palimpsesteConsidérations morales

 

Livre 1 : Sur la ligne Sortir Partager ensevelir rite albain Hestia ériger Babel Sinaï  

La tour de Babel

Le récit laisse à voir exactement les même traits caractéristiques de la crise que l'épisode du Veau d'or.

Il ne manque pas d'intérêt cependant parce qu'à première vue il est surprenant : effectivement que les hommes s'unissent et ne forment qu'un seul peuple n'est-ce pas une clause implicitement contenue dans la création monothéiste ? que les hommes érigent une tour allant au plus près vers le ciel, donc vers Dieu n'est-ce pas le culte qu'il est en droit d'attendre ?

Qu'il y ait dans ce récit une réponse divine à l'orgueil humain de se vouloir exhausser à son niveau est évident ; n'est pas le plus intéressant ici. Toutes les interprétations sont possibles jusqu'au diviser pour mieux régner où la langue joue le rôle de diviseur. Demeure néanmoins dans la réaction divine quelque chose de trop humain : la peur de se voir contester en sa prééminence.

11.1 Toute la terre avait une seule langue et les mêmes mots.
11.2 Comme ils étaient partis de l'orient, ils trouvèrent une plaine au pays de Schinear, et ils y habitèrent.
11.3 Ils se dirent l'un à l'autre: Allons! faisons des briques, et cuisons-les au feu. Et la brique leur servit de pierre, et le bitume leur servit de ciment.
11.4 Ils dirent encore: Allons! bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet touche au ciel, et faisons-nous un nom, afin que nous ne soyons pas dispersés sur la face de toute la terre.
11.5 L'Éternel descendit pour voir la ville et la tour que bâtissaient les fils des hommes.
11.6 Et l'Éternel dit: Voici, ils forment un seul peuple et ont tous une même langue, et c'est là ce qu'ils ont entrepris; maintenant rien ne les empêcherait de faire tout ce qu'ils auraient projeté.
11.7 Allons! descendons, et là confondons leur langage, afin qu'ils n'entendent plus la langue, les uns des autres.
11.8 Et l'Éternel les dispersa loin de là sur la face de toute la terre; et ils cessèrent de bâtir la ville.
11.9 C'est pourquoi on l'appela du nom de Babel, car c'est là que l'Éternel confondit le langage de toute la terre, et c'est de là que l'Éternel les dispersa sur la face de toute la terre. 1

Le commentaire qu'en fait Rachi est intéressant :

Et des paroles identiques (a‘hadim) Ils sont tous venus avec un même dessein et ils ont dit : « Dieu n’avait pas le droit de s’attribuer de manière exclusive le monde supérieur ! Montons au ciel et faisons-lui la guerre ! » Autre explication de l’expression « des paroles identiques (a‘hadim) » : des paroles s’adressant à l’Unique (è’had). Autre explication de l’expression « des paroles identiques (a‘hadim) » : Ils ont dit : « Le monde subit un cataclysme, comme cela a été la cas lors du déluge, une fois (è’had) tous les mille six cent cinquante-six ans. Nous allons donc nous construire des remparts pour soutenir le firmament ! » (Beréchith raba 38, 6).

La tour est un acte de guerre contre Dieu, illustrant le point commun de tous les mythes fondateurs : le mouvement du bas vers le haut est toujours un mouvement négatif, destructeur, violent quand seul le mouvement du haut vers le bas est positif. Le grec dit pour cela κατα que l'on retrouve précisément dans καταβολη κοσμου - la fondation du monde - qu'évoque Jean. La distribution est classique ; logique : le long de la ligne, en haut la puissance et l'être ; en bas, faiblesse, fragilité et devenir. C'est une des règles morales les plus classiques : rester humble, ne pas sortir de sa condition faute au mieux du snobisme, au pire du blasphème. La ligne de partage est infranchissable mais celle-ci contrairement au pomerium est verticale. Elle décrit un parcours unilatéral : Dieu peut descendre ; l'homme ne peut monter. Tout se passe comme si l'expulsion du paradis, la chute disposait d'un aller sans retour, creusait désormais une distance infranchissable entre le divin et sa création que l'impossibilité de voir et l'interdiction de nommer Dieu illustreront parfaitement.

Mais en même temps la réponse divine fait écho à celle des hommes : le Allons de 11.7 répond à celui de 11.3. Comme si la dispersion devait être la seule réponse possible à la volonté commune de bâtir alors même que l'union, l'entente demeurent quand même le seul signe positif possible face à la violence proscrite ou que l'humanité ne parvînt - difficilement - à s'unir que contre quelque chose, en l'occurence Dieu. Ou, encore, que le récit traçât la ligne effectivement infranchissable qui sépare l'union, souhaitable, de l'unité, proscrite. Ou qu'enfin, l'union ne fût souhaitable que sur la ligne horizontale quand elle serait proscrite sur la ligne verticale.

 

La tour n'est jamais que la seconde rébellion de l'homme contre son Dieu appelant réponse après celle du Déluge.

5 L'Éternel vit que les méfaits de l'homme se multipliaient sur la terre, et que le produit des pensées de son cœur était uniquement, constamment mauvais; 6 et l'Éternel regretta d'avoir créé l'homme sur la terre, et il s'affligea en lui-même. 7 (Gn, 6,5-7)

La réponse ici est claire : la destruction non sans pourtant laisser quelque interstice à l'espérance et à l'avenir : l'arche ; elle le sera beaucoup moins après Babel où en lieu de destruction il n'y aura que dispersion.

On remarquera cependant que :

- la Création pour divine qu'elle soit ne va jamais sans ratés et procède souvent en deux temps à l'instar des deux récits de la Genèse qui s'entremêlent. A l'instar aussi de l'Alliance mosaïque qui nécessitera après l'épisode du Veau d'Or, une reformulation du décalogie sans qu'on puisse savoir avec certitude si la seconde est identique à la première.

- Dieu y apparait souvent étrangement humain tant dans ses colères que dans ses hésitations. Jaloux, disent les textes, exigeant l'exclusivité, certes, mais en même temps destructeur et protecteur.

- le mal se conjugue toujours en terme d'écart avec Dieu, ou, en tout cas, avec le chemin tracé par lui. Il est digression, divagation à quoi tente de répondre selon les cas destruction mais toujours Alliance

Ce qui ne laisse pas de surprendre dans l'épisode de la Tour de Babel est le rôle qui tient le langage : on a ici, mythique sans doute, un moment de communication parfait où, les hommes parlant le même langage s'entendent en conséquence parfaitement. Moment de l'accomplissement, de l'entente et de l'unité qui au lieu d'être pris en mauvaise part, semblerait dans un premier temps être plutôt considéré comme une absolue réussite. Réussite que souligne le texte qui, évoquant la construction de la Tour ne laisse apparaître aucun obstacle, aucune difficulté. Il suffit qu'ils disent allons pour que la chose se fasse sans anicroche. Le moment de la communication accomplie est en même temps celui de son écrasement.

D'où l'on peut tirer une série de leçons qui engagent notre propos :

Leçon politique

Dans la tradition biblique, il ne peut être qu'un seul fondateur : Dieu. Toute fondation humaine ne saurait être qu'une réplique c'est-à-dire une conséquence, un écho lointain de la création initiale. Avec une fausse alternative : ou bien cette fondation se fait dans l'ordre même de la Volonté divine, concédée en quelque sorte, qui porterait ainsi la marque de l'Alliance et sonnerait en accord avec le Fiat Lux originaire, ou bien au contraire, en imitation mais donc en opposition avec la volonté divine et donc conçue comme un acte de guerre.

Sur la ligne horizontale, la chose semble simple : la construction de la cité est le moyen qu'on se donne pour se protéger des intempéries : fait historique par excellence, fait de culture autant que de mythe, elle renvoie à l'une de deux négations qui caractérisent l'humain selon Bataille : celle du donné naturel à quoi il substitue un monde humain. Passer de la survie à la vie, gommer les aspérités de l'environnement, passe à la fois par l'édifice d'un espace protégé et par l'union des fondateurs. Exister, c'est avoir une terre à soi, la cultiver et y faire paître son troupeau. Il n'est pas d'errant qui ne cherche d'abord à se dénicher cette terre quitte à la subtiliser à l'autre : de Romulus qui ne fait que prolonger l'effort d'Enée à Moïse qui se voit promettre une Terre, c'est le même mouvement. Il est politique.

Constitution d'un espace social autant que d'un peuple, il est ce moment où l'on passe de la multiplicité confuse, de la foule ou de la masse à la collectivité ou si l'on préfère à la société. Or, il n'est pas de société sans loi, ni sans un quelconque point commun que l'on partage et considère le plus souvent comme sacré. La constitution d'une société passe ainsi par celle d'un invariant commun, d'un x, peut-être effectivement quelconque comme le dirait Girard, d'un joker comme l'affirme Serres, en quoi chacun peut se reconnaître et qui permet à chacun à la fois de se sentir membre du tout en ne cédant néanmoins rien de son individualité propre. Etre à la fois soi et membre du tout, jouer en même temps sur l'appartenance et sur sa propre spécificité, tel est le secret du collectif qui suppose un jeu habile entre le même et le différent. Ce joker est ce qui permet de penser autant que de se penser - une abstraction sans doute, une valeur ou une figure ; un dieu, une idole qui seraient autant de représentations de la terre commune que l'on partage. La terre où l’on va faire paître son troupeau (νεμοσ ) c’est celle que l’on partage, que l’on distribue (νεμο) et, selon la pratique des peuples de bergers, c’est posséder une terre que d’y faire paître son troupeau. Cette portion de terre dont on prend possession νομοσ est précisément ce qui confère l’autonomie, le droit de se gérer d’après ses propres lois αυτονομια. Il y a donc bien continuité entre l’analyse et l’autonomie, celle-ci résultant de celle-là !

De la nécessité d'un élément blanc

Platon semble hésiter entre sa République et le Politique : si manifestement il voit les sociétés naître du besoin, il sent bien que la dépendance que la division sociale du travail crée entre chacun ne sera pas suffisante pour assurer durablement - en tout cas sans heurts - la cohésion sociale

il y a, selon moi, naissance de société du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d’un grand nombre de gens. Penses-tu qu’il y ait quelque autre principe de la fondation d’un groupe social ? – Pas d’autre, fit-il. – S’il en est donc ainsi, un homme s’adjoignant un autre en raison du besoin qu’il a d’une chose, un second en raison du besoin d’une autre ; une telle multiplicité de besoins amenant à s’assembler sur un même lieu d’habitation une telle multiplicité d’hommes qui vivent en communauté et entraide, c’est pour cette façon d’habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique ; n’est-ce pas vrai ? –
Platon, La République, livre II, 369b-c.

D'où la nécessité d'une classe politique, formée à cet effet, nantie de la connaissance et de la sagesse idoine.

L'échange est ainsi nécessaire, sans doute s'éploie-t-il aux fondations, dans les soubassements de la cité ; ce qui est caché, ce qui est tu, non pas tant volontairement ou que ce fût vulgaire, honteux ou même simplement trivial, non ! simplement parce que le principe, hors-jeu, n'entre jamais dans l'espace qu'il règle ; qu'il n'est pas quelque chose, mais une relation, un processus - où ce qui s'échange importe moins que le fait lui-même de l'échange : un quasi-objet.

Il n'est pas de système qui se tienne qui n'implique un liant ; qui ne comporte un médiat par où transitent ses éléments ; qui ne porte l'accointance par où chacun se rejoint ou se retrouve telle l'imbrication des deux morceaux de bois qui, séparés forment symbole, mais réunis se jettent. Nous l'avons déjà écrit *, le symbole toujours nous ramène aux fondations.

Penser le multiple

Observons simplement comment fonctionne la démarche rationnelle quand elle a affaire au complexe ou au multiple : elle ramène au simple (Descartes) ; elle ramène au même, à l'aune .La mathesis universalis ! Ce que disait bien Meyerson :

Nous savons que la raison ne procède que d’identité en identité, elle ne peut donc tirer d’elle-même la diversité de la nature... Contrairement au postulat de Spinoza, l’ordre de la nature ne saurait être entièrement conforme à celui de la pensée. S’il l’était, c’est qu’il y aurait identité complète dans le temps et dans l’espace, c'est-à-dire que la nature n’existerait pas. En d’autres termes, l’existence même de la nature est la preuve péremptoire qu’elle ne peut être entièrement intelligible 1

Sans conteste, c'est Kant qui a raison : nous ne saisissons jamais la chose en soi condamnés que nous sommes de la crypter au moins autant que de la coder, c'est-à-dire de la cacher au moins autant que de la traduire dans les schémas soit de notre raison, soit de notre sensibilité. Autant dire que le multiple nous échappe, qu'il fuit de partout ... comme le furet, comme l'argent. C'est qu'ils ont partie liée. Entre moi et la chose, un fossé immense, infranchissable, que le furet franchit nonobstant. Je ne suis jamais seul face à l'objet ou, plus exactement, le rapport que j'entretiens avec l'objet, je ne suis jamais seul à l'entretenir. Tout en moi, perception, connaissance, désir ou crainte, participe d'un environnement social, culturel, politique dont je ne puis faire abstraction. Nous avons appris à penser avec la dialectique, avec cette fabuleuse dynamique où nous croyions que le sujet se constituait dans le face à face avec l'objet, dans cette étonnante spirale d'affirmation et de négation où chacun, tour à tour, perdait puis gagnait puis perdait derechef, où se révélait à la fin, dans cette odyssée de l'esprit qu'Hegel se surprenait d'écrire, que les deux, sans pouvoir s'épuiser jamais, se tiendraient adossés à jamais.

Sauf que : ce vis-à-vis de l'un et de l'autre n'a jamais lieu dans un hâvre solitaire, mais, toujours sur la place publique, au sein de la multitude. Parce que, d'une part, le sujet, on vient de le dire, est traversé en son entendement même par l'environnement où il se meut ; que, d'autre part, l'objet se constitue dans la relation sociale. Il n'y a pas d'objet en soi : il n'y a, dirait Marx, que des marchandises ; ou, si l'on préfère, des enjeux concurrentiels, des fétiches pour cristalliser le désir, la gloire ou la soumission, des marchandises dans l'échange commercial ; mais d'objet brut, jamais ! Pas plus qu'il n'est de sujet sans objet en vis à vis, il ne saurait y avoir d'objet brut, monolithique.

Mais pour que le collectif prenne sens et s'organise, pour qu'il cesse d'être multiplicités éparses, brouillonne et bruyante, pour que la foule se forme en cité et la masse en société, encore faut-il que circule en son sein un objet, qui fasse le lien, qui symbolise le lien qui assure la médiation. Girard nous a appris que ce pouvait être n'importe lequel et qu'il pouvait être choisi au hasard ; qu'importait peu sa valeur ou sa signification parce qu'il était destiné à les revêtir toutes.

Ce qu'on peut appeler un joker ! ce que la mathématique nomme l'inconnue : x !

Il faut dire que sans cet x nulle multiplicité ne serait pensable. C'est qu'à mesure que les systèmes se complexifient, à mesure que croît le nombre d'éléments qui la composent, croissent aussi leurs relations, leurs combinaisons, leurs enjeux.

Voici Babel, où la communication qu'autorise la proximité est aussitôt couverte par le brouhaha de la multitude bariolée. Et surabondent les blocages, les parasitages. L'entropie !

Non décidément, pour qu'un système puisse corectement fonctionner dans sa complexité sans écraser la multiplicité qui la constitue, pour qu'une société puisse se former sans n'y plus laisser les diversités centrifuges l'emporter que les uniformisations centripètes, il n'y a finalement que deux solutions.

En réalité, qu'une !

- ou bien l'on imagine, avec Leibniz, un modèle où les relations seraient réduites au strict minimum - principe de raison suffisante exige - et où la viscosité du système serait garantie par un principe centralisateur. C'est bien le cas de la Monadologie où chaque atome, monade sans porte ni fenêtre, n'entretient aucune relation avec les autres mais seulement avec Dieu, dès lors garant de l'harmonie préétablie. Système parfait, hypercentralisé, où l'on peut reconnaître certains de nos modèles politiques d'ailleurs ; système en réalité qui ne parvient jamais à empêcher tout à fait que resurgissent à la marge ou au centre, des voix discordantes, du bruit, qu'il n'aura pas d'autre choix que de faire taire. Leibniz avait inventé un principe d'ordre : il l'a appelé Dieu ; il eût pu l'appeler l'Etat - au sens où Louis XIV pouvait affirmer que l'Etat c'est moi ! - la Loi, ou le Roi.

- ou bien, au contraire, laisser circuler des jokers au sein de ces multiplicités toujours grouillantes, dont le mouvement brownien peut laisser accroire une certaine cohérence. C'est que le joker n'a pas de valeur, de les pouvoir prendre toutes ; n'est pas tant neutre qu'ambivalent ; n'est pas tant indéterminé qu'indéfiniment déterminable. Et c'est, justement, parce qu'il n'est pas cernable, ni plus définissable que réellement concevable, qu'il parvient à araser les aspérités, adoucir les querelles et réintroduire du chant où il n'était que bruit. Du joker on peut tout dire, avec le joker on peut tout faire ! Ce qui déterminera le joker, ce ne sera jamais lui-même qui est un objet blanc, mais le mileu, l'enjeu où il est objet.

Même s'il n'est pas le seul, l'argent est un joker de ce type. Or, si effectivement il ne parvient plus à remplir son rôle c'est qu'il aura cessé d'être un joker.

De la crise ou comment l'élément blanc
soudain se fit boîte noire

Il ne peut exister de collectif humain sans objet. Il n'y a pas d'objet sans collectif. Il n'y a pas de collectif sans objet. L'animal politique est une fiction 2

On peut envisager, pour le comprendre trois modèles, trois histoires. Car, à l'intersection de la métaphysique, de la sociologie et de l'épistémologie, la circulation de cet élément indéterminé connaît ça et là des crises où subitement plus rien ne s'échange, plus rien ne circule et, alors, tout d'un seul bloc, c'est à la fois le collectif qui s'effondre en masse informe et hurlante, le pouvoir qui vacille et le sacré qui se dérobe.

Des exemples aussi sots que la panique ou le fou-rire peuvent nous aider à le comprendre qui ne nous offrent cependant qu'une partie des clés. Certes, une société est la réunion d'individus aux différences marquées - et qui le demeurent - liés par des intérêts, une histoire ou un projet commun, quand au contraire la masse serait plutôtl'effondrement de ces différences, produisant le paroxysme illusoire de la compassion mais certainement pas celui de la communication.

Certes, on sait que le processus qui mène à cet écrasement de l'individu passe par l'isolement (Verlassenheit) que les mille et uns subterfuges d'un pouvoir totalitaire peuvent parfaitement mettre en oeuvre mais on sait aussi qu'un tel isolement ne saurait se produire sans qu'en même temps - ce que Arendt nomme désolation - soit rompu aussi le lien qu'en tant qu'individu l'on entretient avec le monde. La masse, selon Arendt, ne peut exister que si sont détruites autant la sphère publique, politique que privée.

Ceci nous le savons et pouvons même tenter de théoriser la folie des masses que ceci, inévitablement, promeut. Ce qu'en revanche nous savons mal, parce qu'en réalité nous observons toujours le phénomène du côté du sujet et pas de l'objet, que nous scrutons le désastre psychologique, intellectuel et moral que vit l'individu enserré dans la masse, mais que nous ne regardons, presque, jamais, ce qui se passe du côté de l'objet, du côté de cette multiplicité brute, ce que nous ne savons pas, que nous n'essayons de comprendre, c'est pourquoi subitement plus rien ne passe, ne circule ; pourquoi subitement, le furet a disparu.

Si nous ne nous trompons pas en supposant avec Serres qu'il n'y a pas de collectif sans objet - ni d'ailleurs d'objet sans collectif, si nous approchons du noeud du problème en supposant ainsi que toute crise du collectif doive toujours se traduire, non pas s'expliquer mais se repérer au moins par une crise de cet objet blanc qu'est le joker, alors effectivement c'est cet objet qu'il faut scruter, cet objet blanc qui subitement devient noir ; ce trou - noir - qui dès lors n'assure plus le lien mais au contraire le rend impossible.

Si nous ne nous trompons pas en supposant que ces moments sont toujours radicaux, parce que de fondation, alors c'est bien du côté des récits des fondateurs qu'il faut aller chercher.

Or, si dans les récits de fondation nombreux sont ceux qui narrent les relations complexes, difficiles, entre homme et dieu, plus nombreux encore ceux qui décrivent les violentes relations que les hommes entretiennent entre eux, qui tous pourraient se contenter d'une lecture girardienne, beaucoup moins nombreux sont ceux qui décrivent ces moments originaires, entremêlant public et privé, physique et métaphysique, où se voit l'objet circulant ... qui brusquement ne circule plus !

L'un est le récit biblique de la Tour de Babel, avec en contre-point son antithèse réussie - le récit de la Pentecôte c'est-à-dire la descente de l'esprit saint sur les apôtres ; l'autre est le récit de la mort de Romulus dans sa double version de Tite-Live et de Plutarque.

 

Retour à Babel

On remarquera ainsi ce même mouvement du haut vers le bas qui semble bien être le marqueur de la crise. L'élément blanc, qui au fond, est le cryptogramme du système - au même titre que nous avions écrit que l'argent était le langage de la société - ne peut faire office que s'il est indéterminé et circule relayé par un élément qui s'adresse à tous mais lui parfaitement identifié ; alors qu'on a ici exactement le contraire : la tour est une boite noire, qui non seulement ne peut circuler mais vise exclusivement à la sortie hors du système; cette tour est la négation de la multitude qui ne vise pas favoriser les relations en en émoussant les anicroches mais au contraire à établir une relation univoque, avec un seul destinaire : Dieu.

Cette tour en réalité n'a pas de sens politique : elle est même la faute politique par excellence. Elle ne rassemble pas une multitude en collectivité en lui donnant un objet commun, elle écrase au contraire toute différence en une totalité qui n'a d'autre objectif - extérieur à elle-même - que de prendre la place du divin. Quand même la tour eût-elle réussi à atteindre le ciel, et se prémunir des déluges et autres affres de la nature, de toute façon elle se fût écrasée sur elle-même à la fin : l'objectif atteint plus rien ne l'eût soutenue ni justifiée. Dieu une fois mis au pas, l'espace céleste une fois conquis, ne demeurerait que la parole unique, sans objet mais sans différence aussi : un cri ; d'effroi sans doute !

Car telle est bien la première grande leçon à tirer du récit babélien : l'éloge implicite de la diversité, de la multiplicité, de la différence posant en préalable qu'il ne peut y avoir de relation qu'avec l'autre ; jamais avec le même. La destruction de la tour est lutte contre l'entropie et nous savons tous que, la langue portant en elle une métaphysique implicite, l'existence même d'une langue unique équivaudrait à l'implosion même de la relation. Rien dans cette tour ne se peut entendre, non qu'il y ait ce coup-ci un quelconque bruit de fond, mais qu'au contraire il n'y ait pas de bruit du tout. Nous sommes ici à l'exact inverse de la Monadologie de Leibniz. Lui avait cru nettoyer son système de tout parasite en centralisant toutes les relations avec Dieu comme seul ordonnateur ; les monades, sans porte ni fenêtre, ne communiquaient pas entre elles mais seulement avec Dieu, ce qui seul pouvait assurer l'harmonie préétablie, selon une règle qui allait bien du haut vers le bas. Mais ici il n'y a plus qu'une seule monade, qu'une seule relation ... et le système ne peut manquer de s'écrouler faute de collectif.

L'histoire pourra reprendre exactement au moment où derechef l'objet blanc circulera : Dieu essaime l'humain aux quatre vents, disperse l'humanité en autant de parcelles désormais différenciées qui dès lors circulent, s'échangent ; à la fois s'équivalent et ne s'équivalent pas ; s'entendent et ne se comprennent pas ... bref font à nouveau corps multiple, collectivité. Le joker ici, l'élément blanc reparaît qui peut circuler dès lors que la boîte noire a été détruite. Il ne peut y avoir un seul corps ou une seule monade face à Dieu ! Arendt n'aura pas dit autre chose : le réel ramené à une totalité c'est l'isolement, le déchirement d'avec l'autre, d'avec le monde, d'avec l'oeuvre. Nous aurons à nous en souvenir nous qui cherchons les ingrédients qui bloquent le système : ce sont les mêmes que ceux qui biffent l'histoire. La monomanie reste le discours du mégalomane

Leçon métaphysique et morale

Mais si le récit semble assez aisément interprétable sur la ligne horizontale, il en va autrement sur la ligne verticale qui engage, elle, les relations de l'homme au divin. Ei s'il est un point de vue où l'opposition entre une ligne descendante ou montante revêt une importance cruciale c'est bien ici.

C'est A Neher, on le sait, qui produisit certainement une des meilleures analyses du prophétisme où il distingua quatre facettes : magique, social-revendicatif, mystique, apocalyptique ou messianique.

On peut, assurément tenter de mener une lecture historique, anthropologique, théologique ou philosophique qui finiront bien, je le crois, par revenir au même.

Il n'est à cet égard pas faux de dire que

le monothéisme pose le dieu exclusif et non le dieu unique (Lambert p 9)

et que la rupture se fait assurément plus du côté du créationnisme que du monothéisme proprement dit. Un ou plusieurs les dieux sourdaient de la terre qu'ils protégeaient en échange des sacrifices et des honneurs qu'on leur rendait. Mais dès lors que ce dieu est créateur la donne est invariablement bouleversée qui lui donne une évidente prééminence que sa transcendance met en éclat.

Qui pose deux problèmes :

- comment l'homme peut-il s'affirmer et se développer sans qu'immédiatement ceci n'apparaisse comme une offense voire une guerre ouverte contre Dieu ?

- comment la nécessaire soumission que son statut de créature implique peut-il se concilier avec le libre arbitre accordé à l'homme ?

Surtout avec le christianisme, c'est le péché originel qui règlera la question en la faisant pencher du côté de la soumission et de la culpabilité. Certes, l'alliance, après la faute, résonne souvent comme un pardon consenti mais il tient de la miséricorde et n'a rien de nécessaire. L'alliance n'est pas un contrat comme les autres où chaque partie cèderait quelque chose à l'autre et y gagnerait en contrepartie quelque chose : Dieu n'a rien à y gagner ; l'homme tout. 3 Elle offre à l'oeuvre humaine une finalité - ad majorem gloriam dei - en même temps qu'une limite étroitement circonscrite - elle demeure à jamais une oeuvre temporelle.

La relation entre l'homme est son Dieu est inéluctablement une relation entre deux êtres qui ne s'équivalent pas et même si l'offre est à de multipes reprises réitérée d'un chemin possible vers la sagesse, il ne peut l'être que dans les limites définies par Dieu et dans l'obéissance stricte à ces préceptes. L'histoire humano-divine, qui a effectivement un sens, et peut ainsi apparaître comme une préfiguration de la philosophie de l'histoire d'un Hegel, qui va de la Création au Jugement en passant par deux Alliances succédant à d'autant de crises ou rébellions, cette histoire retrouve, presque avec le même sens, l'identique leçon grecque de l'ὕϐρις. Ce n'est sans doute pas tout à fait un hasard que l'insistance se fasse si forte à rappeler tant par l'étymologie que par le mythe combien le nom d'homme est celui de la terre, de la glaise. Adam - אדמה - dit la terre comme humus d'où nous tirons tant humilité qu'homme. Est-ce un hasard que dans la fresque de Michel-Ange l'acte pur et la dynamique soit tout entière dans le mouvement du doigt divin quand la position lascive d'Adam révèle une matière encore inanimée qui ne peut recevoir d'elle-même la vie ?

Car elle est bien ici la différence : les dieux agraires sourdaient de la terre en la protégeant et lui donnant son identité ; ici ce n'est pas dieu mais l'homme qui procède de la terre. Que toutes les formes de culture dont notamment la ville, soient une manière de recouvrir cette terre et de faire oublier la modeste origine, que la méfiance classique dans le monde chrétien, pour la ville entendue comme lieu de perdition et de perversion s'en déduise assez bien, que la dialectique nature/culture soit la forme que revêt l'histoire humaine cherchant sans arrêt à couvrir la terre d'un espace humain qui lui ressemblât; que ce faisant l'homme y formule sa seconde négation ; oui tout cela contribue à poser la légitime question qui est au centre de la fondation : le statut du négatif.

Rachi l'avait vu qui y consacre quelques lignes en commentaire du texte sur Babel :

Quel a été le plus grave péché, celui de la génération du déluge ou celui de la génération de la tour de Bavel ? Les premiers n’avaient pas récusé le principe de l’existence de Dieu, les seconds l’ont récusé en entrant en guerre contre Lui. Et pourtant les premiers ont été anéantis, alors que les seconds ne l’ont pas été ! C’est parce que la génération du déluge pratiquait le vol et se livrait à des violences, d’où sa destruction, alors que celle de la tour pratiquait l’amour et la fraternité, ainsi qu’il est écrit : « une seule langue et des paroles identiques » (verset 1). On peut en déduire que la division est haïssable et que la paix est la valeur suprême (Beréchith raba 38, 6).

Voici effectivement la double leçon à tirer du récit de Babel : l'humilité d'un côté, sur la ligne verticale ; l'interdit de la violence et donc la solidarité de l'autre, sur la ligne horizontale.

Il n'empêche que deux lectures sont assurément possibles ici : soit l'on admet une relation dialectique en conférant au négatif un statut d'accoucheur des âmes et force est de constater que les récits bibliques sont infestés de violence, d'holocaustes et de meurtres ; soit on fait de l'interdit de la violence le principe fondateur de toute morale et force est alors de constater qu'avec le principe de solidarité ainsi exhaussé c'est à partir de l'objet, du massif - sens premier- qu'il faut repenser la morale. Ces deux lectures courent ensemble toute l'histoire de la morale et toute la question demeure effectivement de la validité de la dialectique en cette affaire : que l'on accorde un statut au négatif et la question de la violence sera celle de sa canalisation, et, en réalité, de sa double prise en charge par le politique et par le religieux ; qu'au contraire l'on récuse toute valeur au négatif et alors non seulement ce sont nos schémas dialectiques qui s'effondrent et la nécessité de se donner une autre grille de lecture. On aura jusqu'ici cherché le fondement de la valeur soit dans le sujet soit dans l'objet : sans doute réside-t-elle plutôt dans la relation que celui-ci entretient avec celui-là, ce pourquoi nous envisagerons plutôt une lecture systémique de la valeur.

Nous voici armés pour comprendre le moment où le collectif prend corps quand, résolument, il s'agit d'un corps politique. L'ironie voudra que ce moment, où enfin circule le joker soit aussi celui de la mort du fondateur. 4

 


1) voir Gn, 11,1-9

2) Michel Serres, Rome Le livre des fondations, p 132

3) lire ce texte de J Ratzinger

4) ce sera l'objet du livre II que d'aborder la lecture dialectique et donc la question de la violence. L'objet du livre III que d'en proposer une approche systémique