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Philosopher : un geste moral parce que complet

Parce que philosopher ne relève pas seulement de la pensée ; de la pratique d'une connaissance même si elle a paru totalement démonétisée en regard des sciences qui finirent par apparaître comme la seule forme de recherche possible et légitime. Mais une telle crise est en quelque sorte consubstantielle de la philosophie et ce n'est certes pas la première (ni la dernière fois) même si l'on ne tient en considération que le positivisme d'A Comte que les sciences auront ainsi prétendu supplanter la philosophie et remplir tellement mieux son office ; qu'elle ne serait en conséquence plus qu'une figure caduque de l'histoire. Je gage qu'il n'en est rien et n'en sera jamais rien. Parce que philosopher suppose une attitude face au monde et à l'autre, alors oui, pour toutes ces raisons philosopher est une vertu.

Ses grandes figures se valent qui nous semblent d'autant plus légendaires qu'elles ne laissèrent rien derrière elles hormis quelques fragments que la sagacité de leurs successeurs s'éreinta à interpréter en les décortiquant dans tous les sens. Certaines sont emblématiques quoique souvent ambiguës ( Diogène, Pythagore ) d'autres pionnières ne serait-ce que par les œuvres considérables laissées (Platon, Aristote) qui hantèrent tant notre histoire que nous ne fîmes jamais, même en parlant de Renaissance, que de puiser derechef aux identiques sources ; intarissables. Comme si philosopher n'était que répéter ; égrener sa propre histoire. Ce qu'elle n'est ni ne saurait être jamais.

Elle est quête de la σοφία - sophia - la sagesse, le savoir et je l'ai toujours appréciée pour ceci de ne se targuer pas de la détenir, seulement d'en être l'amie. C'est bien assez et bien plus prudent. Mais elle est quête aussi de la phronésis - φρόνησις - que la tradition a traduit par prudence mais que l'on comprend mieux sous sagesse pratique.

 

Qui emprunte le chemin, à moins de l'avoir déjà fait, sait-il seulement où il mène ? Celui-ci a beau tout connaître - ou le croire - des effets et des causes, des ultimes découvertes de la physique quantique, avoir épluché chaque recoin des trois critiques kantiennes ou su dénicher dans les entrelacs de nos ADN une protéine qui révolutionne notre connaissance du vivant et dessine quelque thérapie prometteuse, sait-il pour autant, celui-là qui se disait autrefois savant et désormais, plus humble, chercheur, sait-il, dis-je, sans un plan, se diriger dans la ville, choisir chemin le plus rapide ou le plus court, mais surtout, s'il vaut vraiment la peine d'ainsi s'empresser ? Qui ne s'est trouvé interdit face à un nouvel appareil sans parvenir à le faire fonctionner en dépit d'un manuel d'utilisation pourtant clair ? ou incapable d'assembler les éléments d'un meuble malgré un plan de montage correctement illustré ?

Il se promenait là, sur ce chemin. C'eût pu être un Jean-Jacques Rousseau, rêvant, solitaire, ou un Aristote dont on sait qu'il aimait à penser en marchant et plus encore à enseigner en déambulant, ses disciplines trottinant derrière lui … ou n'importe qui d'autre. Le destination lui importait en réalité bien peu : il n'allait nulle part. Le cheminement le préoccupait bien plus que la nature elle-même qui n'était après tout que prétexte, support à ses méditations. Voici bien étrange disposition qui nous caractérise d'ainsi nous soucier plus souvent de nous-mêmes que du monde, parfois, éventuellement des confins où s'égareraient quelques astres intrus ou abstrus mais tellement peu et si mal des forêts, lacs et autres prairies qui nous environnent dont nous tolérons qu'ils encadrent notre parcours mais leur récusant une quelconque identité pleine.

Il savait d'où il venait et y reviendrait de toute manière. N'allait ainsi nulle part. Il n'en fut pas moins démuni.

Sur les bords du chemin, tout-à-coup, des fruits qui lui semblèrent être des prunes ; qui avaient cette forme ovoïde et la couleur bleu violacé des prunes de son enfance et des tartes si goûteuses que seule sa grand-mère savait préparer, suscitant pour cette raison même l'envie furieuse d'en manger ; certes petites, mais après tout, par cette chaleur, ce qui sauvage éclot, ne le fait-il pas au mieux possible ? En était-ce véritablement ? Etaient-elles comestibles ? Ne risquait-il pas à les goûter de s'empoisonner ou d'en avoir le goût si acide que longuement avarié ? Après tout, les apparences ne sont-elles pas trompeuses ; toujours ? N'avait-il pas avec ces histoires de caverne, d'ombres, de lumières ou d'éblouissements, constamment enseigné à ses élèves et étudiants, comme il se le répétait inlassablement à lui-même pour ne jamais l'oublier, combien notre regard était biaisé, combien surtout, jamais le monde ne se donnait tel qu'il semblait et que l'écot pour en percer le mystère était lourd de patience, d'incertitudes, de renoncements …

Devait-il les goûter ? Le pouvait-il ? C'est alors seulement qu'il réalisa combien toute sa belle philosophie, toute sophistiquée et casuiste qu'elle se prétendît être, seule, ne lui servirait jamais de rien. Que la sagesse était enjeu de connaissance, certes, mais aussi de reconnaissance.

Il est bien un moment où il faudra choisir ; donc juger. Or, tellement nombreuses sont les situations où l'on est appelé à juger sans avoir tous les éléments en mains, toutes les connaissances nécessaires. Comte avait bien raison - contre Marx : on ne se pose jamais que les questions auxquelles on ne peut répondre ! La sophia, seule, vous fait claudiquer. Mais sans elle, cette sagesse pratique serait impossible qui demande au moins d'être un peu éclairée …

J'aime les grecs d'avoir compris ceci : qu'il ne saurait être de pensée, tout altière et élevée qu'elle se veuille, qui ne nécessite, faute de demeurer sordides ratiocinations, de se soumettre aux lumières de la pratique. On serait bien vite tenté d'en appeler au juste milieu entre sophia et phronesis ; ce sera inutile erreur. En réalité en une spirale continue, elles s'édifient l'une l'autre.

C'est assurément pour cette raison que philosopher est, sinon une vertu, en tout cas un impératif moral.

 

Joindre le geste à la parole

Qui peut l'ignorer ce pilier qui trône devant l'horloge astronomique devant quoi le touriste s'agglutine quand l'essentiel - mais certes pas le plus spectaculaire, se trouvait plutôt ici. Haut de dix-huit mètres, il supporte la voûte du transept sud de Notre Dame de Strasbourg. On raconte - mais se peut-il être édifice de telle ambition qui ne suscitât pas légendes, histoires invraisemblables ou extrapolations édificatrices ? - que le maître d'œuvre en fût Erwin de Steinbach - sans que ceci fût possible puisqu'il ne naquit que quelques années après l'érection de ce pilier - et que ce fût sa fille Sabina qui en eût sculpté les douze statues - une fille dont l'existence même est sujette à caution même si on lui prête aussi, de part et d'autre des deux portails Sud, encadrant la figure du roi Salomon aujourd'hui disparue, l'ensemble Ecclesia et Synagoga composé de l’Église triomphante sous la forme d'une reine couronnée tenant fièrement croix et calice, et la Synagogue sous celle d'une femme, tête baissée, yeux bandés, tenant d'une main une lance brisée, de l'autre, presque incapable de les retenir, les Tables de la loi ; vaincue. Les cathédrales sont des encyclopédies de pierre, nous le savons, qui racontent des histoires, pas toujours saintes et agrippent de leurs fiers clochers et transepts majestueux, de leurs espaces grandiloquents, de leurs lumières réinventées et de tout ce petit monde indénombrable de statues, de gargouilles effrayantes, des savoirs suggérés d'une modernité incroyable, des techniques téméraires autant qu'ingénieuses, des rêves mais des déluges aussi qui puissent attirer vers elles autant la piété simple du peuple que la sagacité hautaine des élites.

Qu'importe au fond le maître d'œuvre, le peintre, le sculpteur, le compositeur ou l'écrivain. Tout tient dans l'œuvre, non ? Même si m'émeut le soin minutieux accordé à ces statuaires placées pourtant le plus souvent à telle hauteur que nul ne les pouvait véritablement distinguer, au mieux deviner mais qui pourtant, savamment orchestrées en un espace majestueux quoique écrasant parfois, enroberait le fidèle d'une nimbe de piété à laquelle il ne parviendrait plus à se soustraire, l'eût-il seulement désiré.

Les rapports entre l’Église et le judaïsme ne furent jamais été simples et ne pouvaient l'être ; comment s'affirmer le continuateur de qui l'on répudie et accuse ? Ces statues pourtant ne respirent pas nécessairement l'anti-judaïsme primaire : la synagogue est belle femme plus épuisée que fautive, écrasée par une histoire désormais impossible à perpétuer seul. Oui c'est cela, seule !

Or, au-delà de l'invention du gothique - il y a quelque chose dans le drapé de ces vêtures, dans la finesse des visages, dans l'expression des regards qu'on n'aura peu vu auparavant et très récemment, à Chartres notamment - ce pilier étonne autant par sa place dans l'enceinte de la cathédrale, que par le récit qu'il fait du Jugement. D'ordinaire représenté sur les façades occidentales, le Jugement laisse à voir scènes douloureuses et inquiétantes - pesée des âmes etc - mais rien de tout ceci ici où sont plutôt suggérés, sur le mode presque de l'espérance, les tout débuts du Jugement.

Ce qu'il raconte vaut qu'on s'y attarde : c'est en spirale que se présentent les trois groupes de statues. Les quatre évangélistes d'abord, tous associés à leur attribut : Marc, au lion, Matthieu à l’homme, Jean à l’aigle et Luc au bœuf. Ils sont pieds nus et vêtus à l'antique. Dans l'imminence du Jugement qui doit séparer justes et damnés, quatre anges, trompette à la main, vêtus d'aube et de tunique à l'instar des diacres, leurs ailes, à demi-ouvertes sont à peine esquissées. Au-dessus des anges musiciens, au troisième et dernier niveau, le Christ, montrant ses stigmates, tête penchée, jette un regard presque doux, miséricordieux vers le chœur ; autour de lui, trois anges présentent les instruments de la Passion, dont certains ont aujourd’hui disparu. L’ange, à sa gauche, tenait la Sainte Lance et une fiole de vinaigre, l’ange au revers tient la couronne d’épines d’une main partiellement voilée, le troisième tenait les clous qui avaient servi à maintenir Jésus de Nazareth lors de la Crucifixion.

La légende donc tient à expliquer la présence d'un curieux petit bonhomme, près de l'horloge, précisément, au-dessus de la chapelle Saint-André levant les yeux depuis la balustrade de la chapelle Saint-Nicolas, vers le pilier des anges qui soutient la voûte du bras sud du transept.

Ce que vient faire ici cette étrange sculpture au visage pointu et obtus comme celui d'un fermier imbu de sa renommée et avide de ses intérêts au milieu des anges, des apôtres, en ce lieu si peu profane, tant éloigné de ses rustres préoccupations ? voici précisément ce que raconte la légende retranscrite au milieu du XIXe par un certain Schneegans archiviste de la ville de Strasbourg.

C'est à ceci que le quidam dut ressembler le jour où, toisant le pilier d'un air dubitatif, de haut en bas, puis à l’inverse de bas en haut comme s'il en mesurait le rapport entre hauteur et épaisseur, dodelinant de plus en plus sceptique. Ce que vit le maître d'œuvre passant par là étonné du comportement de ce quidam qui, manifestement, comme s'il eût été lui-même architecte ou maçon, estimait l'édifice en y suspectant de bien fatales proportions. Erwin de Steinbach l'interpella, manifestement agacé par l'air suffisant du quidam et lui demanda ce qu'il avait à redire au pilier. « Eh bien ! Dites-moi en toute franchise ce qui vous préoccupe tant. »

« Le pilier est beau, il n’y a pas à dire ! », répondit le bonhomme. « Il est beau, c’est sûr et certain ! Très beau, un véritable chef-d'œuvre ! Toutes les figures y sont belles aussi ! Beaux les évangélistes, beaux les anges là-haut et le Sauveur qui juge, tout en haut ! Mais le pilier est trop fragile ! Le fût élancé ne supportera pas longtemps la lourde voûte ! Bientôt, bientôt, l’énorme pression le ploiera, puis il penchera et il s'effondrera irrémédiablement ! »

Erwin regarda à son tour comme si, prudence oblige, il lui fallait vérifier que ses calculs étaient justes et que les extrapolations de ce personnage bien téméraire et trop sûr de lui, de son goût et de son savoir étaient fausses. Il lui fit répéter et finit par lui répondre : « Fort bien ! Vous regarderez le pilier jusqu'à ce que, écrasé par la voûte, il ploie et s’écroule à terre ! »

Ce n'étaient pas là paroles oiseuses. Erwin saisit ciseau et marteau puis donna à la pierre la forme de ce petit homme disgracieux et prétentieux. Il plaça sa sculpture exactement en face du pilier, en hauteur, ses deux bras reposant sur la balustrade de la chapelle St Nicolas que l'on venait précisément d'achever de tailler et poser. La promesse - à moins que ce ne fût une menace - fut ainsi accomplie : le pilier est toujours en place que rien n'ébranle et le petit homme aussi, l'œil inexorablement fixé sur un événement qui ne se produira jamais.

Il est sans doute maintes leçons à tirer d'une telle légende qui ressemble à s'y méprendre à une fable. La morale voudra naturellement fustiger l'insolence du prétentieux ; quoique l'assurance fière du maître d'œuvre ne vaille guère mieux !

J'y vois plutôt l'injonction à ne rester jamais seulement spectateur - a fortiori lorsqu'il est seulement critique - mais plutôt à agir. A joindre le geste à la parole.

 

 

 

 

 

Préambule

Doutes et ambitions

Solidarité

Réciprocité

Pesanteur et grâce

De la connaissance

Aimer et surtout ne jamais haïr

Rester élégant et jamais vulgaire

 

savoir écouter

savoir parler

Qu'est-ce cela : aimer ?

Trois histoires pour commencer

Révélation

histoires d'insoumises

histoires d'abandons

 

élégance   :

l'éloge de la gratuité  

élégance de l'image

images de l'élégance

élégance de la légèreté

pesanteur de la vulgarité

légèreté de l'élégance

de deo : in solido

l'impensable silence

 

bienveillance

humanisme: une affaire d'élégance

du pardon

doute
donner recevoir
ironie
justesse

diableries

diableries suite

qu'est-ce ceci : haïr ?

grâce    
cloisons à éviter
 
goûter le silence

Etre au service tout en restant libre

Nourrir l'amitié jamais l'indifférence

Etre prudent sans rien perdre de sa force d'âme

gratitude

différence  

chercher

liberté : obéir ou servir

écoute  

philosopher : un geste moral

loi

empathie  

prudence plutôt que scepticisme

 

sexualité

sagesse

 

 
entre silence et parole
    devenir

Rester humble et jamais arrogant

Etre généreux et surtout jamais âpre

Rester juste et fuir la démesure

finitude

franchise et sincérité

entre intensité et prudence

moi

foi ou crédulité

mensonge
être source ?
partage
fissure
témoigner
refuser la déchéance
vicariat