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Philosophie - philosophes

Qu'y puis-je ? - je ne suis pas si narcissique que cela ! Dans cette lecture - qui est en réalité une découverte de ce Paul Valéry que j'avais négligé - je tombe sur ce passage des Mauvaises pensées - écrites dans les années 40 : il est intitulé Faux philosophes et il précède un développement plus long intitulé Questions de l'enfant qu'est le philosophe

Faux philosophes.
Ceux qu 'engendre l'enseignement de la philosophie , les programmes. Ils y apprennent des problèmes qu 'ils n'eussent pas inventés et qu 'ils ne ressentent pas. Et ils les apprennent tous!
Les vrais problèmes de vrais philosophes sont ceux qui tourmentent et gênent la vie. Ce qui ne veut pas dire qu'ils ne soient pas absurdes. Mais au moins naissent-ils en vie - et sont vrais comme des sensations.
Le premier mouvement des uns est de consulter les livres ;
Le premier mouvement des autres est de regarder les choses.

Les anciens philosophes (et pour cause) réfléchissaient beaucoup plus qu'ils ne lisaient. C'est pourquoi ils tenaient si étroitement au concret. L'imprimerie a changé ça. On lit plus qu'on ne réfléchit. Nous n'avons pas de philosophies mais seulement des commentaires. C'est· ce que dit Gilson en estimant qu'à l'âge des philosophes qui s'occupaient de philosophie a succédé l'âge des professeurs de philosophie qui s'occupent des philosophes. Il y a dans cette attitude à la fois de la modestie et de l'impuissance. Et un penseur qui commencerait son livre par ces mots : « Prenons les choses au commencement » s'exposerait aux sourires. C'est au point qu'un livre de philosophie qui paraîtrait aujourd'hui en ne s'appuyant sur aucune autorité, citation, commentaire, etc., ne serait pas pris au sérieux. Et pourtant... Camus

Il ne doit pas être si difficile que cela de trouver critiques amères ou portraits acerbes des philosophes ou de leurs philosophies. P Valéry ne les aime pas et l'écrit souvent. Nietzsche lui-même n'hésitait pas à ridiculiser sa propre corporation pour son dogmatisme et son incapacité à vivre. Il n'est qu'à se souvenir des tout débuts de Par delà le bien et le mal. Il y a peu pourtant, cette note des Carnets II de Camus dont je gardais le souvenir pour l'avoir entendue la première fois lors de cette année de Terminale à quoi je dois tant … Cela finit par faire beaucoup !

Je ne crois pas vraiment aux coïncidences : si la question s'impose à moi c'est que je l'ai repérée dans le carrefour de ces lignes et que j'y étais disposé.

Deux préalables

Ecarter d'abord les sempiternelles jérémiades des philosophes eux-mêmes moins soucieux du peu de considération qu'on leur prête ( la servante de Thrace) qu'inquiets de l'avenir de leur discipline qu'ils voient toujours en crise et prête à succomber. Certains en firent même leur fonds de commerce. Tout cela n'est qu'écume sans signification : ceux-ci ne pouvaient pas ne pas savoir qu'annoncer la fin de la philosophie c'est encore philosopher. Il faut en prendre son partie : la philosophie est effectivement en crise ; c'est au reste en sa définition même que de l'être. C'est son mode de fonctionnement. Et ainsi qu'elle se survit.

Ecarter ensuite les continuelles caricatures que l'on brosse des philosophes comme des scientifiques du reste : écartelés entre un Dr Folamour, un peu fou en tout cas dangereux, prompt pour le plaisir de l'idée à faire exploser la planète et les Pr Nimbus ou Tournesol, distraits, aimablement dans leurs petits nuages, pas dangereux pour un sou, presque attendrissants mais franchement inutiles. Il ne servirait à rien de les vouloir démonter : s'en amuser seulement pour la petite part de ridicule qui les fait coller au réel.

Une évidence

Dans le passage qui suit P Valéry écrit ceci :

La question du philosophe , une fois dépouillée des formes solennelles ou sévères, est toujours enfantine : qui interroge sans nécessité est enfant, perd la majesté du tigre résigné à être magnifiquement ce qu'il est, tel qu 'il est, quel qu 'il soit, ou la simplicité et impersonnalité du mouton dans son troupeau.

Tout ici me gêne et pourtant tout revêt sa pellicule de vérité. Tout me gêne parce que

J'essaie de me remettre dans la peau de cet adolescent trop tendre qui entrait mi inquiet mi-avide dans ce premier cours de philosophie qu'il allait recevoir en ce mois de Septembre 1971. Cet épisode, je l'ai évoqué déjà ; brievemment, presque par allusion. Par pudeur me rétorquera-t-on ? pas sûr ! l'impression vive demeure mais les détails s'en sont envolés depuis longtemps. Qu'attendais-je ? Je ne sais mais pas le signe d'une vocation : je savais que je serais enseignant ! j'avais même choisi l'histoire comme territoire.

1971
sécession du Bangla-Desh
Willy Brand Nobel de la Paix
Idi Amin Dada et ses folies sanguinaires
K Waldheim secrétaire général de l'ONU
Mort de Duvalier
Manifeste des 343
Congrès d'Epinay

Et puis cette femme qui nous ressemblait encore mais paraissait déjà si loin ; cette femme qui posait des questions que même dans le silence de nos incertitudes adolescentes nous n'osions même plus poser - encore moins penser ; surtout pas exprimer. De ces questions que Valéry qualifie d'enfantines. Oh bien sûr je ne me demandai pas qu'est-ce que l'être ? mais qui se pose la question en ces termes ? Mais je devais bien un peu me demander quel sens donner à ma vie et, plus sûrement encore, comment parvenir à le réaliser. Je me souviens avoir adoré alors Camus mais tout le monde disant que c'était un philosophe pour classes terminales, je n'osai pas trop le proclamer - je n'étais pas très courageux ; avoir été impressionné par des cours d'histoire sur la Commune notamment qui me confirmèrent qu'avec un peu de conviction, de ferveur et d'authenticité tout devenait intéressant - passionnant.

Militant un peu bisounours - si je puis me permettre cet anachronisme : je fréquentais beaucoup les pacifistes et ces groupements un peu bizarres - avec le recul - qui se nommaient non-violents. Je connaissais trop mal le marxisme - voire pas du tout - pour désirer en fréquenter les affidés. Je ne venais pas de nulle part : un vieux fond de gauche même si je n'étais pas à l'époque capable de donner un contenu à tout ceci mais, deux années après 68, l'ère pompidolienne qui n'offrait même plus le mirage gaullien de la maestria épique, une gauche qui tentait de se réinventer mais on ne le comprendra qu'un peu plus tard … non décidément ces années-là avaient goût de cendres. Ce que je fricotais avec les pacifistes n'avait rien de bien glorieux mais rien de bien honteux : la même révolte contre ce monde qui nous semblait aussi injuste qu'insupportablement violent ; tellement absurde. Militant d'un bazar qui s'appelait MDPL, qui connut ses heures sinon de gloire du moins de notoriété honorable, luttant notamment contre l'armement nucléaire, je croisai Rostand, Claude Bourdet dont j'ignorais alors qu'il avait été dans la Résistance le supérieur immédiat de mon grand-père mais savais qu'il avait fondé l'ancêtre du Nouvel Observateur ; Alfred Kastler. Là-bas, sur les frontières de l'Est nous protestions contre la guerre du Viet-Nam, soutenions les déserteurs américains qui d'Allemagne tentaient de fuir et expérimentais dans ces petites manifs et autres sit-in combien poreuse savait parfois être la ligne qui séparait jeunes élèves et enseignants et que celui-ci que j'imaginais vieux barbon acariâtre ou celle-là décrépite sans âge aussi malplaisante qu'une épreuve d'examen avaient encore hors des murs de leur classe la ferveur de leur engagement.

Alors, oui, un peu enfantines ces questions puisqu'elles étaient celles d'âmes refusant de se résigner ; promptes à se lever et s'indigner à la première occasion que leur offrait ce monde tellement maussade, si bourgeoisement convenu mais, en rien ells ne pouvaient surgir du programme. De notre sincérité, plutôt fût-elle naïve et maladroite.

Non P Valéry ! vous avez tort ! ou du moins il faut choisir ! Entre l'enfantin et l'artificiel ! La philosophie ne peut participer des deux à la fois.

On pourra dire ce que l'on veut de l'enseignement de la philosophie qui demeure au moins jusqu'à présent une des originalités de l'enseignement français : il est une occasion, la seule véritable, certes souvent ratée sans qu'on puisse toujours savoir si ce ratage est le fait de l'enseignant ou du jeune adolescent. Que c'est grande tristesse que de voir cette rencontre ne pas avoir lieu car elle est le seul moment, si rare, où avant de se dépouiller définitivement de l'enfant ou de croire pouvoir le faire, on peut se former en se définissant les quelques règles qui constitueront notre besace. Ce qui fait le philosophe - et qui n'a rien d'artificiel ; rien de contraint ; rien de convenu - c'est cette capacité à toujours s'étonner et à ne rien accepter pour incontournable, ou fatal. Pas même son existence. On peut vivre évidemment sans trop de poser de questions. Certains y parviennent et ne s'en portent pas nécessairement mal. Ou s'en posent d'autres qui tiennent à l'efficacité, à la performance ou simplement à la réalisation de leurs vœux de bien-être. Certains, j'en fus, voient systématiquement des questions où d'autres trouvent des réponses. Ils ne sont pas meilleurs pour autant ; mais pas pires non plus. Mais leur démarche a tout d'authentique et ne mérite pas cette suspicion.

Sans doute confont-on trop souvent la philosophie et son enseignement : une attitude face au monde avec un corps de textes, de théories pouvant servir de support. Où l'on retrouve Camus.

Il faut réécouter le délicieux Bachelard soulignant au soir de sa vie qu'il ne saurait y avoir une définition unique de la philosophie mais rappelant néanmoins qu'autrefois c'était en tant que professeur de sagesse que l'on désignait le philosophe.

Sagesse ! je crois bien que c'est ceci que je cherchais alors ! que je cherche toujours ! ce rapport entre la pensée et le monde ; ce rapport entre la pensée et l'acte ; cette si difficile capacité à y mettre un peu de cohérence. Je ne savais sans doute pas de quoi il retournait exactement - je ne le sais toujours pas - mais je crois que je regardais un peu bluffé ces grecs qui pouvaient sans forfanterie désigner parmi eux quelques sages.

Je suis un enfant des frontières - je l'ai écrit plusieurs fois - où j'ai appris la distinction mais l'effroi de la séparation ; découvert la différence mais compris que s'y nichaient tellement de ressemblances. Ce n'est pas la raison que j'aurai d'abord cherchée même si j'appris la nécessité d'en connaître les codes et vécu dans ma chair ses incroyables limites autant que ses sinistres puissances ; ce n'est pas non plus l'émotion ou la passion pour quoi j'étais si impropre ; non c'était ce lien ou plus exactement ce mélange où j'ai cru voir la promesse possible d'une sagesse. C'était assurément l'art de la question et je n'ai pas pris par hasard tant de plaisir à décortiquer tel ou tel système, à dénicher la ruse dans telle ou telle dialectique où même à défendre telle ou telle position - pour la beauté du geste, pour l'élégance de la chose. Mais je crois bien - où la philosophie jamais ne se réduit à son enseignement - que ce que je cherchais, ce dont j'avais besoin et dont pour rien au monde je n'aurais voulu me priver, c'était bien de ce passage, étroit mais pas si difficile que cela si on y met son âme, qui mène d'entre la pensée et l'acte au monde, à ce que Bachelard nomme contact de la philosophie avec le monde.

J'en ai tant vu qui s'en allèrent
Ils ne demandaient que du feu
Ils se contentaient de si peu
Ils avaient si peu de colère

J'entends leurs pas j'entends leurs voix`Qui disent des choses banales
Comme on en lit sur le journal
Comme on en dit le soir chez soi

Ce qu'on fait de vous hommes femmes
O pierre tendre tôt usée
Et vos apparences brisées
Vous regarder m'arrache l'âme

Les choses vont comme elles vont
De temps en temps la terre tremble
Le malheur au malheur ressemble
Il est profond profond profond

Vous voudriez au ciel bleu croire
Je le connais ce sentiment
J'y crois aussi moi par moments
Comme l'alouette au miroir

J'y crois parfois je vous l'avoue
A n'en pas croire mes oreilles
Ah je suis bien votre pareil
Ah je suis bien pareil à vous

A vous comme les grains de sable
Comme le sang toujours versé
Comme les doigts toujours blessés
Ah je suis bien votre semblable

J'aurais tant voulu vous aider
Vous qui semblez autres moi-même
Mais les mots qu'au vent noir je sème
Qui sait si vous les entendez

Tout se perd et rien ne vous touche
Ni mes paroles ni mes mains
Et vous passez votre chemin
Sans savoir que ce que dit ma bouche

Votre enfer est pourtant le mien
Nous vivons sous le même règne
Et lorsque vous saignez je saigne
Et je meurs dans vos mêmes liens

Quelle heure est-il quel temps fait-il
J'aurais tant aimé cependant
Gagner pour vous pour moi perdant
Avoir été peut-être utile

C'est un rêve modeste et fou
Il aurait mieux valu le taire
Vous me mettrez avec en terre
Comme une étoile au fond d'un trou
Aragon
Non décidément la seule question que je me suis sans doute posée alors et me pose toujours en fin de compte ; la seule que j'ai posée à la philosophie sans forcément en attendre une réponse mais seulement une forme parce que je savais bien que de réponse il n'en était pas ou qu'elle résidât en moi, ce fut bien : qu'est-ce que je fais ici ? Ce n'est pas qu'est ce que l'être ? mais bien comment exister sans faire mal, sans enlaidir ; à la rencontre de l'autre ?

C'était ce poème d'Aragon que je découvrais alors, chanté par Ferrat : c'était ces trois vers -Avoir été peut-être utile C'est un rêve modeste et fou Il aurait mieux valu le taire - qui me volèrent quelques larmes où je reconnus comme une manière de cheminer - car il n'est pas de raison d'être ; une musique intérieure qui scanderait le geste - car il n'est pas de but qui se maintienne tpit juste des lueurs qui se survivent ; cette sotte obsession de l'œuvre.

A l'autre extrême de ce chemin j'aurai bien quelque joie à repérer que si je n'ai pas - mais ne l'ai pas non plus voulu - fait d'éclats en philosophie, j'aurais au moins été fidèle et au métier et à la manière dont j'ambitionnais de le mener.

Professeur de sagesse dit Bachelard - il m'est arrivé d'écrire passeur d'âmes.

Il est bien un nocher des Enfers : ce Charon qui fit passer Dante et Virgile dans le monde d'en-bas ; ce Charon intraitable qui choisit les âmes qu'il fait traverser contre obole ; revêche, acariatre, vieillard sale et vraisemblablement maussade de s'être vu confier aussi sordide tâche. Ce Charon qui parfois se fait berner : par Orphée mais par Enée et même Psyché …

Pourquoi n'y aurait-il pas passeur qui accompagnât la jeune âme en cette autre traversée qui, elle non plus ne connaît pas de retour, qui de la rive de l'enfance vous projette dans cet affairement besogneux qui complote à vous perdre mais vous révèle nonobstant. Il me plait de penser que sur une de ces rives, il n'est que chants, oratorios et chorals enfiévrés qui vous rappellent de quelle cîme vous êtes originaire et de l'autre d'interminables rayons de bibliothèque tels que put les rêver Borgès où tout du passé, présent et futur serait inscrit à jamais mais en un tel désordre que seuls sagacité entêtement et dévouement permissent de les décrypter.

Il n'est pas de chemin que l'on puisse parcourir seul longtemps. Il me plait que pour ceci il n'y ait pas que sagesse dans le terme philosophie mais aussi amitié. Il n'est pas de fleuve que l'on puisse traverser sans que parfois quelque intermédiaire, passeur ou ange, vous y accompagnât. Lui est entre la preuve et l'épreuve : l'interstice entre mot et motion, il l'aura déniché et vous y conduit.

J'aurais toute mon existence aimé faire cela et suis presque sûr de n'y avoir jamais failli en causant préjudice. Non pas apprendre quoi penser ; non pas dire le vrai, le juste ou le beau dont nul ne peut avoir le commerce assuré ; non pas même apprendre comment penser - qui peut se glorifier de savoir cette machine sophistiquée manier sans imprudence ? mais simplement entraîner à l'art de la question comme on apprend à faire de la bicyclette : … en tombant.

Tous les chemins en réalité ne se valent pas. Chacun doit s'essayer à trouver le sien. Qu'il y ait toujours, à vos côtés, des épaules où s'adosser ; des mains où s'accrocher ; des oreilles attentives et parfois de ces nochers qui vous conduisent à destination. Cela se nomme amitié ; parfois amour mais si rarement. Cela s'appelle humanité tout simplement. Celle qu'on vous rend ; celle qu'on vous donne l'occasion d'offrir.

Celle qui vous rend digne.