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Le génocide arménien

Non pas controversé, mais nié par ses principaux protagonistes, à l'inverse du génocide perpétré par les nazis, le génocide arménien est vraisemblablement le premier dans l'histoire, précédant en tout cas la formulation du concept qui permette d'en comprendre la spécificité. On aimerait pouvoir ranger de tels crimes au rang d'une barbarie propre à des cultures sans expérience démocratique ou engoncées dans des idolâtries d'un autre âge : on sait pourtant, depuis le nazisme, que le pire des crimes peut être le fait de sociétés policées, économiquement et culturellement avancées.

Non décidément la question n'est pas là même si le dégoût et la honte saisissent immédiatement qui se satisferaient aisément de telles paresseuses réponses : en réalité, il n'est sans doute pas tout à fait un hasard que ce génocide ait ainsi lieu, en ce début de XXe siècle, en plein début de guerre mondiale. Il est pourtant exact qu'hormis les exactions allemandes en Belgique qui résultent en partie de la hantise prussienne des francs tireurs dont ils firent l'amère expérience durant la guerre de 70 ; hormis l'utilisation précoce d'arme chimiques, la guerre sur le front occidental se déroula dans des conditions à peu près correctes si l'on en juge par le sort réservé aux prisonniers - nombreux de part et d'autres. Même s'il fut de bon aloi de fustiger la barbarie de l'autre et de jouer sur la corde de la diabolisation, que la propagande eut beau jeu de pointer la sauvagerie de l'un ou la décadence de l'autre, il n'empêche que l'on a bien en Arménie affaire tout à coup à bien autre chose que le combat parfois extrême entre belligérants ; à la volonté finement organisée et préparée par un appareil d'Etat non pas seulement de soumettre mais d'éliminer un groupe humain.

On entre ici dans un autre univers - qui sera celui obsédant et détestable de tout le XXe siècle - où nulle grille de lecture ne paraît satisfaisante ni celle historique, ni celle militaire, ni celle politique. Il faut aller chercher ailleurs mais cet ailleurs au lieu d'être l'ultime rémanence d'une barbarie mal enfouie apparaît bien plutôt être la marque de la modernité. Et c'est cela qui est sans doute le plus terrible.

Comprendre c'est nommer

Il y a loin des faits à la compréhension des faits ; plus de distance encore entre eux et la volonté de les sanctionner. Ceci est encore plus évident lorsqu'il s'agit du génocide arménien.

On sait le terme de génocide postérieur aux faits mais lié à eux. On le doit à Raphaël Lemkin qui forma ce néologisme pour désigner les crimes nazis durant la Seconde Guerre mondiale, ceux commis par le gouvernement des Jeunes-Turcs de l'Empire ottoman à l'encontre des Arméniens pendant la Première Guerre mondiale, et ceux dont furent victimes les Assyriens en Irak en 1933. Mais si le concept de crime contre l'humanité apparaît bien dans le texte constitutif du Tribunal de Nuremberg, celui de génocide, même s'il apparaît dans les débats, n'entre pas dans les différents chefs d'inculpation.

L'idée en tout cas est là : à crime inédit, il faut désignation, tribunal et sanction inédite ! Dès lors, même si l'idée d'un droit de la guerre est ancienne et par conséquent la notion de crime de guerre ; que, dès le Traité de Versailles la criminalisation des responsabilités de la guerre aura été introduite - sans réel effet puisqu'aucun des dignitaires allemands et notamment Guillaume II réfugié au Danemark n'aura été extradé ; que dès le pacte Briand-Kellog on déclara la guerre hors-la-loi, c'est lentement, et de toute manière après la seconde guerre mondiale qu'émergera l'idée d'institution internationale susceptible de sanctionner ces crimes inédits ainsi que celle de leur imprescribilité.

Toute analyse génocidaire est ainsi toujours rétrospective et font alors invariablement partie des controverses la question de savoir si tel ou tel massacre est, ou non, un génocide mais aussi celle d'un concept qui contreviendrait au principe de la non rétro-activité de la loi.

Il n'y a donc pas à s'étonner que les principaux intéressés nient encore aujourd'hui le qualificatif de génocide, s'agissant des arméniens : on remarquera au passage que le gouvernement turc ne nia pas vraiment les faits, après 19, mais les présenta comme conséquences funestes de la guerre dues à un régime disparu et s'expliquant par la crainte que les arméniens, chrétiens comme eux, ne s'alliassent avec les russes et non pas comme action volontaire et concertée - ce qui entre précisément dans la définition de génocide - et se contenta de les présenter comme une tragédie.

Le nouveau gouvernement installé à Ankara, dirigé par Atatürk pouvait difficilement dire autre chose : c'eût été admettre que le nouveau régime qui se flattait d'être une république à l'occidentale fondée sur les principes de 89, était en réalité, pour le panturquisme qu'il pratiqua - contraignant toutes les populations non turques à s'assimiler ou à partir - le digne héritier de ces Jeunes Turcs responsables de l'extermination arménienne.

Une folie qu'on ne cessera
de revoir
(petit détour historique)

Le modèle de l'Etat-Nation que cherchera en partie à consacrer le Traité de Versailles, parce qu'il est aussi celui des vainqueurs, ne va pas, si l'on y réfléchit bien, sans une douloureuse ambiguïté : la correspondance entre, d'une part, une organisation étatique, politique et, d'autre part, un groupe humain se reconnaissant appartenir aux même groupe, histoire et culture n'est clairement compréhensible que pour la France, le Royaume-Uni dans une moindre mesure parce qu'il s'y agit de l'union de peuples différents mais qu'unissent une identique insularité, les USA ou l'Allemagne et l'Italie, aux unités tardives. C'est assez dire qu'une telle structure ne peut se former qu'au fil de l'histoire, comme ce fut le cas de la France, s'unissant autour de la personne du monarque, ou par un coup de l'histoire, politique ou militaire, comme ce fut le cas de l'Allemagne qui profite de la guerre de 70 pour se donner un Etat, même fédéral, qui réunisse la Nation.

N'en demeure pas moins que ce beau modèle vaut mal pour tous ces États, aux frontières fluctuantes, ces territoires aux populations mêlées comme on peut l'observer en Europe Centrale (empire austro-hongrois ; empire russe ; Balkans etc) mais aussi dans l'empire ottoman. Dans de tels cas, l'histoire aura expérimenté plusieurs solutions :

soit on fait correspondre un Etat avec la Nation

- construire un Etat multi-national - ce que l'empire austro-hongrois tenta mais échoua de faire -

- faire sécession et se doter d'un Etat indépendant

soit on finit par chercher toute solution - avouable ou non - pour faire correspondre la nation avec l'Etat.

- déplacer les populations allogènes indésirables

- les assimiler de gré ou de force

- les exterminer

Expulsions

Ce qu'après 19 on tenta de faire en redessinant la carte de l'Europe ce fut bien de créer - ou recréer - des États en redécoupant les frontières de telle sorte qu'elles coïncident avec les nations : d'où la renaissance de la Pologne sur les territoires perdus par l'Allemagne et la Russie ; la création de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie - sous la forme fédérale - et le nouveau tracé de pays comme la Bulgarie, la Roumanie etc. Mais c'était sans compter sur les minorités, souvent fortes, que chacun de ces pays comportait.

On crut alors avoir résolu le problème, notamment allemand - on n'aura en réalité fait que fourbir les arguments qui demain étayeront les exigences hitlériennes et serviront de prétexte à la guerre suivante. Restait pendante ainsi la question des allemands très présents sur les territoires nouvellement créés : Allemands des Sudètes, Germano-Baltes, Allemands de Pologne, Allemands des Carpates, Allemands de Bucovine, Saxons de Transylvanie, Allemands du Banat, Allemands de Bessarabie, Allemands de la Mer Noire et Allemands de la Volga.

C'est la solution exactement inverse qui fut choisie en 1945 : l'expulsion de tous les allemands de l'Europe de l'est décidée à Postdam et qui se traduit par un mouvement de population de plus de 12 millions de personnes dans les conditions que l'on devine indescriptibles d'une europe dévastée par la guerre et ce dans une indifférence d'autant plus forte que ces populations avaient été le plus souvent les premiers soutiens et les premiers complices sinon acteurs des exactions nazies.

Il faut faire un grand ménage. Je ne suis pas inquiet devant la perspective du travail à faire pour désenchevêtrer les populations, ni même pour les transférer, car cette opération est plus réalisable aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été
Winston Churchill en 1944 devant la Chambre des communes

Même si ces expulsions ne concernèrent pas que les allemands - polonais expulsés des territoires nouvellement soviétiques etc - elles mirent néanmoins fin à une présence multiséculaire de populations germanophones dans l'est de l'Europe et aboutirent à la présence de plus de douze millions de réfugiés sur le territoire des deux allemagnes nouvellement créés à partir des zones d'occupation alliée.

Réponse du berger à la bergère ?

En tout cas réplique du Generalostplan qu'avait élaboré les nazis qui visait au peuplement allemand des territoires conquis sur le Pologne et équivalait d'ailleurs dans la perspective plus générale du Lebensraum qu'Hitler exigeait pour le peuple allemand (Drang nach Osten) au déplacement au delà de la Volga de tous les slaves. Le grand rêve d'un Nouvel Ordre européen, tel qu'on le retrouve chez A Rosenberg par exemple, consistait - c'est très exactement ici que commence le crime contre l'humanité - dans cette volonté de forger un territoire lié à une pureté ethnique qui équivalait à un transfert massif et contraint des populations dites inférieures - les slaves - et à l'élimination pure et simple des sous-hommes - tsiganes et juifs - et c'est ici que commence le génocide.

Exterminations

Car c'est cela qu'il faut comprendre et qui importe : transfert massif de population pour constituer des territoires ethniquement purs et extermination sont intimement liés, celle-ci étant le paroxysme prométhéen ultime d'une incroyable mégalomanie laissant accroire que l'humain soit une pâte que l'on puisse à loisir pétrir, une matière que l'on puisse forger à sa volonté, un outil dont on puisse se servir.

Je vois, je l'ai déjà écrit, l'essence même du mal, en tout cas la définition même du crime contre l'humanité, très exactement décrite dans ces lignes que Goebbels écrivit le 11 avril 33 en réponse à Furtwängler :

La politique est elle aussi un art, peut-être même l'art le plus élevé et le plus large qui existe et nous, qui donnons forme à la politique allemande moderne, nous nous sentons comme des artistes auxquels a été confiée la haute responsabilité de former, à partir de la masse brute, l'image solide et pleine du peuple. [...] Il est de [notre] devoir de créer, de donner forme, d'éliminer ce qui est malade et d'ouvrir la voie à ce qui est sain

Ne pas considérer l'homme comme une fin (1) mais comme un moyen dont on puisse se servir et qui eût ainsi aussi peu d'autonomie que l'objet qui ne vaut que pour la finalité qu'on poursuit à travers lui, ce n'est pas seulement contrevenir aux règles de l'humanisme le plus élémentaire c'est, surtout, ouvrir la boite de Pandore à partir de quoi, tout, et le pire, devient possible et paraît même souhaitable. Le crime contre l'humanité ne consiste pas seulement dans la violence extrême infligée à des populations - ce qui n'en est que la conséquence - il réside, essentiellement, dans la dégradation puis la négation de l'humain dans l'homme qu'implique son instrumentalisation.

Toutes les dérives s'en déduisent : l'inclinaison totalitaire de tous ces régimes qui ne considérant l'individu que comme l'expression d'une nécessité supérieure, en l'occurrence celle de l'Etat ; mais l'incapacité aussi d'un quelconque recul moral qui balaye l'intimité de la conscience au profit du seul serment de fidélité ; mais encore cette obsession démoniaque à poursuivre jusqu'à son terme une histoire qu'on voudra écrire en même temps que taire !

Or, c'est cette même conjonction entre déplacement de population et génocide que l'on observe dans le cas de la Turquie issue des décombres de l'empire ottoman

Retour à la question turque

Et ce n'est assurément pas tout à fait un hasard que Churchill y fasse allusion dans son discours à la chambre des Communes évoquant les transferts de populations entre Grèce et Turquie en 1920. Si différence il y a ici c'est que le génocide précéda mais ne suivit pas, ces transferts. Ce qui peut s'expliquer, mais mal, par la crainte nourrie d'une alliance des arméniens avec les russes, s'entend en réalité plus logiquement, avec l'idéologie même des Jeunes-Turcs et leur volonté de construire un Etat ethiquement homogène.

Rappels

L'antagonisme entre ottomans et arméniens ne datait en réalité pas de la guerre. Dès 1895, on vit des massacres perpétrés sous l'initiative du Sultan Rouge : ce dernier, Abdülhamid II, conscient de la faiblesse de son empire, mais conscient aussi de la volonté indépendantiste des arméniens représentant une forte minorité dans l'Empire, développa alors une politique panislamiste dont il attendait qu'elle soude l'empire contre ceux-là même qui, chrétiens, en menaçaient l'unité. Il organisa ainsi - ou laissa faire - une série de massacres qui suscitèrent de fortes réprobations en Occident, mais bien peu d'actions.

Seconde vague de massacres, ceux qui se produisirent en Cilicie en avril 1909 et qui furent le fait des Jeunes-Turcs, alors au pouvoir.

Curieux mouvement d'ailleurs que celui de ces Jeunes-Turcs, né dans les écoles militaires, inspiré pour partie des principes de 89 et du positivisme d'A Comte qui en appelait à la modernisation de l'Empire et pour y parvenir s'allia d'abord aux arméniens avant de se retourner contre eux. Parti en réalité divisé en trois courants : le premier plutôt occidentalisé et partisan d'un Etat libéral et décentralisé (où l'on retrouve des arméniens) ; le second, islamique, cherchant à moderniser le pays tout en respectant la culture et la religion islamique ; le troisième enfin, nationaliste, turquiste, défendant un centralisme autoritaire - qui allait finir par l'emporter, que la formation d'un triumvirat en 1913, formé de Talaat, Djemal et Enver allait consacrer.

Curieuse histoire au reste que celle de cette Turquie, née sur les décombres de l'empire ottoman, qui à la fois refusa les conséquences du traité de Sèvres, se donna en la personne de M Kemal, des allures de république moderne et laïque, mais imposa, en même temps qu'un régime finalement autoritaire, par sa guerre menée un reniement de toutes les dispositions du traité de Sèvres et notamment celle prévoyant la création d'un Etat arménien ; mais imposa aussi un gigantesque transfert de population, notamment grecque.

Le rêve insane d'un espace territorial ethniquement pur avait gagné : le traité de Lausanne impose des transferts massifs de population ( les grecs du Pont qui retournent en Grèce ; les musulmans de Grèce qui retournent en Turquie , et, moins nombreux, les turcs de Bulgarie et Roumanie.

Ce que les grecs nomment grande catastrophe aboutit ainsi au déplacement forcé d'1,5 million de grecs mais un déplacement qui succéda, comme pour le cas des arméniens, à une gigantesque phase d'extermination en 1915 qui toucha environ 350 000 personnes et mit fin, ici aussi, à une présence grecque en Asie mineure datant de la plus haute antiquité.

A tout prendre, l'argument utilisé à l'époque, de dégâts collatéraux d'une guerre où l'on redoutait qu'arméniens et grecs trahissent la Nation et ouvrent la voie aux Russes à ce moment-là vainqueurs dans la région, apparaît pour ce qu'il fut : le prétexte cynique pour justifier le projet d'une nation composée exclusivement de turcs mais où, explicitement pour les Jeunes-Turcs puis tacitement, pour le nouvel Etat kémaliste se prévalant de laïcité, l'argument religieux compta évidemment puisqu'on se débarrassait, ce faisant, de toutes les populations chrétiennes subsistant sur le territoire.

Modernité ?

Ce siècle, décidément, commença bien mal ; ce siècle décidément usa de toutes les armes - idéologiques comme techniques et militaires - à sa disposition pour réaliser ses projets de domination d'où l'humanisme aura été étrangement absent.

Il serait délicieusement convénient de considérer ces génocides comme des accidents tragiques, certes, de l'histoire mais des événements contingents. Pourtant il est difficile, vraiment, de réunir en un même siècle, deux guerres mondiales, trois génocides et l'arme totale qu'est la Bombe, sans y scruter un lien qui ne saurait être fortuit.

Est-ce, pour suivre une interprétation de type marxiste, l'internationalisation des échanges qui produisit cette mondialisation des conflits qui fit dès lors les guerres cesser d'être le fait d'une caste spécifique se mesurant en des temps et des espaces circonscrits pour se généraliser, dans le temps comme dans l'espace, engageant en même temps les populations entières ?

Assurément, mais ce n'est pas suffisant !

Est-ce la résurgence des nationalismes divers et variés qui tous se conjuguèrent en pan-isme (panslavisme ; pangermanisme ; panturquisme ; panislamisme) qui tous aboutirent à une affirmation identitaire forte passant par la négation de l'autre ?

Sans doute, mais si tout dans ces contrefactions de l'Etat-Nation sédimenta les guerres à venir, rien pourtant n'y appelait tautologiquement ni les massacres, ni les déportations, ni les génocides.

Il y eut bien pourtant dans cette modernité, ivre d'elle-même, assurée jusqu'au délire de sa puissance, quelque chose qui le rendit possible ; j'ai peine, comme certains commencent à le faire, à en imputer la responsabilité à l'humanisme occidental lui-même : si celui-ci n'épargna pas à notre histoire ses incontestables zones d'ombre - colonisation ; esclavage si tardivement aboli ... - faut-il, pour reprendre l'expression de Marx, jeter l'enfant avec l'eau sale du bain ?

Devenir comme maître et possesseur de la nature, écrivait Descartes : qu'un scientisme échevelé donnât à certains l'illusion d'un progrès nécessaire et indéfini au terme de quoi tout deviendrait possible ; que le matérialisme ambiant, soufflé par la grande vague du socialisme marxiste mais entretenu par les avancées en physique, chimie et biologie aboutirent ici et là - mais justement pas chez Jaurès - à faire perdre conscience de ce qui faisait la spécificité de l'homme ; que des réactions très fin de siècle, aboutirent notamment en France à un regain d'intérêt pour un spiritualisme à la Bergson mais aussi à la résurgence d'un catholicisme et un monarchisme nostalgique d'une grandeur passée qui ensemble nourrirent force, préjugés et haines ne parviennent pas à me faire oublier que le terme ici important est sans doute comme.

Oublier que si puissante qu'elle soit, la technique n'a jamais le dernier mot sur la nature des choses et sans doute aussi dangereux que d'oublier en sciences que nulle vérité absolue n'est jamais ni accessible ni concevable.

Et c'est cela que ce siècle terrible aura oublié.

Oubliée la grande leçon des Galates - Il n’y a plus, dit-il, ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni mâle ni femme - qui martela combien jamais l'ego ne se peut résumer à ses seules appartenances et qu'il lui incombe de s'inventer lui-même ; oubliée la leçon de 89 qui inventa un citoyen, certes abstrait, trop peut-être pour ces temps troublés, mais un citoyen qui inventait sa liberté par l'adhésion à un corps souverain à quoi il n'appartenait ni par le sang, ni par la langue, ni par la tradition, mais par la volonté ; oubliée la leçon de la laïcité qui est précisément cette certitude que nul ne saurait avoir raison contre tous les autres ; leçon de tolérance qui protège la foi en lui offrant l'espace privé, en épargnant à l'espace public d'être la prérogative d'aucun absolu.

L'individu qui naît à l'orée chrétienne est fragile, nu et presque vide : il ne sait rien avec certitude ; cesse de se trouver toujours à l'unisson de son groupe et reste souvent écartelé entre ses aspirations et les contraintes du moment mais c'est cet individu, ce citoyen, cet homme qui seul sait regarder l'autre comme un autre homme, qui seul - mais assurément il reste encore à inventer ou alors exige-t-il toujours d'être réinventé - oui seul celui-ci peut nous prémunir à la fois contre les préjugés, les haines et les massacres.

Je tiens ceci pour une question de métaphysique au moins autant que de politique.

Et pour autant que la modernité eût la prétention de l'histoire et l'orgueil de mépriser la métaphysique, alors oui les génocides sont la marque de la modernité.

Un orgueil que le XXe paya cher ; et nous avec lui.

 


1) Kant : Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen.