomie de la volonté et donc la liberté. Je ne puis dire je dois que si, au préalable, je puis tout aussi bien que je ne puis pas faute de quoi l'obligation morale n'aurait aucun sens et reviendrait exactement à suivre la pente naturelle de la nécessité. Ce que dit d'ailleurs Spinoza. Penser une métaphysique des moeurs revient dans l'esprit de Kant à conférer une valeur absolue à l'obligation morale, à élaborer une philosophie pure qui soit expurgée de tout empirisme pour répondre à l'idée de devoir et de lois morales. La loi doit impliquer une nécessité absolue pour tout être rationnel. Kant se situe à l'endroit même que nous cherchons : non pas, ponctuellement, de déterminer ce qui vaut ou ne vaut pas, mais chercher la valeur de la valeur, c'est-à-dire ce qui fonde l'obligation morale. Quoi détermine que je juge bon ce que je juge bon.

Il n'est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n'est seulement une volonté bonne .

Une fois posée que la volonté humaine est bonne, incline naturellement vers le bien, il s'avère que Kant cherche le fondement de la moralité non pas dans l'empirique mais dans la raison qui seule autorise l'universalité. En conséquence de quoi ni le tempérament, ni la chance, ni les nécessités ponctuelles de l'action, encore moins le bonheur, hautement irrationnel et singulier, ne peuvent constituer le fondement de la moralité. Kant s'éloigne ainsi de tout ce qui avait pu faire le commun des philosophies antiques et en particulier l'idée, aristotélicienne, que la finalité de l'homme pût être le bonheur. Non, en réalité, la finalité de l'homme tient entière dans la volonté, dans la volonté précisément d'être moral.

C'est assez dire, et toute l'originalité et la difficulté de l'approche kantienne tient à ceci, que la moralité d'une action ne peut être évaluée à partir des conséquences d'une action, mais bien de la volonté qui y a présidé ; de l'intention. que l'on y a mis. Est moral l'acte accomplis par devoir. Ce qui signifie aussi que ne peut être dit moral que l'acte perpétré de manière désintéressée au sens où il ne viserait pas une satisfaction personnelle et ponctuelle mais viserait au contraire à s'affranchir des intérêts particuliers, des instincts égoïstes pour préférer agir selon les règles de la raison c'est-à-dire justement être libre.

C'est assez dire encore que si le devoir qui doit motiver l'action n'a pas de contenu précis, il a néanmoins une forme qu'il tient de la rationalité : il doit être universalisable. N'est bon et juste pour moi que ce qui peut l'être aussi pour tous. D'où deux conséquences :

- toute action conforme au devoir n'est pas nécessairement juste dans la mesure où elle a pu être commise par intérêt et non par devoir. cf l'exemple du commerçant qui rend l'exact monnaie à la petite fille qui ne sait pas compter : il peut tout aussi bien le faire par devoir que par intérêt - la peur demain de perdre, une fois démasqué, une cliente. L'obéissance aux lois qu'on s'est données est peut-être la forme que prend l'exercice de la liberté humaine, elle n'est pas suffisante pour fonder la moralité de l'action humaine.

- l'impossibilité de juger de la moralité d'un acte que ce soit le sien ou encore celui d'autrui dans la mesure même où il est impossible de connaître la totalité des motivations qui y ont présidé. On observera la même caractéristique : de la même manière que la Critique de la raison pure concluait en l'impossibilité de connaître la chose en soi, et de la nécessité de prendre acte des formes a priori de l'entendement que sont les catégories 3 , de la même manière ici en vient à l'impossibilité de juger de la moralité d'une action. Une raison bien limitée en somme.

L'impératif moral étant ainsi catégorique c'est-à-dire universel, reste à définir les maximes universalisables qui donc proposent des fins non pas dépendantes d'une autre fin et donc empiriques mais au contraire une fin en soi. S'il a quelque chose dont l'existence ait en soi une valeur absolue, c'est là seulement qu'il faut chercher l'objet, la matière de la loi morale. Or c'est l'être raisonnable qui existe comme fin en soi; comme fin en soi, on l'appelle personne et on l'oppose aux choses, qui n'ont jamais qu'une valeur de moyens. De là une nouvelle formule de l'impératif :

Agis de telle sorte que tu traites toujours l'humanité, soit dans ta personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin, et que tu ne t'en serves jamais comme d'un moyen

A ces principes généraux de la raison pratique sont liées des croyances rationnelles, que Kant appelle des postulats : ce sont le postulat de la liberté, qui est la condition de la moralité, celui de l'immortalité de l'âme, qui est nécessaire pour l'achèvement de la vertu ou la sainteté, celui de l'existence de Dieu, qui, auteur de la loi morale et des lois naturelles, assurera l'union finale du bonheur et de la vertu. La critique de la raison pratique aboutit, sinon à la connaissance spéculative de ces réalités transcendantales, du moins à la foi en ces réalités.

On connaît les critiques faites à cette approche : Le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains disait Péguy repérant combien la morale kantienne était inapplicable, et ne pouvait demeurer pure que pour cette raison même.

On remarquera néanmoins deux choses, à nos yeux essentielles :

- en toute cohérence, Kant ne va pas chercher le fondement de la valeur dans quelque être transcendant que notre raison serait d'ailleurs incapable d'appréhender mais au contraire en l'homme lui-même qui se distingue des choses en ceci précisément qu'il est une fin en soi quand les choses ne sont que des moyens. A ce titre il n'est pas erroné de trouver dans cette formulation de l'impératif catégorique une reformulation moderne de l'humanisme et l'un des moyens de définir le crime contre l'humanité qui, dès lors, commencerait au moment même où l'humain serait considéré, sans réciprocité, comme un moyen, une chose que l'on pourrait forger et former. L'autonomie de la volonté apparaît bien comme garant de la dignité morale de l'homme.

- la réciprocité apparaît manifestement comme la forme canonique de la vertu et d'une certaine manière, comme la forme même que revêt le fondement moral.

 

Toute la question tient dans le fait que ces principes fondateurs fonctionnent comme des axiomes, pas forcément comme des absolus.

Il est clair que dans une culture fondée sur une adhésion universelle au christianisme, comme ce put être le cas au Moyen Âge, les valeurs étaient tellement sous-tendues par la transcendance divine qu'on eût pu croire qu'elle étaient elles aussi transcendantes ou qu'en tout cas elles en revêtissent le même caractère d'absolu.

 


1) on remarquera simplement que ceci est vrai aussi pour l'autre valeur : la vérité. Pourquoi ne voudrions-nous pas le faux ? peut-on véritablement écrire que la volonté incline naturellement vers le vrai ? C'est bien cette question que posera Nietzsche dans Par delà le Bien et le Mal.

2) * Spinoza, Ethique, III,
le texte de la traduction Appuhn de l'Ethique est téléchargeable ici

PROPOSITION IX

L'Âme, en tant qu'elle a des idées claires et distinctes, et aussi en tant qu'elle a des idées confuses, s'efforce de persévérer dans son être pour une durée indéfinie et a conscience de son effort.

DÉMONSTRATION

L'essence de l'Âme est constituée par des idées adéquates et des inadéquates (comme nous l'avons montré dans la Prop. 3) ; par suite (Prop. 7), elle s'efforce de persévérer dans son être en tant qu'elle a les unes et aussi en tant qu'elle a les autres ; et cela (Prop. 8) pour une durée indéfinie. Puisque, d'ailleurs, l'Âme (Prop. 23, p. II), par les idées des affections du Corps, a nécessairement conscience d'elle-même, elle a (Prop. 7) conscience de son effort. C.Q.F.D.

SCOLIE

Cet effort, quand il se rapporte à l'Âme seule, est appelé Volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l'Âme et au Corps, est appelé Appétit ; l'appétit n'est par là rien d'autre que l'essence même de l'homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation ; et l'homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n'y a nulle différence entre l'Appétit et le Désir, sinon que le Désir se rapporte généralement aux hommes, en tant qu'ils ont conscience de leurs appétits et peut, pour cette raison, se définir ainsi : le Désir est l'Appétit avec conscience de lui-même. Il est donc établi par tout cela que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'appétons ni ne désirons aucune chose, parce que nous la jugeons bonne ; mais, au contraire, nous jugeons qu'une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons.

Le texte latin :

"Constat itaque ex his omnibus nihil nos conari, velle, appetere neque cupere quia id bonum esse judicamus sed contra nos propterea aliquid bonum esse judicare quia id conamur, volumus, appetimus atque cupimus."

3) Rappelons que le Livre I de la Critique de la Raison pure, après l'esthétique transcendantale qui fonde la condition de possibilité de la perception, fonde les conditions de possibilité du jugement avec l'Analytique transcendantales.

L'analytique des concepts dresse d’abord le tableau des catégories ou concepts de l'entendement pur. Il s’agit pour Kant des douze concepts a priori qui sont le fondement de toute connaissance scientifique. Cette liste est en outre, aux yeux de Kant, exhaustive.

Mais pour obtenir ce tableau, dit Kant, il faut avoir un fil directeur. C'est dans le tableau des jugements qu'il le trouve :

Table des jugements

Quantité Qualité Relation Modalité
Universels Affirmatifs Catégoriques Problématiques
Particuliers Négatifs Hypothétiques Assertoriques
Singuliers Indéfinis Disjonctifs Apodictiques

 

Table des catégories de l'entendement

Quantité Qualité Relation Modalité
Unité Réalité Substance - accident Possibilité - impossibilité
Pluralité Négation Cause - effet Existence - non-existence
Totalité Limitation Réciprocité Nécessité - contingence

 

 


 

 

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