Il y a 100 ans ....
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Partage, mégalomanie et sottise

L'empire ottoman selon l'expression consacrée est en 14 l'homme malade de l'Europe. Mais la chose n'est pas nouvelle : l'expression fut utilisée par l'empereur russe Nicolas Ier en 1853. C'est dire ! Cet empire qui, à son apogée, s'étendait à toute l'Anatolie, le haut-plateau arménien, les Balkans, le pourtour de la mer Noire, la Syrie, la Palestine, la Mésopotamie, la péninsule Arabique et une partie de l'Afrique du Nord, qui avait même un temps menacé Vienne, entamait au moins depuis la fin du XVIIIe un lent repli qui allait bientôt l'exclure de l'Europe et lui faire perdre le contrôle de la Mer Noire.

Miné autant par ses défaites successives que par ses divisions internes, l'empire souffre, un peu comme celui austro-hongrois de l'éveil des nationalismes, de réformes non faites et toujours reportées, d'un pouvoir monarchique qui n'avait plus les moyens ni l'autorité pour son centralisme.

La révolte des Jeunes Turcs en 1908 à la fois met un terme au pouvoir autocratique mais révèle les problèmes et dissensions qui minent la société ottomane. C'est bientôt l'heure du pan-turquisme qui, profitant de la guerre, mène une série de génocides qui ne sont autres que des stratégies monstrueuses pour résoudre la question de la mosaïque des peuples. Ce seront les arméniens qui en firent les frais, on le sait, mais aussi les assyriens et enfin les grecs de la région du Pont, tant et si bien que la guerre achevée, et l'empire réduit à sa partie turque, le nouveau pouvoir s'imposera sur une région nettoyée de tout ce qui n'est pas turc !

Histoire

On a l'habitude - et on a raison - d'expliquer une période par ce qui la précède. On peut aussi la jauger par ce qu'elle ensemence. Il reste encore vraie que l'Europe vit encore sur une carte dessinée par le Traité de Versailles - même si modifiée par les rapports de force issus de la seconde guerre mondiale. C'est encore plus vrai pour ce qui concerne le Moyen-Orient dont les troubles actuels ne sont pas totalement étrangers au partage des décombres de l'Empire Ottoman.

Anglais et Français qui avaient dans la région des intérêts opposés mais étaient alliés dans la guerre, prirent la précaution, très tôt, de s'entendre sur les dépouilles à venir : ce sont les Accords Sykes-Picot du nom des deux protagonistes qui les élaborèrent. Ceux-ci disposèrent que :

Les Français administreront directement une zone allant du littoral syrien jusqu’à l’Anatolie ; la Palestine sera internationalisée (condominium franco-britannique de fait) ; la province irakienne de Basra et une enclave palestinienne autour de Haïfa seront placées sous administration directe des Britanniques ; les Etats arabes indépendants confiés aux Hachémites seront partagés en deux zones d’influence et de tutelle, l’une au nord confiée aux Français, l’autre au sud aux Britanniques. La ligne dite Sykes-Picot, qui divise le Proche-Orient, doit aussi permettre la construction d’un chemin de fer britannique de Bagdad à Haïfa. Russes et Italiens donnent leur approbation à cet accord, dont les Hachémites ne sont informés qu’en termes voilés et confus. *

Le principe du partage était acquis faisant fi, au passage, du principe wilsonnien du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes : il ne sera évidemment pas appliqué tel quel : il heurtait à la fois les braises du nationalisme local sur lequel les menées - sincères ou non qu'importe - des britanniques soufflaient à loisir notamment en promettant à Hussein ben Ali, chérif de La Mecque un grand pays indépendant. Ce qu'on a appelé la grande révolte arabe servit bien les intérêts militaires immédiats en affaiblissant les restes de pouvoir de la Sublime Porte, en contrecarrant les objectifs allemands dans la région, mais en prenant Damas Fayçal - qui s'est fait proclamer roi de Syrie - va à l'encontre des accords qui disposaient que la Syrie fût sous influence française ; heurtait aussi les promesses d'un foyer juif Palestine.

Qu'il y eût dans la politique anglaise un double jeu ne fait pas beaucoup de doute : en poussant à la fois à la révolte arabe et en faisant mine de satisfaire - à peu de frais - les aspirations sionistes, elle affaiblissait les prétentions françaises en même temps que contraignit Fayçal à se placer sous la protection britannique. Selon l'adage, on divisa pour mieux régner. Et effectivement

- la révolte kémaliste en Turquie obérera définitivement les prétentions françaises sur l'Anatolie

- Fayçal sera contraint de quitter Damas et sera plus tard installé sur le trône de l'Irak nouvellement créé sur les possessions britanniques de la Mésopotamie.

- le tout consacré par la SDN qui donnera mandat à la France pour le Liban et la Syrie, à au Royaume-Uni pour l'Irak la Transjordanie et la Palestine. (Conférence de San Rémo)

C'est bien la carte actuelle du Moyen-Orient qui sort de ces menées troubles avec pourtant le rêve floué d'une unité politique du monde arabe et la création d'Etats dont la légitimité sera sans cesse contestée pour avoir plus correspondu aux intérêts occidentaux qu'aux réalités politiques et humaines du terrain. Avec aussi, superbe épine dans ce bel ensemble, un foyer sioniste imposé que le partage de la Palestine en 47 ne fera qu'aggraver.

A l'arrivée tout le monde sera frustré : la Grèce contrainte de renoncer à son grand rêve d'unité pan-hellénique ; la Turquie réduite à la portion congrue ; les pays arabes contraints de se placer sous la tutelle anglaise ou française ... Faut-il s'étonner alors que le grand Mufti de Jérusalem se plaçât sous l'égide d'Hitler ? Il vit en l'Allemagne le moyen de lutter contre l'hégémonie franco-britannique, d'affirmer la grande Nation arabe et de lutter contre la présence sioniste dans la région ... suivant en cela la politique de l'Empire ottoman qui s'était allié à Guillaume II. Si l'on n'eut pas totalement tort d'évoquer la poudrière des Balkans avant 14 quoique chacun - et pas seulement les protagonistes immédiats - mît toute sa science pour allumer la mèche, on peut bien dire qu'on était en train, dès 1916, de préparer tous les ingrédients d'une autre poudrière ici au Moyen-Orient, qui n'en finira pas d'exploser. Que l'importance accrue du pétrole dont une guerre de plus en plus mécanisée allait mettre en évidence le rôle désormais central, fut aussi un enjeu de ces accords et des dispositions qui suivirent est une évidence, mais n'en demeure pas moins un des éléments du problème, pas nécessairement le plus important.

Mégalomanie du politique ou diplomatie de cartographes ? Au fond, c'est toujours la même illusion - dévastatrice - qui fait croire qu'avec un crayon - au mieux - des armes - au pire - mais souvent les deux ensemble on peut dessiner le monde à sa guise et forger l'humain à ses voeux. Les désastres tiennent tous de cette funeste vanité. Dans sa logique totalitaire, Hitler n'aura pas d'autres visées sauf à considérer qu'il le fit sur le mode génocidaire, ce qui n'est pas rien : assurer la domination de l'Allemagne en lui préservant un espace vital pur ; nettoyer l'humain des espèces indésirables et déplacer celles présumées inférieures ( les slaves) s'appuie sur la même démarche que celle des autorités turques qui pratiquèrent les génocides arménien, grec et assyrien voulurent asseoir leur domination sur un espace ethniquement pur. Est une expression macabre et perverse, certes, mais en droit fil néanmoins, de cette politique du partage que dans leur logique coloniale déjà dépassée mais encore vivace les franco-britanniques pratiquèrent alors.

Génocides et crimes contre l'humanité ne viennent pas de rien ni de nulle part. Il ne fait pas de doute que l'histoire humaine fut émaillée d'atrocités, de crimes de guerre et assurément de crimes contre l'humanité. Mais le génocide - comme forme suprême et exacerbée du crime contre l'humanité - lui, semble naître ici, aux détours de cette guerre et ce n'est pas un hasard. Pour qu'il puisse avoir lieu, il faut toujours, préalablement, que l'homme soit nié dans sa spécificité autant que sa prééminence ; qu'il soit ramené au rang d'objet que l'on peut façonner, déplacer et éventuellement détruire, si nécessaire, comme on le ferait de n'importe quel autre objet.

Ce qui suppose une posture philosophique : la négation de tout ce qui caractérise l'humanisme et ses acquis culturels, politiques et moraux ; ce qui a une implication politique : le primat moins de la Nation que de l'Etat sur l'individu ; ce qui eut à maintes reprises une expression historique de la tyrannie au totalitarisme. Le mépris policé et pseudo-bienveillant1 qu'on nourrit en France à l'endroit des indigènes colonisés à qui l'on apportait la civilisation pour détestable qu'il fût n'était qu'une aimable galéjade en regard de la négation qu'on commence à observer ici et qui trouvera son expression emblématique dans les camps d'extermination ou dans la purification ethnique des guerres qui accompagnèrent l'éclatement de la Yougoslavie. Ce pourquoi, sans en nier pour autant les effets délétères, notamment en matière environnementale, je persiste à considérer l'humanisme comme un horizon indépassable et vois toujours ses remises en question d'un oeil sourcilleux et inquiet.

Que l'homme fût un animal politique et ne pût se développer qu'en cité, est, certes, une évidence ; penser qu'il s'y résume est une forfaiture ; l'y réduire et en disposer comme tel est un crime.

Ce crime a commencé là aussi : dans ces aimables pourparlers entre un diplomate français et un militaire aristocrate anglais - et pas seulement dans le déni de toute valeur de la vie humaine que révélaient au même moment les tranchées.

Le XXe siècle venait de commencer. Il commença décidément bien mal.


1) cf la réplique de Clemenceau à Ferry dès 1885