index précédent suivant

 

 

Donneur de leçons …

 

Autour de Montaigne
Montaigne Présomption Une histoire de pierres Sagesse    

Etre libre et obéir

Vivre à propos

Savoir

Nonchaloir

Vertu joyeuse

Rester humain (dans une période inhumaine ) Zweig

Etre moral sans jamais être moralisateur

Accueillir l'autre, l'inédit, l'insolite

diversion Tolérance

 

Je n'enseigne point, je raconte *

 

Sans doute est-ce ici ce que j'apprécie le plus chez Montaigne qui m'incite d'un même tenant à me demander pourquoi je supporte si mal les donneurs de leçons, ces suffisants qui ont conseils incessants et reproches implicites en guise de béquilles morales.

Montaigne ne donne pas de leçon, n'est jamais moralisateur et je ne suis pas certain que ceci tienne seulement à ce scepticisme chevillé à l'âme qui lui fait non pas croire impossible la connaissance mais illégitime surtout de pouvoir affirmer jamais avoir atteint une vérité absolue. Or celui qui se présente devant vous pour vous signifier la défaillance de votre comportement et prescrire la marche à suivre désormais, ne le peut qu'en se hissant abusivement sur le promontoire des vérités éternelles. Or c'est justement ce que récuse Montaigne

Nous savons bien que morale peut s'entendre aussi bien de manière compréhensive que prescriptive. Quand elle se contente d'observer les mœurs - du latin mores - elle ressemble à s'y méprendre à ce qu'aujourd'hui on nommerait anthropologie ou sociologie et, non seulement je n'y trouve rien à redire mais surtout je la trouve précieuse quand elle nous aide à comprendre qui nous sommes et comment fonctionnent ceux qui nous diffèrent. Mais elle sait également être prescriptive et tend d'ailleurs volontiers à s'y attarder : par son étymologie même éthique suggère le dressage qui s'y niche. Ensemble elles disent des valeurs, des principes : ce qui nous importe. Mais donc aussi ce qui pèse.

Je n'ai jamais su par quel bout envisager la question. Par le haut - et donc les principes et théories - ceci revient à se poser la question des origines du sens moral - inné ou non ? Par le bas, par ces situations concrètes qui révèlent ce qu'ici nous avons à penser. N'est-ce pas, après tout, ce que fait La Fontaine, dans les deux fables où intervient un maître d'école ?

Dans les deux cas, il s'agit d'un homme qui parle et n'agit pas ; pis, se soucie assez peu de la réalité. Pédant, assez spontanément ridicule, fat, comme s'il se préoccupait plus de briller et faire étal de ses connaissances et sagacité, que d'utilement asseoir la formation des enfants qui lui sont confiés.

On ne considérera pas l'éducation pour question suprême dont toutes les autres dépendraient - c'est ici vice coutumier des enseignants de ne se rêver jamais mieux qu'au croisement du monde - en revanche on peut sans risque considérer qu'elle est le grand révélateur de ce qu'un Marx appelait idéologie dominante, la synthèse parfaite de ce en quoi, à un moment donné, une société se reconnaît. Je n'ai jamais tenu pour innocent que l'éducation, à Rome, fût confiée à des esclaves, sauf pour les jeunes adultes privilégiés poursuivant auprès d'un rhéteur, ni que la condition matérielle qu'on fit de longue date aux enseignants, fût si souvent précaire. On pourrait s'étonner que cette fonction de transmission, qui après tout engage toujours l'avenir, et ainsi la perpétuation de la cité, de la culture, de l'identité, soit ainsi délaissée en des mains subalternes mais, après tout, il s'agissait, le plus souvent, de ne transmettre que savoir et savoir-faire à seulement reproduire et à quoi se soumettre.

Ce que je lis dans la satire du fabuliste c'est cette constante propension à se mettre devant ; devant le message, devant le savoir ou le savoir-faire dont on est pourtant supposé n'être que le desservant. Le cuistre ne justifie rien, sinon sa position qui n'est qu'une posture. Je l'ai écrit souvent : la perversion commence sitôt que l'instrument, l'intermédiaire s'érige en fin en soi. Quand la parabole se fait parasite. Au mieux on produit du ridicule ; au pire de la forfanterie.

La langue, et Montaigne encore, utilisa longtemps institution plutôt qu'éducation - nos instituteurs tenaient de ceci leur titre. J'aime assez que ces termes jouent sur le in ou ex comme s'il s'agissait à la fois d'implanter dans le cerveau des jeunes et de les conduire à l'extérieur ( de l'enfance ? ) : il ne fait aucun doute que la critique implicite que porte Montaigne contre le courant scolastique alors dominant encore, vise cette limite étriquée où il ne s'agirait que d'ingurgiter des savoirs, sans nécessairement les comprendre; d'appliquer à la lettre des prescriptions sans pour autant les faire siennes ; de se soumettre plutôt que de juger par soi-même. Mais, on oublie souvent de le préciser, l'injonction de la tête bien faite ne concerne pas l'élève chez Montaigne mais le maître. Ce qui renseigne assez bien la critique des méthodes pseudo-pédagogiques alors utilisées et la médiocrité des maîtres.

Ce qui est vrai ici vaut évidemment pour la morale où, après tout, il est bien question d'adopter un comportement, librement choisi mais en harmonie avec les valeurs et idées que l'on aura adoptées. Dans sagesse, il y a bien ceci en tout état de cause : la cohérence entre pensée et acte.

Que cherche-t-on lorsque l'on éduque ? Fait la leçon ou, pire, en donne ?

Passe encore, ce petit travers que croque La Fontaine, de plutôt pérorer qu'agir - après tout n'est-ce pas ici tâche du philosophe, du savant, du chercheur et sans doute vaut-il mieux penseur demeurant dans son laboratoire plutôt que produisant des catastrophes par ses maladresses ? - ce qui fut le cas de Sartre pendant l'Occupation. Non l'insupportable tient dans l'attitude de celui qui, implicitement se hisse au-dessus et se met à juger.

La leçon, écoutons le mot, n'est jamais qu'une lecture. Je ne le savais pas quand, jeune collégien ou lycéen, je m'agaçais de ces enseignants, assis à leur bureau qui du haut de leur estrade se contentaient de lire leur cours. A proprement parler, ils faisaient effectivement la leçon ! Ces passages de la Bible que l'on récite ou chante lors des Offices, que l'on commente parfois par les homélies, ou cette si étonnante liturgie pascale sont eux aussi des Leçons.

Autant dire que dans leçon, il y a ou bien référence indépassable à un texte, un canon, une ligne sacrée indépassable que l'on vous prie de respecter, ou bien remontrance de ne point l'avoir fait. Ce n'est ainsi pas un hasard si l'expression faire la leçon à quelqu'un équivaut à lui dicter sa conduite ou le corriger s'il y a manqué. Ce par quoi le maître montre sa supériorité ce qui est le sens de l'expression donner des leçons à qu'on retrouve si lamentablement dans les propos de maints politiques : je n'ai pas de leçon à recevoir (de civisme, de patriotisme, etc ) de votre part !

On le voit l'irritant dans la leçon n'est pas la présomption dogmatique : nous n'y échappons que malaisément et seulement au prix d'une vigilance constante. Quoi ? il est impossible d'avancer quelque proposition que ce soit sans en même temps sous-entendre que nous la jugeons vraie. Ne nous reste ainsi que la prudence. Non, l'insupportable, qu'en tout cas je ne tolère pas, c'est l'emprise qu'on se targue de prendre sur l'autre, la réprimande que l'on adresse, la direction de conscience que l'on se croit légitime d'entreprendre.

Où l'on passe, insensiblement, de l'institution à l'Inquisition.

Nietzsche avait bien vu que le moraliste est homme à ce point faible qu'il a besoin de règles, d'ordres, de lois pour lui indiquer ce qu'il doit faire ou non. Avait compris que la liberté, qui en ceci ne saurait s'écarter de la moralité, consiste effectivement à agir en raison des principes qu'on s'est donnés, que l'on a reconnus conformes à notre volonté.

Derrière la moralité, l'enjeu incroyablement prometteur du dépassement de la contradiction entre servir et être libre. Je ne sais comment exactement l'on y parvient, même si j'en entrevois les pistes ; je sais en revanche que la servitude naît dès lors que la voie suivie ne l'est que par obéissance ou adaptation pleutre à une norme qu'on ne reconnaît pas sans pour autant oser l'enfreindre. Ce que Rousseau avait conçu politiquement - obéir aux lois qu'on s'est données, c'est cela la liberté - doit bien valoir ici également.

Faire sienne la norme ; se sentir intimement obligé par une règle parce qu'elle serait devenue partie intégrante de notre paysage intérieur.

C'est pour cela que les leçons infligées sont toutes insupportables quand même celui qui les porterait fût un sage.

 

 


 

1) Montaigne, Du repentir, III, 2

Les autres forment l’homme ; je le recite et en represente un particulier bien mal formé, et lequel, si j’avoy à façonner de nouveau, je ferois vrayement bien autre qu’il n’est. Meshuy c’est fait. Or les traits de ma peinture ne forvoyent point, quoy qu’ils se changent et diversifient. Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’Aegypte, et du branle public et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant. Je ne puis asseurer mon object. Il va trouble et chancelant, d’une yvresse naturelle. Je le prens en ce point, comme il est, en l’instant que je m’amuse à luy. Je ne peints pas l’estre. Je peints le passage : non un passage d’aage en autre, ou, comme dict le peuple, de sept en sept ans, mais de jour en jour, de minute en minute. Il faut accommoder mon histoire à  l’heure. Je pourray tantost changer, non de fortune seulement, mais aussi d’intention. C’est un contrerolle de divers et muables accidens et d’imaginations irresolues et, quand il y eschet, contraires : soit que je sois autre moy-mesme, soit que je saisisse les subjects par autres circonstances et considerations. Tant y a que je me contredits bien à l’adventure, mais la verité, comme disoit Demades, je ne la contredy point. Si mon ame pouvoit prendre pied, je ne m’essaierois pas, je me resoudrois : elle est tousjours en apprentissage et en espreuve. Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. On attache aussi bien toute la philosophie morale à une vie populaire et privée que à une vie de plus riche estoffe : chaque homme porte la forme entiere de l’humaine condition. Les autheurs se communiquent au peuple par quelque marque particuliere et estrangere ; moy le premier par mon estre universel, comme Michel de Montaigne, non comme grammairien ou poete ou jurisconsulte. Si le monde se plaint de quoy je parle trop de moy, je me plains de quoy il ne pense seulement pas à soy. Mais est-ce raison que, si particulier en usage, je pretende me rendre public en cognoissance ? Est-il aussi raison que je produise au monde, où la façon et l’art ont tant de credit et de commandement, des effects de nature crus et simples, et d’une nature encore bien foiblette ? Est-ce pas faire une muraille sans pierre, ou chose semblable, que de bastir des livres sans science et sans art ? Les fantasies de la musique sont conduictes par art, les miennes par sort. Au-moins j’ay cecy selon la discipline, que jamais homme ne traicta subject qu’il entendit ne cogneust mieux que je fay celuy que j’ay entrepris, et qu’en celuy-là je suis le plus sçavant homme qui vive ; secondement, que jamais aucun ne penetra en sa matiere plus avant, ny en esplucha plus particulierement les membres et suites ; et n’arriva plus exactement et plainement à la fin qu’il s’estoit proposé à sa besoingne. Pour la parfaire, je n’ay besoing d’y apporter que la fidelité : celle-là y est, la plus sincere et pure qui se trouve. Je dy vray, non pas tout mon saoul, mais autant que je l’ose dire ; et l’ose un peu plus en vieillissant, car il semble que la coustume concede à cet aage plus de liberté de bavasser et d’indiscretion à parler de soy. Il ne peut advenir icy ce que je voy advenir souvent, que l’artizan et sa besoigne  se contrarient : un homme de si honneste conversation a-il faict un si sot escrit ? ou, des escrits si sçavans sont-ils partis d’un homme de si foible conversation ? Qui a un entretien commun et ses escrits rares, c’est à dire que sa capacité est en lieu d’où il l’emprunte, et non en luy. Un personage sçavant n’est pas sçavant par tout ; mais le suffisant est par tout suffisant, et à ignorer mesme. Icy, nous allons conformément et tout d’un trein, mon livre et moy. Ailleurs, on peut recommander et accuser l’ouvrage à part de l’ouvrier ; icy, non : qui touche l’un, touche l’autre. Celuy qui en jugera sans le connoistre, se fera plus de tort qu’à moy ; celuy qui l’aura conneu, m’a du tout satisfaict. Heureux outre mon merite, si j’ay seulement cette part à l’approbation publique, que je face sentir aux gens d’entendement que j’estoy capable de faire mon profit de la science, si j’en eusse eu, et que je meritoy que la memoire me secourut mieux. Excusons icy ce que je dy souvent que je me repens rarement et que ma conscience se contente de soy : non comme de la conscience d’un ange ou d’un cheval, mais comme de la conscience d’un homme ; adjoustant tousjours ce refrein, non un refrein de ceremonie, mais de naifve et essentielle submission : que je parle enquerant et ignorant, me rapportant de la resolution, purement et simplement, aux creances communes et legitimes. Je n’enseigne poinct, je raconte.

2)

L’ÉCOLIER, LE PÉDANT ET LE MAÎTRE D’UN JARDIN

l'Enfant et le Maître d'école