μεταφυσικά
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Non ! une boucle !

Penser la relation en boucle, revient à adopter les prémisses de la démarche complexe : admettre ainsi que le réel ne se résume pas à l'intrication de chaînes causales et admettre aussi que le sujet qui tente de les saisir ne saurait rester indifférent à ce qu'il observe, et ce d'autant moins qu'il fait partie intégrante des chaînes qu'il décrypte. Rien n'est, à cet égard, plus illusoire que les expressions sujet/objet en ce qu'elles laisseraient entendre que le sujet se tiendrait à distance de ce qu'il observe, extérieur et étranger à lui ; un extérieur qui se poserait dans une posture antagoniste (ob) quand lui, au contraire, se soumettrait (sub), le condamnant, lui qui est nié par le réel, à nier ce dernier à son tour, le réduisant au statut de chose inerte, toute disposée à être à la fois saisie et manipulée.

Assurément, le sujet se transforme au moins autant dans l'acte de la connaissance qu'il ne transforme ce qu'il saisit. C'est le premier temps de l'hypothèse : l'effet rejaillit sur la cause, se fait cause de la cause, et la cause elle-même se fait effet de son effet. C'est ici le premier terme de l'hypothèse : non seulement le sujet en s'érigeant en conscience s'éloigne quand il croit se rapprocher, mais n'aura plus de cesse de parcourir ce chemin à rebours - n'est-ce pas après tout ce que la tradition nomme sagesse ? ce point par où la connaissance cesse d'être une besace dans quoi l'on puiserait des outils prêts à l'emploi mais le truchement d'une édification spirituelle. En se faisant sujet connaissant, le sujet n'est plus tout à fait le même. Mais le monde non plus ! Bien entendu, pour ne prendre que cette conséquence triviale, la connaissance dispose du réel comme d'un espace à investir, et en s'offrant une saisie de plus en plus précise de l'objet, le transforme aisément en une marchandise que ses pratiques de plus en plus efficaces mettront à sa disposition. Sans nécessairement sombrer dans l'utilitarisme le plus étriqué, comment ne pas voir que sous le voir pour savoir, savoir pour prévoir, prévoir pour agir de Comte se révèle, dès l'origine, la présence de la technique dans l'acte même de la connaissance tant et si bien qu'il devient quelque peu abusif, en tout cas naïf, de vouloir continuer à opposer, terme à terme, pensée et action ? Oui, sous la lumière de la connaissance, le monde lui aussi change.

Mais le mouvement ne s'en achève pas ici pour autant : c'est le second terme de l'hypothèse de la boucle de rétro-action. On pourrait y voir la configuration d'une relation dialectique - c'est après tout ce que pose Marx : un vis-à-vis par quoi l'homme historiquement se construit dans son opposition à la nature - ce qui revient en réalité à la déconstruction de la nature. Marx avait affirmé que le vrai moteur de l'histoire était la lutte des classes ; Engels ne pouvait pas ne pas se poser la question de ce qu'il adviendrait, avec l'instauration du communisme et la fin de la lutte des classes, de cette histoire désormais sans moteur : c'était oublier que sur fond des rapports sociaux dialectiques, continuait à oeuvrer un autre rapport dialectique qui engageait le rapport homme/nature. Second terme historique aussi, puisqu'il traduit ce moment, à partir du XVe siècle, où l'homme disposant de suffisamment de connaissances et d'outils pour y parvenir, transforme la nature pour en faire un espace où manifester sa puissance et son action. Moment destructeur d'un antique équilibre, où l'affirmation de la prééminence de l'homme se solde invariablement par la réduction du monde - sa réification. Avec l'homme triomphant on entre résolument dans l'histoire mais c'est celle des antagonismes et d'un prodigieux excamotage par où la nature disparaît et ne demeure plus que l'espace fermé d'une humanité autiste ivre de ses conflits.

Non, décidément penser ne saurait être anodin ni d'ailleurs être opposé à l'action : penser c'est déjà agir ; n'est qu'une des modalités possibles de l'action. Penser c'est entretenir une relation avec le monde et c'est ici que tout se joue.

C'est le troisième terme de notre hypothèse :

Dans le livre VI de son Ethique à Nicomaque, Aristote distingue cinq modalités * de la présence humaine au monde :

Admettons que les états par lesquels l’âme énonce ce qui est vrai sous une forme affirmative ou négative sont au nombre de cinq **: ce sont l’art, la science, la prudence, la sagesse et la raison intuitive, car par le jugement et l’opinion il peut arriver que nous soyons induits en erreur. 2

Première surprise, mais c'est pourtant le propre de l'approche grecque, Aristote met au même niveau du dire vrai à la fois la connaissance et l'action que toute la tradition scholastique nous avait appris à distinguer sinon à opposer. Manquait résolument à notre boucle le troisième terme qui lui donnât sa dimension dialogique : Qu'est-ce qu'être sinon agir dont la pensée fait partie intégrante ? Qu'est-ce qu'agir sinon manifester son être tel que déterminé par la pensée ? Qu'est-ce que penser sinon être en tant que substance agissante ?

Le comprendre c'est ce rappeler que la πρᾶξις, d'abord c'est l'action. Pour Aristote, elle n'a pas de fin extérieure, elle n'est pas séparable de l'action : autrement dit sa finalité est le bien agir. Au contraire de la ποίησις, qui a pour finalité la production, d'un bien ou d'un service, qui a donc une finalité extérieure à l'action elle-même, la πρᾶξις vise finalement le bien, l'accomplissement de soi. Agir pour agir, c'est, pour autant que la volonté ne peut être mue que par le bien, revient à se réaliser, c'est-à-dire à être pleinement. A réaliser, en acte, ce que l'on est en puissance, virtuellement. Etre, c'est penser parce que être, c'est agir, tout comme penser c'est agir.

La τέχνη quant à elle est un savoir-faire : savoir intermédiaire parce qu'il vise une finalité extérieure mais surtout parce qu'il engage le singulier et pas l'universel, elle est néanmoins un savoir, acquis par l'expérience, l'usage et l'apprentissage ; elle vise l'utilité et l'agrément.

Pour une culture comme la nôtre qui, sous l'influence notamment de la scholastique médiévale, mais de l'impératif chrétien de manière plus générale, aura soigneusement distingué action et contemplation en privilégiant soigneusement celle-ci par rapport à celle-là, pour une période comme la nôtre qui, en contre sens, se sera attachée à privilégier celle-là en l'érigeant en unique criterium de ce qui devait s'enseigner, transmettre et régir les codes sociaux, une telle classification peut assurément sembler étrange. Pourtant, à plus d'un titre elle correspond à l'expérience immédiate.

Aporie

Nous nous étions promis, non sans quelque forfanterie avouée, de tenter le chemin de la métaphysique en empruntant le moins possible à son passé surchargé, à sa protubérante biblioyhèque. On devine ici combien ceci est difficile comme si les marqueurs de l'Antiquité étaient trop incrustés et les grandes figures (Platon, Aristote en tout cas) trop pesantes pour qu'on puisse aisément les esquiver.

Et pourtant !

Même si se poser la question de l'être semble nous éloigner au plus loin des préoccupations urilitaires de la modernité ; quand même il peut sembler que l'antiquité grecque eût toujours déjà posé les termes du problème que l'on eût alors qu'à repenser et adapter à la modernité ou même seulement à corriger ça et là, il semble bien qu'elle demeure au coeur de l'expérience immédiate de nos existences.

Revenons-y !

Celui qui est, parce qu'il pense, ne saurait entretenir avec le monde un rapport ni simple ni immédiat. Parce qu'en outre, il est une conscience qui se construit et que de l'enfance à l'âge adulte, il passe par des phases où il est comme contraint de se forger une place et donc de répondre à la question du sens de l'être, au moins pour lui-même, à défaut de le vouloir/pouvoir pour tous ; mais qu'enfin faire mine de ne pas se poser la question revient nonobstant à donner une réponse implicite, il faut bien admettre que l'homme est un être métaphysique même s'il fait mine de le réprouver ou de l'oublier au gré de ses pérégrinations utilitaires, de ses contraintes sociales.

L'enfant qui pose des questions à ses parents et qui cherche parfois seulement le nom des choses subodorant qu'avoir le nom des choses c'est déjà les connaître et pouvoir avoir prise sur elles ; l'enfant - toujours lui - qui dit non et tente par ce truchement de s'affirmer c'est-à-dire de se réaliser, que dit-il d'autre, que fait-il d'autre sinon prendre conscience qu'il n'est pas un être plein, qu'il n'est pas pleinement être mais qu'il y a, devant lui, sinon des modèles en tout cas des exemplaires d'êtres plus accomplis que lui.

M Conche dans sa métaphysique, cite Montaigne et son étonnement devant l'outrecuidance que nous avons à nous proclamer être :

Pourquoy prenons nous titre d'estre, de cet instant qui n'est qu'une eloise dans le cours infini d'une nuict éternelle ? 3

Il y aurait donc, d'emblée, comme une forfanterie ou une mégalomanie, c'est selon, à se sentir moindre être mais se proclamer néanmoins être ? N'est-ce pas cette rébellion initiale qui constitue l'acte de naissance de l'homme et de la métaphysique elle-même, de l'homme en tant qu'être métaphysique ?

Littéralement, la métaphysique est une transgression. Celle d'un homme qui se refuse à n'être qu'illusion ou apparence. J'en vois l'expression à la fois dans ce que G Bataille nommait la double négation - qui produira à la fois sciences et techniques mais aussi éducation, morale - mais surtout d'abord dans cette excès de puissance de la volonté sur la raison où Descartes vit l'origine de l'erreur. Mais, ici encore, selon que l'on fasse pencher le fléau plutôt du côté de l'être ou de la pensée, plutôt du côté de la nature ou bien du sujet, on n'obtiendra ni le même parcours ni la même doctrine.

Néanmoins, je vois dans ce moment empreint à la fois d'orgueil et d'humilité, la source de tous les parcours métaphysiques possibles, de celui presque trivial de l'enfant qui s'interroge, de celui pénible de l'adolescent qui se révolte, de celui éclairant du philosophe qui cherche. Parcours de tous les dangers qui pousse à exhausser le sujet jusqu'à la tyrannie, à l'enfermer dans un autisme échevelé qui lui fera perdre le sens du réel quoique sous les formes si aimables de l'humanisme ; ou bien au contraire, à moins que ce ne revienne finalement au même, jusqu'à le rabaisser à l'ultime hypostase du divin envers quoi il n'y aurait plus que pieuse soumission possible. Où l'on retrouve en réalité le fond de notre hypothèse : que tout se joue, non dans l'être, non plus dan,s la pensée mais dans la relation entre les deux.

Mais écrire ceci est encore si peu : car que peu bien vouloir dire que pensée égale être, qu'ils sont une même chose. Faut-il l'entendre more geometrico où le signe égal implique que les deux objets ayant la même valeur sont aisément substituables l'un à l'autre, que le raisonnement conduira identiquement la même valeur de vérité le long de la chaîne des raisons que l'on invoque l'un ou l'autre mais sans que l'on affirme pour autant que l'un soit identique à l'autre, soit l'autre ? ou bien au contraire l'entendre ontologiquement et affirmer en conséquence qu'il ne s'agirait que d'une seule et même entité. Car ce n'est pas tout à fait la même chose que d'écrire que la pensée équivaut à l'être ou qu'elle est l'être.

 

C'est que, même le jeune enfant sent bien, en réalité sait bien qu'en dépit d'une origine qu'il ne peut comprendre et d'une fin qu'il ne parvient pas à admettre, en dépit de l'intuition qu'il a de sa fragilité et de sa fugacité, sait bien qu'il est différent de ce qui l'entoure ; que, même s'il durera moins longtemps que ce monde qui l'a précédé et lui survivra, néanmoins il ne s'y réduit ni résume. Il sait bien - il le sent en tout cas - que sa pensée n'est créatrice de rien, d'aucun être ; n'est après tout que la pensée de quelque chose ; qu'il peut bien former les idées les plus extravagantes, rien ne fera jamais que de là s'ensuive quoique ce soit. Très vite, il découvre que l'être, d'abord, c'est ce qui résiste, ce qui lui résiste, à lui, sa volonté ou son imagination. Qu'aucun être n'existe du seul fait qu'il soit pensable et qu'il se heurtera toujours à ces monstres rationnels que sont la mort, Dieu, le désordre, le hasard. Il sait bien qu'il se peut former en son esprit quelque chimère mais que justement, parce que la pensée n'implique par l'être, en tout cas pas l'existence, que cette dernière demeurera idée, abstraction, à part, à côté du réel ; hors de son champ.

Le moment originaire de la question réside dans cette étrange contradiction d'un sujet qui ne peut parvenir à penser qu'en se soumettant - sub-jectus - à ce qui est alors même que l'acte de pensée le contraint presque mécaniquement à s'y opposer. Il est, ici comme en morale - mais faut-il s'en étonner - dans la capacité à conjuguer la négation autrement que sous la forme de la destruction ou de la violence ; à décliner l'affirmation autrement que sous la forme de la dissolution, de la fusion, de la soumission. Quoique je fasse ou pense, il ne se peut pas que le réel, quand même j'eusse prise sur lui, ne finisse par me résister et que d'ailleurs sa dissolution sous ma férule entraînerait la mienne propre.

 

Non décidément cette équation ne veut rien dire, de vouloir trop dire ; tout dire.

Petit détour

 

 

1) Marx Engels L'idéologie Allemande

Prenons par exemple la question importante des rapports de l'homme et de la nature (ou même, comme Bruno nous le dit à la page 110 [39], les "contradictions dans la nature et dans l'histoire", comme s'il y avait là deux "choses" disjointes, comme si l'homme ne se trouvait pas toujours en face d'une nature qui est historique et d'une histoire qui est naturelle). Cette question, d'où sont nées toutes les "œuvres d'une grandeur insondable [40]" sur la "substance" et la "conscience de soi" se réduit d'elle-même à la compréhension du fait que la si célèbre "unité de l'homme et de la nature" a existé de tout temps dans l'industrie et s'est présentée de façon différente, à chaque époque, selon le développement plus ou moins grand de l'industrie; et il en est de même de la "lutte" de l'homme contre la nature, jusqu'à ce que les forces productives de ce dernier se soient développées sur une base adéquate.

2) Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 3, 1139d

** successivement : τέχνη, ἐπιστήμη, φρόνησις, σοφία, νους

3) Montaigne, Essais, II, XII, p 526, PUF
cité par M Conche, Métaphysique, PUF, p 44

*** éclair