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Acte I : Sisyphe le Rusé

Tout le monde connaît Sisyphe : c'est celui qui pousse son gros rocher sur la pente ; un rocher qui, sitôt parvenu au sommet, dévalera la pente, condamnant l'homme à recommencer. Tout le monde croit le connaître et son histoire. Sauf à considérer qu'on ne sait jamais véritablement qui il est - divin, titan, héros ou simple homme - ni véritablement pourquoi et par qui il a été condamné à répéter inlassablement ce geste. Tout juste sait-on que Camus lui consacra un ouvrage en 41 lui redonnant une notoriété qu'il avait peut-être perdue alors. Sisyphe devient alors synonyme de l'absurde.

Il faut bien avouer que cette sempiternelle répétition du même geste, sans doute déjà inutile en lui-même, équivaut d'autant mieux à l'absurde qu'il devra être inlassablement répété sans que le moindre écart d'une occurrence à l'autre puisse être repérée. Sans pour autant sombrer dans un pathos facile, sans trop non plus jouer sur la corde de l'angoisse métaphysique, ceci jette pourtant une lumière bien crue sur notre propre existence : que faisons-nous d'autre, après tout, que répéter inlassablement, jour après jour, les mêmes gestes, les mêmes activités ; les mêmes pensées souvent et même, à y scruter de près, les mêmes amours ? Le grec qui, au plus profond de lui-même, voyait dans son existence une profonde injustice et une inéluctable souffrance n'entrevoyait pas d'autres refuges que provisoires et fragiles dans la philosophie et dans la cité, donna, oui, à cette absurdité la forme du temps cyclique. Certes, le judaïsme et surtout le christianisme, triomphant en Occident, brisèrent ce cycle en nous offrant la perspective d'une issue, d'un sens mais le cycle demeure, implacable, des jours, des saisons, des vies surtout, qui eurent beau, en leur succession, s'agiter, ne changèrent finalement pas grand chose au monde. Certes, nous grattâmes la terre, édifiâmes des temples, des stèles et de superbes bâtisses, nous troublâmes la pureté lisse des cours d'eau, souillâmes, assurément, et parfois de manière définitive ; épuisâmes, à force de creuser, toute ressource qui pût nous aider encore à prospérer et nous leurrâmes assurément de ces progrès et civilisation qui n'atténuèrent ni nos violences, ni nos égoïsmes.

Sisyphe c'est nous, que nul Dieu ne détourne plus de sa route pour entendre au sommet de la montagne le Message qui éclairerait l'horizon, nous qui étouffons en la succession des matins glauques et des soirées maussades que séparent tout juste l'affairement professionnel qu'une éducation un peu sotte mais aveugle surtout nous avait appris à considérer comme le sens suprême.

Qui es-tu Sisyphe ? Qu'as-tu donc bien pu faire pour mériter tel châtiment ?

Qui brave les dieux

Son nom a beau signifier homme sage, le qualificatif de rusé lui sied mieux lui qui brille plus par les entourloupes et les manigances que par la piété ou la vertu. Homme, simple homme, il n'est pas né cependant de n'importe qui : son père n'est autre qu’Éole et dans ces origines aériennes j'entrevois comme une prédisposition à s'enfuir, s'évader, se soustraire en tout cas aux plus grandes des puissances. On le dit fondateur de Corinthe - ce qui n'est pas rien : la ville contrôlait effectivement l’isthme et donc toutes les voies reliant le Péloponnèse au reste de la Grèce et ainsi à Athènes.

On le dit le vrai père d'Ulysse mais ce fut surtout pour lui la première occasion de se mesurer aux dieux. Une vulgaire histoire de troupeau, comme Tite Live en racontera à propos d'Hercule et de Cacus. Sisyphe voit le sien, dont il était si fier, diminuer sans que rien ne puisse l'expliquer alors que celui de son voisin Autolycos prospérait insolemment. Il fait dire que ce dernier se disait fils d'Hermès - le dieu des voleurs - et tenait de lui le don de voler sans être jamais pris. C'est en métamorphosant les bêtes qu'il parvenait à ses fins ce qui empêcha Sisyphe de le prendre sur le fait et l'accuser. Mais incapable d'avouer sa défaite, Sisyphe grava sa marque sous le sabot de ses bêtes : ainsi put-il en suivre la trace sur la route pour alerter ses voisins et, inspectant l'étable, d'y reconnaître son bétail subtilisé. Ivre de vengeance, il ne se contenta pas de laisser la foule punir le voleur, pénétra dans la demeure d'Autolycos et viola sa fille Anticlée qui devait donner naissance plus tard à Ulysse.

Curieuse histoire où l'on observe que fille et troupeau appartiennent au même patrimoine sans plus de considération mais pas moins non plus. Curieuse non à cause de cette équivalence, choquante pour nous mais courante dans la pensée antique où tout ce qui était promesse de vie et de futur était vénéré, mais du fait de l'aisance à contourner des talents tenus des dieux. C'est la même ruse - des trace laissées sur le sol qui permirent à Hercule de remonter jusqu'à la caverne de Cacus en dépit de la ruse de ce derniers qui avait tiré les bêtes par la queue laissant ainsi accroire qu'elles se dirigeaient dans une direction opposée à celle de sa caverne.

On retiendra provisoirement cette première leçon : exister c'est laisser des traces qui brisent précisément le cercle répétitif de l'ordre du monde ; c'est engendrer quelqu'un ou fertiliser une terre en sorte que plus rien ne soit plus jamais comme avant. Les textes se contredisent souvent mais à y bien regarder voici quand même une constante : l'homme est l'empêcheur de tourner en rond ; celui qui entrave, par son existence même mais en tout cas par ses actions, les manœuvres divines. Il est celui qui n'a pas de place ; le gêneur. C'était déjà l'interprétation que JP Vernant avait fait du récit prométhéen où il apparut que sitôt sa victoire assurée Zeus entreprit de mettre de l'ordre dans l'univers et notamment de séparer hommes et dieux qui jusque là vivaient ensemble sans différences trop marquées. Entre animaux et dieux, avec sa redoutable puissance de liberté et de capacité de dire non, l'homme paraît ne pouvoir s'affirmer qu'en niant à la fois les choses, les êtres inférieurs - en se les soumettant - et même … les dieux - en les affrontant en tout cas.

Les romains se moqueront longtemps du christianisme ne comprenant rien, en en étant même scandalisés, à ce dieu si faible qu'on pût le crucifier. Ils eussent du se raviser. Après tout, si puissant qu'il se voulût et sagace, Zeus ne s'en fût pas moins fait prendre au piège à plusieurs reprises - même s'il est plus honorable de se faire piéger par des dieux ou des titans que par de vulgaires hommes. Prométhée le dupa, en dépit qu'il en eût. Sisyphe aussi.

Il ne faut pas prendre à la légère cet antagonisme. Il n'est pas structurel comme on dirait aujourd'hui non sans technolâtre pédanterie ; il est ontologique. Il est difficile de vivre à la périphérie des dieux sans se soumettre. Il est intolérable de se soumettre quand on se revendique libre. Cet antagonisme est originel. Il ne relève pas de la faute mais de l'être. Non l'expulsion de l’Éden ne releva ni d'une incompatibilité d'humeur ni d'une faute : cette expulsion valait naissance !

Sisyphe, c'est l'homme dans toute sa trouble splendeur : capable du pire - un viol pour se venger d'un vol de troupeau - mais aussi du meilleur. Il est capable d'aider.

Le second fait, pour lequel les récits le nomment, l'oppose cette fois-ci frontalement à Zeus : ce dernier, métamorphosé en aigle, avait enlevé Egine, fille d'Asopos. Les frasques amoureuses de Zeux sont légion, qui suscitent fréquemment jalousie et colère chez son épouse Héra ; cette fois c'est celle du père de la nymphe, prêt à tout pour sauver sa fille et même à désigner une source qui ne tarirait jamais. Sisyphe l'aida car pouvoir abreuver sa cité Corinthe, sans limite et sans crainte avait tout pour lui complaire. Il trahit donc le secret des dieux et dénonça Zeus qui fut bien vite contraint de fuir. Ce faisant il commit la pire erreur que pouvait perpétrer un mortel : trahir les dieux valait bien démesure puisque signifiait se prendre pour aussi puissants voire plus encore qu'eux. Inutile d'imaginer la colère de Zeus non plus que sa volonté de vengeance : Sisyphe devait mourir. Il fit donc envoyer Thanatos mais ce dernier se fit piéger par Sisyphe qui, lui faisant croire que ses menottes étaient défectueuses, les lui fit essayer et l'entrava ainsi avec ses propres outils. Mais Sisyphe sans doute excité par sa propre audace et son insolente réussite, commit alors une seconde erreur, plus grave encore, plus offensante en tout cas pour Zeus : il séquestra Thanatos.

Comment mesurer l'incroyable offense mais l'incontestable réussite que dut représenter un tel exploit. Ce n'était ici pas seulement braver les dieux ; tenir Zeus en échec ; c'était toiser la Mort elle-même et la tenir en respect !

Zeus ne tarda pas à s'en apercevoir : plus personne ne mourrait et les Enfers commençaient à se dépeupler. Il manda donc à Arès, le dieu de la guerre d'aller quérir Sisyphe. Ce qu'il fit. Mais parvenu aux Enfers, il parvint à convaincre Hadès de le laisser retourner dans le monde des vivants régler ses affaires domestiques en lui promettant de revenir tout de suite après. Il faut dire qu'il avait préalablement demandé à sa femme de ne pas lui célébrer de funérailles. Double subterfuge, ici encore : l'homme décidément est roué et les dieux facilement dupés. Il fallut donc chercher Sisyphe de force - selon certains Hermès lui-même - et c'est pour cette ultime vilenie - pour ce second refus de la mort - qu'il est condamné à faire rouler indéfiniment son rocher.

Tel est l'homme : roué, rusé, menteur ; roublard. Il n'a peur de rien … pas même des dieux. Il joue sa chance …et gagne parfois. Sans doute, à un moment est-il allé trop loin : voici le grand péril de la démesure, de cette hybris que craignent tant les grecs. Est-ce d'avoir toisé les dieux ou d'avoir refusé la mort ?

L'ironie de l'histoire est que dans l'affaire il finit bien par conquérir sa forme d'éternité mais Camus a raison : elle est synonyme d'absurdité.

 

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