E Kant (1724-1804)
L'image la plus éloquente de la philosophie kantienne est celle que Kant en
donne lui-même, lorsqu'il compare sa méthode à la révolution copernicienne
qui fit passer l'astronomie du géocentrisme à l'héliocentrisme.
Ce révolutionnaire, à la santé fragile et à la vie sans surprise, est né à
Königsberg (Prusse orientale) en 1724, dans une famille très modeste. La
piété profonde de sa mère lui inspire une horreur du mensonge et de la
mauvaise foi, qu'il appliquera non seulement en morale mais également dans
sa pensée spéculative.
Après des études de théologie et de philosophie, il devient précepteur en
1746, et s'introduit ainsi dans la bonne société de sa ville. Le penseur
austère se double d'un homme raffiné dont l'esprit est apprécié dans les
salons. En 1755, il devient privat dozent et entame 40 années
d'enseignement. Il donne des cours de science, logique, métaphysique,
théologie, anthropologie, pédagogie. En même temps, il développe sa
recherche personnelle jusqu'à la publication tardive de ses grandes œuvres :
en 1781, alors qu'il a presque 60 ans, paraît la Critique de la raison pure
; en 1788, la Critique de la raison pratique ; enfin, en 1790, la Critique
de la faculté de juger. Cette intense création intellectuelle est soutenue
par une vie parfaitement réglée : on raconte que seules la lecture d'une
grande œuvre de Rousseau ou l'annonce de la Révolution française purent
changer l'heure et le cours immuable de sa promenade quotidienne. Vers la
fin de sa vie, Kant s'attache surtout à des questions religieuses, et
s'efforce d'achever sa philosophie de la nature. Cette vie sereine, vouée au
travail et agrémentée d'amitiés intellectuelles, s'achève en 1804, sur ces
derniers mots : " es ist gut ", " c'est bien ".
Le but de la philosophie critique est d'établir si la métaphysique, qui
cherche à connaître des objets au-delà du sensible, est possible comme
science. Or, sur ces problèmes fondamentaux que sont l'existence de Dieu,
l'immortalité de l'âme, et la liberté, il n'existe aucun accord entre les
philosophies. Loin de progresser, comme le font la physique et la
mathématique, la métaphysique est un champ de bataille sans arbitre. D'où la
nécessité d'une critique, qui serve de tribunal où la raison elle-même juge
ses prétentions et reconnaisse ses limites. Seule l'entreprise critique peut
éviter que la philosophie s'épuise en vains conflits, et que le scepticisme
triomphe ; elle seule est à même de redonner confiance à la raison et
d'assurer son exercice légitime.
La critique propose une approche épistémologique qui légitime ou récuse les
connaissances que nous possédons, en réfléchissant sur les conditions de
possibilité de toute connaissance. C'est ce qui la définit comme philosophie
transcendantale, c'est-à-dire comme une philosophie portant sur l'étude des
conditions a priori de la connaissance, conditions qui sont universelles et
nécessaires.
Ce retour de la pensée sur elle-même et sur son propre fonctionnement
suppose un changement de perspective, analogue à la révolution copernicienne
en astronomie : ce n'est plus la connaissance qui s'adapte aux objets
qu'elle rencontre, mais les objets qui se règlent sur la forme de notre
connaissance. Connaître n'est pas épouser la forme d'un objet déjà
constitué, c'est construire cet objet selon les normes (jugements,
catégories, schèmes et principes) que la raison tire d'elle-même, à partir
d'une diversité donnée. L'objectivité résulte donc de la structure du sujet
connaissant, ce qui à la fois rend possible une connaissance a priori, mais
la voue à ne saisir que des phénomènes.
Cette redéfinition de la connaissance assigne pour premier travail à la
Critique de la raison pure la description de ces structures qui déterminent
le visage que nous offrent les choses. Ainsi, le temps et l'espace ne sont
pas des propriétés réelles des choses, mais des formes de l'intuition qui
conditionnent la perception que nous en avons.
De même, la connaissance rationnelle d'un objet n'est pas une adéquation
entre le jugement et la chose jugée, mais la soumission ou la subsomption
des intuitions sensibles sous des règles générales tirées de l'entendement :
les catégories permettent de construire une expérience et donc de connaître
un objet. Ainsi est garantie la légitimité de la connaissance dans le champ
de l'expérience.
En contrepartie, ce qui ne relève pas de ce champ, comme les objets de la
métaphysique traditionnelle, indique les limites de notre jugement,
incapable de produire une connaissance solide dès qu'il se prive de l'appui
de l'intuition, laquelle ne peut être pour nous que sensible.
Les conflits historiques de la métaphysique sont donc des illusions
produites par l'usage illégitime d'une raison ignorante de ses propres
limites. Toutefois, leur réduction critique ne signifie pas que les Idées de
Dieu, de l'âme, et de l'univers soient données à la raison seulement pour la
faire divaguer. Son échec à connaître le suprasensible indique que, par un
usage théorique de ses Idées, la raison doit trouver une autre voie que
celle de la connaissance pour satisfaire ses aspirations : cette voie sera
la morale que Kant expose dans la Critique de la raison pratique publiée en
1788. L'usage de ces Idées est légitime lorsqu'il est pratique : Dieu,
l'âme, et le monde ne sont pas des objets à connaître mais des postulats
qu'il faut admettre pour diriger et donner sens à notre vie pratique. Ce
passage de la philosophie de la connaissance à la philosophie pratique a
pour conséquence de modifier l'approche des Idées de la Raison : elles ne
constituent plus désormais des obstacles épistémologiques, mais des
directions auxquelles le sujet doit conformer son action.
Ainsi, Kant ne borne notre connaissance que pour laisser notre raison
s'épanouir comme raison pratique. Le XIXe siècle appauvrira le kantisme en
le réduisant à une épistémologie qui nous prive de l'absolu : sa critique de
la métaphysique et sa théorie de la connaissance ne se comprennent
pleinement que dans la perspective de l'éthique.