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VI /
Tout est accompli
Ἰησοῦς, εἶπεν, Τετέλεσται: καὶ κλίνας τὴν κεφαλήν, παρέδωκεν τὸ πνεῦμα.

Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis. Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère. Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné J’ai soif Tout est achevé Père, entre tes mains je remets mon esprit

 

 

Paroles des hommes : Au moment de mourir, nous nous demanderons : qu’avons-nous fait, en somme ? Quand la vie, finie et enfin définie, se consume, cette somme révèle son sens. Quelle signification émerge de cette consommation finale, ici, au Golgotha ? S’y révèle cette vérité que les lois ont sacrifié un innocent. Or si cette victime d’une erreur judiciaire rachète, comme dit l’Écriture, les péchés du monde, alors nous ne pourrons plus, désormais, condamner quiconque à mort, puisque tous les crimes et toutes les peines du monde et des hommes se trouvent désormais purgés. Vient donc de mourir le dernier condamné à mort de l’histoire. Par sa mort, le Christ abolit la peine de mort. Tissée de violence, la vieille histoire est consommée ; le temps des sacrifices est terminé ; le temps de la mort s’achève. La mort est morte, il vient de la racheter.
Serres

Toujours ce même verbe qui hésite entre accompli et consommé ; qui désigne une fin imminente mais pas une fin quelconque ; au contraire annoncée ; destinale ; tragique pour cette raison.

Accomplir ou accompli reviennent ensemble une trentaine de fois tandis que consommé seulement deux fois : ce qui est assez logique puisque l'accomplissement se situe par rapport à un passé annoncée ; une prophétie ou une promesse tandis que consommation se place face à un futur barré dont on proclame qu'il n'aura pas lieu. Plus

Lui qui n'est pas venu pour abolir mais pour accomplir, tente à fois de porter la Nouvelle et de montrer qu'elle est la suite logique de l'Ancienne : d'où cette insistance sur la réalisation en sa personne des promesses faites autrefois ; des prophéties formulées.

Il y a ceci pourtant qui est le pendant en fin de compte de cette angoisse éprouvée à quitter la scène, l'impuissance où nous sommes de nous retirer en toute discrétion. Cette sourde inclination à tirer un trait comme on l'eût fait d'une addition, cette fâcheuse tendance à croire le bilan nécessairement équilibré où les zones glorieuses à la fin équilibrassent les ombres.

C'est la pesée des âmes au jugement ! ce petit tribunal où passant devant St Pierre on tremble un peu de ne point se voir octroyer le laisser-passer convoité … Les grecs avaient imaginé un Fleuve qui séparât ce monde de l'enfer avec un passeur aussi taciturne que désagréable mais n'avaient pas envisagé de Paradis, signe de leur peu d'espérance. Les dieux descendaient bien un peu ici bas pour compter fleurette mais l'homme sembla toujours de trop dans ce bel ordonnancement que Zeus avait prévu.

Nous tenons bien un peu de Pierre cette idée que nos œuvres nous serviraient de laisser-passer quand d'autres n'attendent celui-ci que de la grâce : que peut-être même un peu nous pourrions influer sur nos fins ; que nous devrions nous assurer d'être libres et répondre fièrement que, oui, ceci, c'est nous qui l'avons fait : d'où, par frayeur ou projet ce besoin de faire le point ou, comme disent les gestionnaire, le bilan. Nous ne pouvons pas, ne parvenons jamais, à ne pas peser le poids de notre existence et ne pas nous demander si elle est réussie - ou ratée.

Savons-nous seulement les critères qui nous la font ainsi évaluer sinon une vague sensation ou quelques regrets aussi confus que douloureux ? Pourtant il n'est de réussite ou d'échec qu'en raison d'un projet, d'un but or je ne sache pas que nos existences fussent à ce point réglées, ordonnancées qu'elles n'eussent jamais constitué qu'un fidèle et rectiligne chemin qui y conduisît patiemment.

Je cherchais ce que croire pouvait signifier ? Ceci !

Le seul but assignable d'une existence serait d'écouter ; de se conformer à ce que proclame ce message - qui est un message d'amour ; de grâce. Ce que ceci veut dire c'est à chacun de se le définir pour lui-même mais où je demeure persuadé qu'il ne saurait subsister de réelle différence entre la réponse pétrie de foi et celle profane hantée de liberté : au moins ne pas nuire à l'autre ; jamais volontairement ! et en réparer les désastres chaque fois que ce sera encore possible.

Le seul signe qui puisse attester qu'on y entreprenne enfin de réussir serait qu'il ne subsista plus aucune contrariété entre être libre et servir.

Nous n'échappons décidément pas à l'ambivalence du mot fin qui signifie, ici comme en grec, à la fois le terme et le but comme si nous ne pouvions que confondre les deux ou que le comble de l'accomplissement fût précisément que but et fin fussent identiques. Il y a quelque chose de satisfaisant intellectuellement à concevoir que pour un fils de dieu au moins le terme de son parcours coïncidât avec son projet. Fut-il pourtant jamais existence humaine pour qui ce fut le cas ? Nous sommes trop négligents pour ne pas envisager l'être comme une évidence alors qu'il est un don ; pour ne pas laisser nos existences fuir de toutes parts en nous égarant et attardant en d'ineptes haltes ; en ne nous dessinant pas de projets rodomonts que nous délaisserons aux bas-côtés de nos endémiques paresses.

Pour le Christ, la chose est claire lui qui fut envoyé pour porter un message : ce dernier fut rejeté et sa mission est un échec quoiqu'on dise et à moins qu'on envisage que cette mise à mort fût orchestrée intentionnellement. Tout est porté à son terme veut bien dire alors tout est achevé. Quelque chose de miraculeux qui se nommait alliance a été brisé.

Là, l'instant le plus poignant presque insupportable. On pourra toujours regarder le ciel : il n'est pas sûr qu'on puisse encre en espérer une lueur. Et si elle scintille encore c'est en nous qu'il faudra aller la chercher et protéger : le voile a été déchiré.

Pour le Christ, la chose est lumineuse : dans cette violence faite au divin, il demeura, dans le silence magnifique de sa douleur, celui qui ouvre encore une fois le chemin parce que, décidément, l'esprit ne saurait cesser de souffler jamais ! En son échec, sa mission est un accomplissement : plus jamais l'humanité de l'homme ne pourra se défausser. Elle était là ; agissante et le résultat de son œuvre a tout de l'impardonnable. A elle, désormais de faire le chemin.

Nous sommes ainsi faits que nous nous résolvons rarement au terme ; que toujours nous imaginons un après qui nous rassurât ou nous consolât. Que nous imaginons mal que nos erreurs fussent irréparables.

C'est pour ceci que ces sept paroles forment un cercle parfait qui revient subtilement en son point de départ : celui du pardon.

Serres n'a pas tort ; non plus que ne l'eut R Girard : c'est bien à la violence ici qu'il faut mettre un terme et que cette mort atroce et totalement injustifiable pourrait au moins servir : que cesse enfin la violence et son odieuse collusion avec le sacré. Sans doute s'illusionne-t-il de croire achevé le temps des sacrifices : je crains bien que l'interprétation chrétienne de la rédemption par la croix ne soit encore qu'une énième remise en vigueur de la violence sacrificielle.

Mais le chemin a été tracé et c'est le nôtre. Plus que jamais. Non, pour nous, rien n'est achevé encore.