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Brèves II

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Sottise, veulerie et rigidité

Vais finir par me demander pourquoi ce genre de petite scène tout d'un bloc m'énerve, m'attriste, me fait rire.

Premier épisode : le pousse-au-jouir du haineux de comptoir

Premier épisode, vendredi soir, à la terrasse d'un bistrot, subitement mon voisin de terrasse s'ébroue avec la vigueur d'une rossinante sentant sa fin prochaine. Le sbire portait haut une cinquantaine bientôt défraîchie et de son portable à sa montre vous opposait tous les signes d'une réussite sociale dont il étalait la fierté avec l'obscénité d'un adolescent pré pubère. Costume élégant mais aux couleurs criardes, le verbe haut au téléphone afin que la terrasse entière entende ses il faut ! je veux ! on verra ça lundi ! décisifs et un tantinet comminatoires. Il fallait décidément que l'univers rassemblé, éperdu d'admiration et de vénération, profitât de sa gloire bourgeoise ! faut les virer ! c'est inadmissible ! criminel ! Je prêtai l'oreille : il s'en prenait à ceux des enseignants qui retenaient les copies de bac.

Soit ! on peut toujours discuter la pertinence de telle ou telle grève ; la forme qu'elle prend ; son opportunité. Quoi ? Je veux bien comprendre l'inquiétude des candidats - de leurs parents surtout - mais quel crime ont-ils donc commis qui justifiât ces cris d'orfraie poussés au-delà de toute décence ? Mais quoi une grève qui ne gênerait personne a-t-elle un sens ? surtout dans un secteur comme l'enseignement qui n'est ni productif ni marchand.

Que reste-t-il de la solidarité qui soude une nation ? C'est exactement à ceci que je songeais en l'écoutant - comment faire autrement tant il braillait à l'encan sa rancœur minable : cette société qui se veut libérale, moderne et responsable n'est pas tant individualiste que foncièrement égoïste. Chacun n'y défend que son intérêt particulier. Pauvre Rousseau ! tu fais joliment vintage comme disent les jeunes avec ton intérêt général. C'est bien pire ! Suinte dans tout le corps social, une insidieuse indifférence à l'autre, dans le meilleur des cas ; une haine chevillée notamment à l'encontre des fonctionnaires, dans le pire des cas ; en particulier à l’encontre des enseignants présumés être largement payés pour ne rien faire.

Ai souvent été agacé par cette tendance maligne à toujours considérer que les autres sont des profiteurs, fainéants et privilégies quand on serait le seul ou presque à vraiment travailler. Cette amertume sournoise qui ronge toute relation à l'autre vite posé sinon comme ennemi, en tout cas comme obstacle, enfer ; … étranger. Ne tombons pas dans un irénisme béat : avant, ce n’était assurément pas mieux. Néanmoins, une société qui vante l’arithmétique des désirs et l’entreprise individuelle comme normes fondatrices, nécessairement sous-estime le collectif. Cette tendance, désormais, m’inquiète.

S’il est exact que la grande invention du christianisme est la responsabilité individuelle qui ne confond pas identité et appartenance à un groupe, ce dernier n’a assurément pas effacé ni le groupe, ni le sens du groupe. L’Eglise demeurait une ecclesia, pour le meilleur ou le pire. Et un dieu unique supposait une humanité unique et, ainsi, une solidarité nécessaire. Sans doute sommes-nous en train de perdre le sens du collectif. Sans doute ne savons-nous plus faire corps ni groupe ; encore plus malaisément société. Ceci je le supposais depuis un moment. Notre impuissance à réussir nos vies privées ; notre incapacité à mener des luttes collectives ; notre débile volonté à ne nous réunir autrement que pour exprimer plus que partager des saignées d’émotion (je suis Charlie) ou des prurits sportifs le laissaient déjà à entrevoir. Qui ne comprend pas que désormais, en plus, la meute des sue-la-haine est lâchée. De l’indifférence à la haine voici la grande réussite des prophètes libéraux de tout poil ; des experts rongés de certitudes ; des donneurs de leçons …

Je déteste cette idéologie qui ment si suavement ! cette paresse qui nous fait nous y soumettre sans honte, ni vergogne mais avec prodigieuse vulgarité.

Je sais, et nous aurions mieux fait de ne pas l’oublier, qu’il n’est d’être que par ce compromis continu entre l’individu et le collectif pour que jamais l’un ne puisse écraser l’autre. Mais si ce n’était que cela …

Second épisode : lundi matin ou
de la bêtise du collabo et du bureaucrate de m…

Vais chercher l'attestation de réussite de ma fille … après tout pourquoi la faire se déplacer par cette chaleur quand je suis déjà dans la maison ?

La chose n'a aucune importance ! Mais si hautement et honteusement révélatrice !!!

Le sbire, aussi précautionneux qu'une carmélite en retour d'âge, se la jouant gardien du temple, me demande procuration, photocopie de carte d'identité etc. Il me faudra 3 allers-et-retours pour obtenir le précieux document au prix d'une quête à côté de quoi la malédiction des Nibelungen paraîtrait aussi sirupeuse qu'un jeu de marelle sur un trottoir défraîchi. Moi qui croyais naïvement que trente ans de présence dans la boutique m'eussent fait connaître si peu que ce soit. Non ! dura lex sed lex ! La parole inscrite dans les textes est intangible qui ne saurait souffrir aucune nuance. Ne voilà-t-il pas que ce taciturne alguazil, que ce ministricule ombrageux bien plus qu'intègre, se piqua d'invoquer la jurisprudence comme il en eût appelé à tous les prophètes, apôtres et saints des cieux et du Paradis !

Ah ! mon pauvre Jean-Jacques ! te voici derechef rejeté dans les limbes de l'oubli - ou les marécages de la mélancolie. Toi qui pour prix de la liberté, alla jusqu'à envisager le devoir de révolte et de poursuite sitôt que la loi eût cessé de servir l'intérêt général ou, plus simplement, fût simplement absurde ! Tu croyais vraiment qu'obéir à la loi c'était être libre parce que s'y œuvrait volontaire consentement - et librement renouvelé - d'une conscience pesant l'intérêt du collectif … mais au lieu de cela voici cohorte, échine courbée, savourant jusqu'à la pornographique jouissance le plaisir de ne pas penser, la lâcheté de ne pas se poser de question, la veulerie de disparaître. Je veux bien qu'un fonctionnaire se doive d'obéir … jusqu'où ? jusqu'à quelles atroces extrémités.

La revoici l'insinuante idéologie technolâtre qui, sous couvert de scientisme, patauge dans la pleutrerie. Ceux-là n'agissent pas en vertu de ce qui est juste mais seulement de ce que disent lois, édictent tyranneaux locaux ou impose force menaçante. Ceux-là ne pensent pas mais laissent penser à leur place telle autorité que leur paresse leur aura désigné. La modernité aime à conjuguer liberté à responsabilité mais ne vous y trompez pas : les puissants du moment entendent surtout votre responsabilité comprise comme soumission - qu'ils conditionnent à leur liberté.

Je me suis souvent demandé ce qui avait pu ainsi encourager le pétainisme : la peur évidemment ; la lâcheté sans doute ! mais rien n'obligeait pourtant la valetaille de hurler avec les loups : on ne reprochera jamais rien à qui, par souci de protéger les siens, se contenta de courber l'échine. Mais ceux-là qui prirent les devants et s'empressèrent de satisfaire les plaisirs des puissants du moment, à quoi le durent-ils sinon à l'abjecte passion du renoncement, au plaisir dépravé d'une conscience qui abdique.

On me dira, sans doute, que je surjoue l'agacement et monterais en épingle une anecdote en elle-même seulement risible.

Dites-le : je n'en ai cure. Pas plus que je n'agis par devoir mais seulement en raison de ce qui me semble juste et bon, pas plus je ne tolère de subordonner à rien ma liberté. On me fit remarquer un jour, avec une pointe de reproche mâtinée d'étonnement, que j'étais incontrôlable ! Non ! libre seulement et j'entends ne jamais cesser de pouvoir l'être.

J'exagère ? Non je ne crois pas. Je sens en ce monde des remugles atroces qui demain vous feront désespérer de l'humain ; qui me donnent, vraiment, envie de me retirer. Il y a dans ce pays - Roudinesco avait raison - un désir inconscient de fascisme.

Je ne veux plus rien avoir affaire avec ces marécages : ils ne font pas que me déranger ou agacer. Ils me souillent.