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De l'impudicité de la liberté

impudeur : de quoi parle-t-on Histoires de viol Intégrité Impudicité de la pensée Impudicité de la liberté

 

Aveu

Mais je n'en ai pas tout à fait fini de cette impudeur de la philosophie que Camus a cru pouvoir déceler. C'est Castoriadis qui l'éclaire en rappelant le lien originaire entre la philosophie et la liberté. Ceci rejoint ce qu'a repéré Bataille mais ne dit pas tout à fait la même chose.

Tous les grands cours sur la liberté seraient ici possibles qui demeure effectivement la grande affaire de la philosophie et, je l'avoue, suis plutôt enclin ici à suivre Castoriadis que l'ampoulé Heidegger quand il ratiocine sur les différents sens de l'être.

Au plus profond de moi, depuis si longtemps que je pourrais presque croire que ce fût depuis toujours ; de manière si constante que la tentation est forte d'affirmer que ce m'en serait attribut essentiel, cet écho qui vitupère, brame …et dit non. Cette impuissance à me fondre dans la masse, à me couler dans le moule, à me conformer à ce qui est prescrit, cette tentation de l'outrepassement … au risque de l'outrance.

Comment lire ceci ? Oh bien sûr en arguant de la puissance de l'esprit ; de la puissance de la volonté ou de cette mystérieuse procession divine ou bien encore de la rigueur cartésienne de la méthode … Ah mais précisément Descartes l'avait repéré : la cause principale de notre faillibilité, l'explication de nos erreurs, je veux dire, de notre capacité à nous tromper, est à chercher seulement dans cet excès de puissance de la volonté sur la raison. Je peux douter de tout même de l'évidence et rien ne m'arrête véritablement. Car c'est ceci surtout la liberté, que l'on peut concevoir sous tous les horizons théoriques ou vouloir récuser au nom de toutes les nécessités physiques ou tenter encore de limiter au nom de toutes les contraintes politiques : c'est tout pouvoir balayer d'un bloc, d'un revers de main comme ce geste étrange d'Héra qui de rage d'avoir été vaincue par Zeus et Hermès, reprend d'une main puis jette d'un geste rageur ou dépité les cent yeux d'Argus qui orneront désormais le ramage des paons. C'est tout vouloir ensemencer derechef en dépit de la défaite cuisante ; ne jamais admettre l'échec ; ne se résoudre à rien ni renoncer jamais. Dire je en dépit de tout et ne rien admettre qui en fût ne serait ce que l'égal.

Une Grenouille vit un Bœuf
               Qui lui sembla de belle taille.
Elle qui n'était pas grosse en tout comme un œuf,
Envieuse s'étend, et s'enfle, et se travaille
               Pour égaler l'animal en grosseur,
...............Disant : Regardez bien, ma sœur ;
Est-ce assez ? dites-moi ; n'y suis-je point encore ?
Nenni. M'y voici donc ? Point du tout. M'y voilà ?
Vous n'en approchez point. La chétive Pécore
               S'enfla si bien qu'elle creva.
Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages: 
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
        Tout petit prince a des ambassadeurs,
              Tout marquis veut avoir des pages.

Mais ce dire non vaut affirmation : vaut ce petit moi gonflé de sa propre vanité jusqu'à éclater comme grenouille fate et si ridicule. Voici qui me parle plus et me laisse avec cette si cruelle défiance de Pascal à l'endroit du moi, haïssable, on le sait, que l'on n'aimerait finalement jamais pour lui-même mais seulement pour les qualités. Ce moi qui ne cesse de se pousser du col, se moucher du coude ou parader comme un paon est en réalité plutôt pitoyable.

Mais ce dire je vaut négation. Négation orgueilleuse de tout ce qui n'est pas soi ; non pas destruction, ceci est affaire de sots, de prétentieux ou de potentats en mal de reconnaissance ; non pas de mépris car le moi exige un vis-à-vis qui le toise pour se déployer mais mise à l'écart … à cette distance qui fonde le respect ou l'ignorance.

Impudique pour autant ? Ah ça ! il lui faut bien étaler ses maigres attributs voire se faire passer pour ce qu'il n'est pas. Mais, on le sait, à jouer l'important on est vite importun. Vulgaire ? oui, parfois ! Honteux ?

L'impudeur consiste bien à rendre public, visible, ostentatoire ce qui eût du demeurer dans la sphère privée et qui peut même à l'occasion provoquer la gêne de l'autre qui eût préféré ne pas être témoin de cette publicité intempestive. Ce n'est pas tant que ce qui est révélé ou montré serait honteux - comme on parle des parties honteuses s'agissant des organes sexuels - mais que ce fût honteux de gêner autruï en l'exhibant. Toute la question se joue dans dans cette frontière fluctuante entre ce qui est intime et qui ne se devrait révéler jamais à personne - parce que d'ailleurs nous ne le connaîtrions pas même et ce qui plus ou moins en raison du degré de proximité, d'intimité, d'amitié ou de voisinage, nous pouvons dire, faire et montrer.

Où l'on se trompe grandement s'agissant de la honte qui ne niche sous la pudeur : elle réside dans la gêne que l'on provoquerait chez l'autre ; dans le remords d'avoir importuné l'autre. Elle est donc tout sauf un enfermement ; tout sauf le cèlement contraint d'une faute originaire ou d'une infamie archaïque. Je n'ignore rien de ces religions qui affectionnent d'escamoter le corps des femmes et il faudrait être bien ignorant ou partial pour oublier que cette obsession hanta aussi le christianisme ( 1,Cor,11) et le judaïsme (Gn,24,64) ; n'ignore rien de ces inacceptables logiques d'exclusion, de ségrégation ou d'ostracisme : le discours sur la pudeur est évidemment insupportable quand il obéit à ces pulsions-ci, dévastatrices.

Mais peut-on imaginer que la connaissance, la recherche en tout cas, ou la philosophie enfin, fussent arrêtées par un interdit ou un impossible ? Dans les religions révélées oui évidemment puisque ce Dieu qui se dit mais ne se peut voir en face, pas plus qu'il ne révèle finalement son nom. Castoriadis n'a pas tort quand il suggère que toute pensée est en quelque sorte bloquée par un cran d'arrêt que représente une vérité incarnée en un Etre, condamnée en quelque sorte à à d'interminables interprétations en boucle. Mais il n'a pas complètement raison : ce dieu-ci ne se délivre pas tout-à-fait, ne se donne ni ne se montre. Hommage rendu aux principes ? Indication en tout cas, ferme, que tout ne se pense pas, que ce serait même s'aveugler et se perdre que de le vouloir tenter ; qu'il ne saurait y avoir de théorie, de vérité, même révélée, qui ne comportât sa zone d'ombre et que même peut-être ce serait nécessité et même grâce que cette zone d'ombre qui donnât sa chance à la lumière ; qu'il est toujours quelque part, loin aux tréfonds des commencements, une idée posée mais jamais démontrée, qui permet de tout démontrer mais qu'il faut bien reconnaître. Appelez là axiome, principe ou dieu que m'importe, elle est là, parfois d'une discrétion effrayante parfois tonitruante, et nous rappelle que jamais nous ne pourrons rien achever, jamais refermer le cercle - circa - que forme la recherche. Ricœur avait vu ce qu'il y a de potentiellement intolérant en toute conviction au point de parler de la violence de la conviction ; Cioran, Alain Hume même l'avaient repéré aussi au point de se féliciter de cette incertitude de la vérité de ce que nous pensons comme garant de notre bienveillance à l'égard de l'autre. Penser, chercher, parfois trouver et se perdre derechef, tourner en rond, assiéger une idée, faire le tour de la question comme on encercle une citadelle ou rédige une encyclopédie … nous le savons tous la pensée n'est jamais affaire de ligne droite … et souvent même de chute (Thalès) au risque de faire s'éclater de rire la servante de Thrace où d'infinis égarements en des forêts profondes.

Alors, non décidément : il y aurait impudeur - c'est à dire offense à l'autre - si je tentais d'imposer mon point de vue, ma pensée … ou moi-même. C'est l'intolérance qui est obscène, terriblement vulgaire et surtout si souvent dangereuse. Mais de philosopher, non ! Me mets-je en avant de ne pouvoir me soumettre ? oui bien sûr toujours un peu mais pour autant que je placerai les exigences de la raison, la rigueur de la preuve avant tout, et notamment des pulsions ou inclinations vers de délicieuses préférences, je ne saurais me mettre en avant plus que de supportable. En tout cas toujours moins, où le risque est grand, que dans les arts, ou plus exactement dans la manière dont les divers parasites virevoltant autour des œuvres flattent les ego.

Alors non ce ne peut même être ce Dieu qui se révèle et se présente à moi à la fois comme Qui est ou comme Verbe qui attentât jamais à ma liberté : il m'est toujours loisible de me détourner et, même sur ma croix, de l'insulter ! Car il est appel à la connaissance et à l'individualité ; cr tout le message ici porté est celui d'un chemin, librement consenti par un individu qui tel le semeur se construit en même temps qu'il marche.

Qui a doté l’homme d’une bouche? Qui rend muet et sourd, clairvoyant ou aveugle? N’est-ce pas moi, Yahvé? Va maintenant, je serai avec ta bouche et je t’indiquerai ce que tu devras dire. Moïse dit encore: “Excuse-moi, mon Seigneur, envoie, je t’en prie, qui tu voudras.” La colère de Yahvé s’enflamma contre Moïse et lui dit: “N’y a-t-il pas Aaron, ton frère, le lévite? Je sais qu’il parle bien lui: le voici qui vient à ta rencontre et à ta vue il se réjouira en son cœur. Tu lui parleras et tu mettras tes paroles dans sa bouche, et je vous indiquerai ce que vous devrez faire. C’est lui qui parlera pour toi au peuple; il te tiendra lieu de bouche et tu seras pour lui un dieu. Quant à ce bâton, prends-le dans ta main, c’est par lui que tu accompliras les signes.” Ex 4, 10-17Castoriadis n'a pas tout-à-fait raison : même différemment, Athènes et Jérusalem inventèrent conjointement la beauté de la pensée et la nécessité de la transmettre. Ceci s'appelle croire, penser ; se libérer quoi !

Je regarde affligé cette couverture d'un coffret de symphonies où le nom du chef d'orchestre si brillant fût-il - mais lui aussi que de cruelles zones d'ombre il aura cachées durant les années 33-45 - écrase celui de ce pauvre Beethoven et plus encore l'indication de l'œuvre qui pourtant est ici l'essentiel. Tout est ici résumé de notre propos : cette sourde confusion entre l'impudeur et la vulgarité, cette infamante perversion - où j'ai toujours vu une théorie du mal - qui fait l'intermédiaire se vouloir hisser à la première place, à celle du prince ou de la finalité. Tel est l’ange déchu mais telle est la tentation sourde : ne jamais savoir demeurer à sa place, parfois même avec intention louable. Telle est la supplique de Moïse demandant à Dieu de ne pas porter sa parole - c'est le sens de prophète - parce qu'il est bègue. La colère divine, pour surprenante qu'elle puisse paraître d'abord, est fondée : l'intermédiaire doit demeurer à sa place, n'a pas à choisir où il se doit servir ! L'essentiel, la finalité ultime est dans l'œuvre, dans ce qui se fait ou interprète ; pas en qui le fait ou interprète. Est-ce ici pudeur ou simplement discrétion requise ? Pourquoi écrire est affaire intime et, vraisemblablement mystérieuse ; ne le vouloir tenter que pour s'assurer gloire ou place enviable serait de la dernière et criarde vulgarité.

Mais écoute avec une nostalgie attendrie la voix de ce vieillard charmant qui refuse qu'on l'appelle maître comme il était d'usage autrefois.

Alors oui ! il faut à la fois réécouter Castoriadis et Camus ensemble : dès qu'est ce moment précieux de la liberté apparaît l'individu créateur qui tentera toujours de passer les lignes et d'outrepasser les convenances. Nous avons tellement besoin de lui soit pour nous rendre le monde compréhensible soit pour nous le rendre habitable. Mais au même instant, sur la même ligne, le risque de la mégalomanie, de l'orgueil invincible ; du narcissisme. Camus a tort : ce risque n'est pas de la philosophie mais dans l'être tout simplement.

Si, néanmoins, il songeait aux manifestations mondaines, germanopratines de cette philosophie de la liberté, alors …

Nous sommes condamnés à être libres énonçait Sartre : ce qui signifie aussi, condamnés à errer entre ces deux bornes aussi insupportables l'une que l'autre : la certitude absolue où se repaît l'égolâtrie ; le silence servile qu'impose la pudibonderie de l'individualité dévastée.

Rien de trop !!

 


Comment ne pas songer à ces deux textes de Pascal :

Le moi est haïssable. Vous, Mitton, le couvrez, vous ne l’ôtez point pour cela. Vous êtes donc toujours haïssable. Point, car en agissant comme nous faisons obligeamment pour tout le monde, on n’a plus sujet de nous haïr. Cela est vrai, si on ne haïssait dans le moi que le déplaisir qui nous en revient. Mais si je le hais parce qu’il est injuste qu’il se fasse centre de tout, je le haïrai toujours. En un mot le moi a deux qualités. Il est injuste en soi en ce qu’il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres en ce qu’il les veut asservir, car chaque moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres. Vous en ôtez l’incommodité, mais non pas l’injustice. Et ainsi vous ne le rendez pas aimable à ceux qui en haïssent l’injustice. Vous ne le rendez aimable qu’aux injustes qui n’y trouvent plus leur ennemi. Et ainsi vous demeurez injuste, et ne pouvez plaire qu’aux injustes.

et

Qu’est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants si je passe par là, puis-je dire qu’il s’est mis là pour me voir ? Non car il ne pense pas à moi en particulier mais celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aime-t-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera qu’il ne l’aimera plus.
Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m’aime-t-on, moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps, ni dans l’âme ? et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités.
Qu’on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices, car on n’aime personne que pour des qualités empruntées."

Pascal, Pensées (Lafuma 688)