Bloc-Notes 2018
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M'emmerdez pas avec votre morale !

l'affaire revoici la morale revoici l'Eglise Mea culpa  

 

Sur la politique nous serons très brefs. Qu'est-ce que la politique ? Il y a longtemps que ce n'est plus l'art d'administrer les cités. Pour définir la politique nous serons forcés d'employer le langage kantien ... Ces grands systèmes de philosophie qui ont ja lonné l'histoire de l'humanité ne sont pas seulement restés dans les écoles, où on peut se demander si on est kantien ou si on n'est pas kantien : les grands systèmes comme le système platonicien ou le kantisme ou le cartésianisme sont devenus plutôt des langages qu'on parle successivement selon qu'on veut travailler telle ou telle partie de la réalité ; il est commode de parler platonicien s'il s'agit d'idées et d'apparences; il est commode de parler cartésien s'il s'agit d'étendue et d inétendue ; il est commode, d'une bonne méthode de parler kantien s'il s'agit de devoir et de morale, par exemple si on essaie de définir d'une manière sommaire ce que c'est que la politique ...
La définition la plus brève est celle-ci : on dit qu'il y a morale toutes les fois qu'on s'astreint à ne jamais considérer les individus comme des moyens, mais comme des fins, c'est-à-dire toutes les fois que, voulant le bonheur des individus ou des nations, on ne se sert pas artificieusement d'autres individus pour parvenir à ses fins. Et au contraire je crois que personne ne s'opposerait à cette définition : la politique est une espèce d'opération non seulement qui permet, mais qui contraint à considérer les personnes morales comme des moyens. La politique est le nom qu'on donne à une série d'opérations où sans cesse les gens ne sont pas seulement les fins dont on se propose le bonheur ou le bien, mais les moyens par lesquels on entend passer ; ce qui implique naturellement que la morale réprouve le mensonge, mais que la politique l'admet ou même y force. »
Charles Péguy. (janvier 1904)
notes de la page 1282, La Pléiade, t. I, p.1816.1817

Je parie, sans grand risque, que ce qui sortira de l'Affaire, comme ce fut le cas en son temps pour Cahuzac, c'est une nouvelle loi, éventuellement une nouvelle instance chargée de surveiller tout cela, une promesse de plus de transparence. Bayrou, avant de se faire éjecter, n'avait-il pas misé sur une loi de moralisation de la vie politique ? Et cela ira bien ainsi jusqu'à la prochaine anicroche qui nous vaudra bien une autre promesse, une autre transparence …

Oui, peut-être faudrait-il lire cette note de bas de page de Péguy qui dit combien morale et politique à la fois s'opposent et s'appellent comme une boucle de rétroaction, une spirale peut-être simplement … ou une machine infernale.

Oh bien sûr il serait facile d'évoquer les rapports conflictuels entre morale et politique, d'opposer le cynisme de Machiavel à l'angélisme de Kant, le cynisme à peine voilé de la morale de l'intérêt pour qui c'est l'efficacité des conséquences de nos actes qui fonde leur légitimité à l'humanisme profond de la morale du sentiment pour qui seule prévaut l'intention !

Mais la question n'est pas là. Pas encore ou plus !

Elle réside dans l'utilisation politique qui est faite de la morale.

Je l'ai déjà évoquée [1] à propos de l'imputation de pétainisme que l'on retrouve si souvent, ici ou là, au moment des élections surtout, comme s'il s'agissait de se disculper de quelque souillure originelle ; j'aurais pu évoquer aussi l'instrumentalisation de la morale par le monde de l'entreprise et la novlangue technolâtre.

Quid enfin de la morale ?

Il faut un mot pour dire, à la suite de Spinoza (qui désigne son oeuvre maîtresse par le terme d'Ethique), le parcours entier d'une vie humaine depuis son effort le plus élémentaire pour persévérer dans l'être jusqu'à l'aceomplissement de celui-ci dans ce qu'on peut appeler, selon les convictions des uns ou des autres, désir, satisfaction, contentement, bonheur, béatitude. Pour ma part, j'ai emprunté à Aristote l'expression la moins marquée de« souhait de la vie bonne» pour désigner ce niveau profond de la vie morale. Parlant de souhait, on ne met en scène qu'un optatif, pas encore un impératif. Aristote, Spinoza, Hegel, Nabert s'entendraient bien sur ce point. Mais nous avons besoin aussi d'un autre terme pour désigner le rapport, par la loi ou la norme, au permis et au défendu. Avec la loi ou la norme se proposent les deux caractères d'universalité et de contrainte que résume bien le terme d'obligation. Je propose donc de réserver le terme d'éthique à l'ordre du bien et celui de la morale à l'ordre de l'obligation.
P Ricœur, Morale, éthique et politique

Si l'on veut donner un sens à morale quitte à le distinguer d'éthique, on peut notamment se fier à P Ricœur : la moralité est bien d'abord une affaire intime : un désir, une volonté, qu'importe, qui peut déboucher sur l'estime de soi ; c'est le moment d'une conscience qui s'affirme, d'une liberté qui se pose mais qui tant qu'elle n'agit pas, ne s'extériorise pas demeure comme virtuelle, silencieuse. Or cette volonté de liberté traduit deux choses complémentaires : elle n'existe qu'en s'exerçant et donc en présidant à nos actions ; elle suppose toujours plus ou moins consciemment un refus de ce qui est à quoi l'on désire substituer une réalité plus conforme à ses volonté ou désir. Ce sont ces deux éléments conjoints - l'affirmation de soi comme une volonté libre et la nécessité de passer par l'acte pour s'attester qui constitue sinon la moralité en tout cas ce que Ricœur nomme l'intention éthique. Si l'on suit Spinoza c'est à la fois le moment joyeux du conatus, du pouvoir être et la conscience sans doute triste, peut-être tragique, de l'irrémédiable écart entre le voulu et le réalisé, la pauvreté parfois désespérante de nos actes.

Ici le politique n'a aucune prise : il y a éthique parce qu'il y a intention éthique. Mais cette intention est intime autant dire insaisissable autant qu'est virtuelle cette liberté tant qu'elle ne passe pas à l'acte. C'est bien ainsi dans la confrontation à l'autre, à l'identique volonté de liberté de l'autre que commencent effectivement les écarts, les déceptions, les épreuves ou les opportunités. En tout cas le moment de la réalisation, celui des œuvres. Mais c'est également ce moment, fabuleusement ambivalent qui représente la possibilité certes de l'appel à l'autre mais aussi de sa négation. Bref, l'éthique commence avec l'autre, dans le vis-à-vis avec l'autre ; dans l'extériorisation.

Le politique, lui, intervient de l'extérieur. C'est le moment de la règle. Parce que la confrontation de soi avec l'autre, l'affirmation de sa propre liberté en face de celle de l'autre, n'a jamais lieu hors sol, mais au contraire à un moment et en un lieu donné, dans une cité qui a son histoire, ses normes, ses projets autant que ses échecs, qui s'imposent à nous en constituant les conditions de possibilité de notre existence et de notre action. Ce qu'on nomme socialisation mais aussi éducation n'est autre que l'intériorisation de ces règles. Mais ne peut s'y réduire : il ne saurait y avoir de morale, mais seulement de l'endoctrinement ou du dressage, s'il ne s'agissait de la confrontation - du dialogue ? - entre la règle extérieure et le désir de liberté. Cette règle, il faut bien que j'y consente ou que le la récuse !

La morale est ce dialogue incessant entre la règle et ma volonté d'être libre qui me fait à la fois désirer la loi et m'appuyer sur elle parce qu'elle conditionne la possibilité même de mon action, et, d'un même tenant, m'opposer à elle pour l'empiétement qu'elle ne peut pas ne pas impliquer. Mais un dialogue, admettons-le, qui ressemble à s'y méprendre, à une lutte. On pourrait imaginer le cas où les conditions fixées à l'action de chacun par la loi coïncident exactement avec l'affirmation de la liberté de chacun : ce serait le cas, idéal, où la loi de tous serait la loi de chacun ; celui de la coïncidence entre le local et le global, le grand rêve de l’harmonie universelle. Absurde ? Un modèle - celui que devrait poursuivre toute démocratie.

Manœuvres

La manœuvre réside en ceci qu'avait parfaitement repérée A Badiou : la crise politique, voire le désastre politique, économique est toujours expliqué par la défaillance morale de la population plutôt que par toute autre cause circonstancielle ou politique. Car dans tout système autocratique le politique est monopolisé par le Prince qu'il a confisqué au peuple. Que ce Prince vienne à défaillir et c'est tout le système qui se grippe, se met en danger voire s'effondre. Au peuple ne reste plus que d'être le sujet passif, nécessairement rétif à toute évolution et par qui, invariablement le malheur arrive. Inversion terme à terme de la démocratie, la macronie - qui ne diffère du sarkozysme que par la distance entretenue et la prétention jupitérienne - c'est la modernité éclairant le monde, un monde toujours trop poussif, vieilli et vieillot, qui répugne à tout changement ; c'est la raison qui vient d'en-haut et qui bouscule ce vieillard épuisé qu'est le peuple, ou ce dépravé qui a trop cru aux mirages du progrès, se vautre dans l'aisance et ne sait plus - ô déesse flexibilité - s'adapter.

La recette est simple ; tellement connue qu'elle devrait être éculée … mais qui marche quand même. Bousculer la vieille dame, la culpabiliser en suggérant qu'une régénération morale serait bien utile. Et, pour cela donner l'exemple. On le comprend, la seule condition d'un tel dispositif est que le Prince soit exemplaire, admirable et aimable.

D'où la loi sur la moralisation ; d'où la hauteur jupitérienne : d'où, storytelling oblige, le petit conte de fée de ce petit provincial, ambitieux certes mais prêt à tout pour ses amours insolites, gravissant tous les échelons avec le sourire poli du brave garçon, mystérieux néanmoins ; déterminé.

Deux remarques à ce sujet :

Ce qu'on ne dit pas, qui pourtant apparaît à l'occasion de cette crise, ce que par ailleurs nul ne conteste plus, c'est : l'hyper-concentration des pouvoirs entre des mains expertes avec l'affaiblissement corrélatif de tous les contre-pouvoirs ; la désidéologisation du pouvoir au nom de l'expertise technique et d'un libéralisme visant à ramener l'ordre de l’État aux seules fonctions régaliennes.

A trop avoir voulu confondre politique et management - ou à avoir feint de le croire pour nous l'imposer - on se retrouve avec un politique défunt réduit à quelques recettes d'arrière-boutiques ; à avoir oublié que la République c'est d'abord le dialogue et non la parole impérieuse qui s'impose de sa supposée clarté ; à avoir travesti sous les oripeaux de la modernité les remugles détestables des obsessions droitières les plus tyranniques … on se retrouve avec une crise, pas même politique ; pas même économique ; encore moins sociale !

On a les crises qu'on mérite : celle-ci n'est que manœuvre de basse police !

La moralité est affaire infime d'engagement ; la moralisation est affaire de police


1) j'avais évoqué la question il y a quelques mois

2) on peut lire aussi Je Tu Il