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Est-ce ainsi que les hommes vivent …

Ce n'est rien de dire que me hante ce vers d'Aragon, auteur que par ailleurs je ne prise pas plus que cela ; découvert il y a longtemps déjà dans la chanson qu'en fit Ferré en modifiant le texte initial. Sans que d'ailleurs Aragon en prît ombrage.

J'y reviendrai peut-être un jour - quand je l'aurai compris - sur ces phrases qui me hantent : cet incroyable Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir de Rimbaud ; ce il méditait comme on se sert d'une tenaille de Hugo ; ce Il ne voyait plus, mais les bruits extérieurs l’atteignaient encore de Yourcenar … mais j'en oublie certainement quelques unes. Je crois que je donnerais beaucoup pour être capable d'écrire de telles fulgurances.

Celle-ci me semble en tout cas appropriée pour intituler le recueil de portraits de rues que je convoite d'achever.

Comme beaucoup j'ai longtemps craint de me glisser insidieusement dans la peau du voyeur en commençant une telle série et je me promis en tout cas, par avance, de ne rien retenir qui abaissât l'autre, le ridiculisât ou fût synonyme d'un jugement négatif ou méprisant. Je n'ai pas la prétention de dire comment est l'homme ; encore moins de suggérer tel qu'il devrait être ; seulement celle de l'aimer assez pour être capable, parfois, de voir ce que chacun d'entre eux, par hasard, souvent ; par accident, parfois, mais spontanément toujours, dit de lui-même comme de chacun de nous. Il m'arrive de penser que chaque exemplaire d'humain n'est jamais seulement cet atome isolé parmi la myriade de myriades de particules qui nous constitue mais au contraire un exemplaire qui la résume toute, en d'infinies facettes qu'il dévoile tour à tour sans souvent même le savoir. Contrairement à ce que suggère l'étymologie et l'usage, l'exemple n'est pas nécessairement exemplaire ; nul ne sort jamais du lot au point de pouvoir s'ériger en modèle. Universalité humaine de condition, soulignait JP Sartre : nous sommes au monde et condamnés identiquement à trouver un sens à cette présence qui en soi n'en a pas. Nos différences sont nos ressemblances : bien sûr nous trouverons issue variée aux pièges dont nous nous dépêtrons mais ces pièges sont toujours les mêmes et nos biais finalement reviennent au même.

C'est pour cela que si le photographe croit regarder les passants et saisir un je ne sais quoi, un message, une histoire, une émotion … en réalité il se trompe, je veux dire, non pas qu'il ait tort, mais qu'il se raconte à lui-même des histoires. ( Je n'arrive jamais à oublier que le verbe se tromper peut avoir flexion aussi bien active que passive) Pas plus ; pas moins.

Ceci est particulièrement sensible pour la ville où se croisent tous les exemplaires possibles d'humanité : des habitants du cru qui en traversent l'espace pour se rendre à l'autre bout y travailler, s'y nourrir ou s'y entraîner. ; des touristes, si nombreux dans Paris qui ont toujours l'air de plus consommer le lieu comme ils avaleraient un hot-dog que de le parcourir, de le découvrir ou de le vouloir reconnaître ; des vieux qui se promènent - ainsi que leur ennui - parce qu'on leur a toujours appris qu'il fallait prendre l'air ou, pire encore, que l'on promène ; des actifs qui courent, tôt matin avant le travail, ou durant leur pause de midi ou le soir encore parce qu'on leur a répété comme injonction salutaire qu'il fallait garder la forme ; qui ne prennent pas le temps de manger mais grignotent en courant, marchant, parlant …

Qui ne sont jamais à ce qu'ils font ; qui ne font jamais ce qu'ils sont … Qui ne font que passer … n'occupent pas l'espace ; ne l'imprègnent pas non plus qu'ils n'y laissent d'empreintes.

Est-ce ainsi que les hommes vivent ?