PASCAL,Pensées 104 (361),
col. La Pléiade, Gallimard 1976, p. 116.
Imagination.
C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de
fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours ; car elle
serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge.
Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa
qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.
Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c'est parmi eux que
l'imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau
crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler
et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi
dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses
sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier
la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et
ses sages ; et rien ne nous dépite davantage que de voir qu'elle remplit ses
hôtes d'une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les
habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les
prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec
empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec
crainte et défiance : et cette gaîté de visage leur donne souvent l'avantage
dans l'opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur
auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais
elle les rend heureux, à l'envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que
misérables, l'une les couvrant de gloire, l'autre de honte...
Pensées
C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de fausseté, est d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages, et c'est parmi eux que l'imagination a le grand droit de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses.
Cette superbe puissance ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et
à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans
l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains,
ses malades, ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la
raison. Elle suspend les sens, elle les fait sentir. (...) Qui dispense la
réputation, qui donne le respect et la vénération aux personnes, aux
ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Toutes les
richesses de la terre (sont) insuffisantes sans son consentement. Ne
diriez-vous pas que ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le
respect à tout un peuple se gouverne par une raison pure et sublime et qu'il
juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines circonstances
qui ne blessent que l'imagination des faibles.
Voyez-le entrer dans un sermon où il apporte un zèle tout dévot renforçant
la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité ; le voilà prêt à l'ouïr
avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la
nature lui a donné une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son
barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore barbouillé de surcroît,
quelque grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de
notre sénateur. Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large
qu'il ne faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le
convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient
soutenir la pensée sans pélir et suer.
Je ne veux pas rapporter tous ses effets ; qui ne sait que la vue des chats,
des rats, l'écrasement d'un charbon, etc, emportent la raison hors des
gonds. Le ton de voix impose aux plus sages et change un discours et un
poème de force. (...) Je voudrais de bon coeur voir le livre italien dont je
ne connais que le titre, qui vaut lui seul bien des livres, Dell'opinione
regina del mondo. J'y souscris sans le connaître, sauf le mal s'il y en a.