index précédent suivant

 

 

1001 photos : Buchenwald

De M Bourke-White, cette photo paraît identique à tant d'autres prises lors de la libération des camps. Elle ne l'est pourtant pas tout-à-fait.

Pas du tout.

Correspondante de guerre, elle accompagna l'armée qui libéra Buchenwald au printemps 45.

Des prisonniers agglutinés derrière ce grillage qui semble si ténu, si fragile qu'on a peine à comprendre qu'ils ne l'aient pas déjà détruit ou au moins enfoncé - mais ce serait déjà faire preuve de totale incompréhension de ce qui ici s'était passé et se donnait si malaisément à voir.

« Tenir mon appareil était presque un soulagement. Il interposait une fragile barrière entre moi -même et l'horreur livide qui me faisait face ... J'aurais voulu que cette horreur disparaisse : tant qu'elle était là, elle me rappelait que des hommes avaient bien fait ceci - des hommes munis de bras, de jambes, d'yeux et de cœurs guère différents des nôtres. Et j'avais honte d'appartenir à l'espèce humaine. »

écrira plus tard la photographe.

C'est ceci que je retiens même si ce n'est pas ceci que je vis d'abord. Comment l'appareil, de truchement qu'il est supposé être, se transforme alors plus qu'en écran, en rempart. J'y vois illustrée presque une théorie de la représentation : autant que nommer donne parfois l'illusion de pouvoir saisir et prendre possession de ce que l'on a ainsi baptisé au point de parfois l'interdire comme ce fut le cas du nom de Dieu ; autant qu'une naïve paresse fait si souvent croire qu'on a expliqué un phénomène de l'avoir seulement nommé ; autant que la pensée magique qui se méfie spontanément de toute représentation où elle redoute un double et la possibilité en agissant sur l'un d'influer sur l'autre ; autant la photographie - mais nous le devinons tous - à la fois montre et cache. Mais plus encore, ici, l'appareil se fait écran protecteur qui nous évite ce contact trop direct avec ce que nous ne savons voir, qui nous effraie et nous meurtrit. J'y retrouve cette mise à distance évoquée déjà qui, sitôt manquante, conduit directement soit à l'horreur soit au crétinisme absolu, mais trop abusivement creusée, à l'indifférence cruelle ; mais qui, dans tous les cas, constitue cette part d'humanité qui nous demeure et sait quelquefois nous épargner. Nous ne regardons pas ces photos par délectation morbide, évidemment ; mais ne pouvons ni plus en détourner notre regard que les regarder en face. Comme une part de sacré prise à l'envers … comme le négatif photographique, justement, de tout ce à quoi nous aspirons et qui nous est essentiel pour demeurer.

Bien entendu, dans le cas de la photographe, la mise à distance s'opère en réalité par la honte éprouvée bien mieux que par le biais mécanique de l'appareil - comme ce fut le cas pour Hutton qui cessa son activité de photojournalisme quand il sentit la part d'indécence qui avait pu résider - même subliminale - dans l'effort à trouver bonne prise de vue ou angle efficace lors de la libération du camp de Bergen-Belgen. Là, subitement, il n'y avait plus de métier possible ; plus d'objectivité non plus, au demeurant.

Ils ne sont pas si fréquents ces moments où l'on peut se maintenir à hauteur d'humanité.

Non, en réalité, ce que je vis d'abord dans cette photographie, c'est cette collection de regards … tous si différents. Sans âge, mais tous encore différents. Comme si l'étincelle n'avait pas encore été soufflée et était parvenue, par miracle, entêtement ou grâce, à s'y préserver. De celui-ci déjà hagard ; de cet autre dubitatif ; de celui-ci encore craintif, ou de tel encore méfiant comme si rien de bon ne pouvait surgir de ce côté-ci du grillage …

A-t-on assez remarqué qu'aucun de ces regards ne fut jamais accusateur ? ni même réprobateur ? S'est-on seulement demandé pourquoi ?

Qui me firent tous songer qu'on ne pourra jamais épuiser la réalité de ce qui se produisit ici et s'y perpétra. Qu'il aurait fallu, pour y parvenir, regarder chacun de ces regards et en épuiser le gouffre ; écouter chacun de ces survivants et en épuiser les doutes ; tenter de les ramener de l'autre côté de cette ligne à cet instant si violemment blessante. J'aimerais en les regardant un à un, tenté de deviner chacune de leurs histoires, chacun de leurs déchirements, chacun de leurs avenirs barrés ; chacun de leurs temps suspendus.

Serait-ce seulement possible ?

Certains d'entre eux auront sans doute survécu et repris comme ils le purent leur chemin ; souvent solitaire. Mais nous savons tous combien cette survie ne se résumera jamais à ne pas mourir derrière ces barbelés. Qu'il leur en fallut de courage, d'inconscience ou d'entêtement ; de ténacité ou de rêves pour s'inventer encore un avenir.

Ceci leur fut-il seulement donné ? leur fut-il seulement possible ?

Autre manière de dire combien donner à voir ou raconter ; rédiger l'histoire d'un moment ou le photographier ; ou bien même seulement le nommer et dire c'est encore prendre de la distance parce que nous ne survivons que par elle.

Qui dira jamais l'incroyable rempart des mots ?