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2) Le presque rien des terminaisons, le toujours trop des frontières

1 Que signifie achever ? 2 le presque rien des terminaisons 3 l'épuisement de l'être 4 écouter le chant du monde  

 

Les voici ces frontières, adossé à quoi je parcourus mon enfance : celle du Rhin d'abord ; celles, mosellanes ensuite. Ces frontières que les princes, monarques et potentats de toute époque, parfois tyrans mais pas nécessairement, parfois libérateurs mais si rarement, tentèrent d'ériger entre les hommes avec imbécile obstination. Je suis assez né sur ces marches de l'Est pour savoir ce que les nationalismes bornés en firent ; pour avoir découvert que, jusqu'à la Révolution en tout cas, les populations traversèrent le Rhin et s'installèrent parfois ici parfois là avant de s'en retourner sans trop s'enquérir ou inquiéter de limites ou frontières. Ces dernières sont décidément affaires idéologiques ou politiques - souvent mortifères ; rarement fondées.

Enfant, elles me fascinaient sans doute parce qu'ici, en Moselle, entre Sarrebruck et Forbach, elle avait tout de convenu, d'artificiel et rien de naturel. J'aime cette vieille carte pour ceci même qu'elle désigne un lieu par son statut antérieur de poste frontière comme si de l'avoir été le condamne à en porter les stigmates abstraites. A ce poste frontière de la Brême d'Or, que nous parcourions à l'occasion, je ne me lassais jamais d'observer que tout changeait, alors que rien ne l'y contraignait : bordures et lignes de rues et routes étaient peintes alors en jaune ici, en blanc là ; modèles de voitures, de camion ou de bus étaient radicalement différent et surtout la couleur de leurs phares, ici jaune, là blanc ; pancartes et panneaux indicateurs, jaune criard là-bas, blanc ici. J'aimais cela - pourquoi je ne saurai le dire - et imaginai souvent pouvoir me poster, ici, à califourchon sur la ligne, un pied ici, l'autre là. J'ai du désirer être des deux bords, réunir ; n'être pas ceci seulement mais tout ; non pas seulement gaucher mais ambidextre.

Je le revois encore ce poste frontière aujourd'hui disparu pour de bien meilleures raisons qu'en 1870, puisqu'il s'agit d'Europe et non plus de conquêtes ou de pertes territoriales. Ici se terminait le territoire mais de manière tangible, presque ostentatoire, s'affichait qu'un autre commençait - exactement au même endroit : pourquoi aurions-nous cru aux frontières quand les fins contrefaisaient aussi joliment les débuts ? Comme en ce si bel éternel retour qu'inventèrent les grecs, cycle des saisons et autre révolutions planétaires mimant une éternité où les choses revenaient inéluctablement au début et où, finalement, rien ne ressemblait plus à la naissance que la mort.

J'aimais me poster aussi à ce terminus de la ligne de trolleybus où en un beau cercle la voiture s'en allait faire demi-tour comme je l'imagine elle le faisait à l'autre bout de la ligne : fictive et abstraites, les fins s'effacent sitôt que se courbent. Ce qui ici se termine se contente de recommencer ! Il n'est pas de figure plus belle mais plus étrange que le cercle ou la courbure. Plus rassurante mais plus trompeuse. Je dus bien un peu m'y laisser prendre quelquefois oublieux qu'elle était aussi marque du tragique ; bien souvent ne pas savoir me résoudre à ce que la situation se fût à ce point dégradée qu'il ne pût plus jamais y en avoir un après, même différent. Ainsi de nos amours que nous concluons comme si elles étaient éternelles mais dont les brisures follement douloureuses nous laissent sales, nus et tristes. Passé le choc initial, la régurgitation presque physique de la violence de la révélation, je n'eus de cesse d'abord de vouloir recoller les morceaux, recoudre les fils déchirés, supputant au mieux un malentendu, au pire, une crise, mais rien en tout cas qui ne puisse se ravauder même si rien tout freinait à revenir jamais à l'état antérieur. Quand cette relation s'était-elle perdue, ne pouvait-on véritablement lever le quiproquo ; comment s'accorder avec l'autre une seconde chance et reprendre les choses juste avant qu'elles ne se détruisissent ? c'était, oui, les questions que d'abord je me posais et les tentatives entreprises avant que, plus tard, bien plus tard, je ne me résolusse à renoncer. Sans que jamais le doute ne vienne à véritablement se lever : quoi de tout ceci, la fin détestable ou toute l'histoire, fut un mauvais rêve ? Comme si la chose dût ne jamais avoir eu lieu pour rendre supportable sa terminaison.

C'est bien la première leçon que j'en tirai qui tient à notre incrédulité : plutôt que d'entériner la brutalité du terme nous préférons encore imaginer que la chose n'eût jamais lieu ; ne fût qu'une illusion. Comme ces ombres qui s'agitent inconsidérément dans la caverne qui ne meurent que de n'avoir été que fallacieuses projections.

Mais il en est une seconde, presque contraire, qui m'étonnera toujours : quand on regarde bien cette photo à gauche datant des années datant des années 1910, on verra en contre-bas un second tramway faisant sa boucle terminus ici : c'est celui qui relie la Brême d'Or à la ville de Sarrebruck : quoique totalement allemand alors, ce territoire gardait encore la trace des anciennes bornes … jamais les deux lignes ne furent reliées. Au moins symboliquement, on s'attache à marquer même les lignes gommées : il en est ainsi ici mais aussi au beau milieu de pont du Rhin où l'on s'attacha, malgré tout, à signaler fût ce en pointillé une frontière qui pour être totalement ouverte demeure pourtant, comme une trace ; comme un souvenir ; une lointaine rémanence.

Je ne parviens pas à oublier que les pires atrocités commises en cette Europe pourtant pacifiée des années 80, que les barbaries les plus haineuses furent commises sur les lieux même qui autrefois séparèrent les Empire romain d'Orient et d'Occident - ces mêmes terres qui furent aussi cause du déclenchement du premier conflit mondial : comme si ce schisme avait séparé pour toujours le vieux continent de ses sources orientales ou que les conflits religieux, militaires ou nationalistes n'en fussent que les atroces résurgences, les répétitions sottes. Paradoxe sans doute : ces frontières qui ne sont rien, que de pures abstractions hérités des ambitions d'autrefois ou même seulement des aléas de l'histoire, ces abstractions, dis-je, laissent nonobstant des traces bien au-delà de ce que l'on imagine ; traces parfois symboliques seulement ; voire anecdotiques mais traces nonobstant car rien de ce qui agite la surface ne parvient à demeurer longtemps innocent Les jours s'en vont ; les frontières demeurent. A Strasbourg encore, un siècle plus tard, on parle encore des français de l'intérieur !

Rien en réalité ne se termine ; pas même la terminaison